Sans Alain Supiot, la Déclaration de Philadelphie ne serait connue que des spécialistes et des historiens. Ce texte fondateur, publié en mai 1944, entendait pourtant faire de la justice sociale l’une des pierres angulaires de l’ordre juridique international. Avec la volonté de rompre avec « l’idéologie de la gestion scientifique de l’humain », où les horreurs de la première moitié du XX^e siècle ont trouvé substance. Depuis une trentaine d’années, cette déviation scientiste est de retour avec le « tout marché ». Volonté de soumettre les choix politiques et sociaux aux « lois de l’économie », de faire de l’insécurité économique du travailleur le moteur de sa production et de sa créativité, mise en concurrence à l’échelle internationale des salariés, des droits et des cultures… L’Europe, qui aurait pu constituer l’ultime bastion de « l’esprit de Philadelphie », a pris l’orientation inverse en s’ouvrant aux ex-pays communistes. Leurs classes dirigeantes « ont pu sans difficulté substituer la dictature des marchés à celle du prolétariat dans une conception de la légalité demeurée inchangée », analyse Supiot. Preuve de ce renversement, la privatisation de l’État providence, rendue possible par une vaste entreprise de « déconstruction du droit social » au nom d’une multitude de droits subjectifs. Avec pour résultat la généralisation de « l’effet Matthieu », emprunté à un verset de l’Évangile pour qualifier la capacité des forts à devenir les premiers bénéficiaires des dispositifs destinés à améliorer le sort des faibles. L’autre évolution est celle consacrant l’ère du « marché total », qui instaure la mise en concurrence des droits nationaux et la course au « moins disant » social. Tout cela repose sur l’idée que le système s’autorégule et se gouverne à travers les seuls nombres.

Ce qu’a mis en évidence l’implosion des marchés financiers en 2008. La dernière partie du livre plaide pour revenir à la définition de la justice sociale adoptée à Philadelphie. Cet objectif doit redevenir le centre de la construction institutionnelle et juridique de l’Europe, avec la mise en place d’un nouveau pacte social « qui se fonderait sur la liberté et la responsabilité des hommes, et non plus sur leur subordination ou leur programmation ». Sa pièce maîtresse pourrait être ce nouvel état professionnel assurant la sécurité du salarié à travers les aléas de l’emploi, dont Alain Supiot fut le théoricien avant que le monde syndical n’en fasse sa principale revendication. Ce livre implacable et remarquable ne peut que l’inciter à persévérer.

L’Esprit de Philadelphie, la justice sociale face au marché total, Alain Supiot. Éditions Seuil. 180 pages, 13 euros.