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Enquête

Malaise dans les entreprises publiques

Enquête | publié le : 01.02.2010 | Éric Béal, Stéphane Béchaux

Libéralisation oblige, La Poste, EDF, France Télécom et consorts se transforment à marche forcée. Pour les salariés, les remises en cause s’avèrent pénibles.

Je vous demande […] de veiller tout particulièrement à la politique de votre entreprise en matière de gestion et d’accompagnement des salariés… » Fin septembre, Christine Lagarde envoyait un courrier aux grands patrons d’entreprises dont l’État est actionnaire. La ministre de l’Économie les sommait de sortir la lance à incendie pour s’assurer que le brasier social en cours chez France Télécom ne risquait pas de se propager dans leurs murs.

Une initiative révélatrice de l’inquiétude du gouvernement qui, employeur indirect de centaines de milliers de salariés d’entreprises publiques, sait bien les mutations qu’ils vivent. Qu’on en juge. Changement de statut de La Poste, perte du monopole de la Française des jeux, restructurations drastiques des entreprises d’armement Nexter (ex-Giat) et DCNS (ex-Direction des constructions navales), fin des monopoles sur le transport ferroviaire et la distribution d’électricité, fusion de Gaz de France et de Suez… La liste des bouleversements à l’œuvre est sans fin. « Tout effort d’adaptation qui serait nécessaire pour renforcer la compétitivité de votre entreprise doit impérativement être mené dans le cadre d’une stratégie durable d’accompagnement humain », précise d’ailleurs Christine Lagarde dans sa lettre.

La culture et les pratiques managériales télescopées. Les salariés du public seraient-ils plus fragiles que les autres ? Physiologiquement, non. Culturellement, oui. « Les transformations en cours télescopent la culture et les pratiques managériales internes. Les salariés y sont entrés majoritairement pour bénéficier d’un statut protecteur et profiter d’un environnement stable pendant toute leur carrière. Ils ont besoin de temps pour accepter la mobilité », décrypte Jean-Philippe Paraboschi, directeur d’activité chez BPI. Une spécificité corroborée par le cabinet Sociovision. Son enquête annuelle révèle des différences d’aspiration et de comportement entre salariés du public et du privé. « Les premiers ne sont pas plus malheureux que les seconds, mais ils sont deux fois plus sensibles aux dysfonctionnements managériaux », révèle l’un de ses directeurs, Benoît Roederer. Autre trait de caractère, une plus grande exigence de maîtrise de son temps – présente chez 67 % des salariés du public, contre 52 % en moyenne – et une aversion pour les rythmes de vie frénétiques. « Ils sont plus hédonistes et valorisent davantage le fait d’être en bonne forme physique », précise le sociologue, qui a notamment travaillé pour la SNCF. « La grande mutation du contrat social vécue par les cheminots, avec l’allongement de la vie active et la mise en place d’une gestion de carrière fondée sur le mérite, constitue une transformation radicale du rapport psychologique à l’entreprise. »

Les mutations peuvent bouleverser jusqu’au sens donné à son travail. Chez ERDF, les techniciens chargés du raccordement des compteurs électriques ont très mal vécu l’ouverture de leur secteur à la concurrence, voilà deux ans. Jusqu’alors salariés à part entière d’EDF, ils pouvaient conseiller, modifier ou conclure des contrats au nom de leur maison mère. Des tâches qui leur sont aujourd’hui interdites, depuis qu’ils n’ont plus le droit de favoriser EDF au détriment de Poweo. « On demande à des gens qui ont longtemps fonctionné sur un modèle immuable de se remettre en cause et d’adopter une culture du mouvement dont les traits caractéristiques sont l’adaptation et la souplesse. Ça ne peut pas se faire rapidement »,estime Alain Simon, du cabinet Alternative Consulting Group.

Dans les activités nucléaires d’EDF, c’est la culture technicienne qui résiste. « La direction s’est lancée dans une politique d’internationalisation, avec des acquisitions à prix d’or. On aurait mieux fait d’utiliser ces sommes pour entretenir les centrales et rester au top en matière de sécurité », dénonce un ingénieur lyonnais, amer des « dérives financières » de son entreprise. À La Poste, les états d’âme viennent de la restructuration du réseau et du prochain changement de statut. « On n’accepte pas la remise en cause de nos missions d’aménagement du territoire. On fermait déjà des bureaux de poste avant le changement de statut. Après, ce sera pire », pronostique un postier de la région toulousaine. Impossible, néanmoins, de se contenter de mettre en avant les spécificités culturelles ou sociologiques pour expliquer le malaise social dans les entreprises publiques. Depuis longtemps confrontés à la concurrence, CNP Assurances, Air France-KLM ou Dexia se sont adaptés sans casse majeure. Dans sa réponse à Christine Lagarde, la banque des collectivités, qui a failli disparaître dans la crise, fait ainsi état de ses dispositifs visant à encadrer les restructurations et les mobilités et à aider ses salariés dans leur gestion du stress.

« Je suis dubitatif face aux explications uniquement fondées sur la psychologie, abonde Xavier Lacoste, DG d’Altedia. À France Télécom, le problème vient moins de la présence de 70 % de fonctionnaires dans les effectifs que du manque de formalisation des évolutions des contenus des métiers et du projet industriel de l’entreprise. » Sans parler des bouleversements technologiques intervenus ces dernières années dans le secteur des télécommunications, qui n’ont pas facilité les choses. Chez Nexter, ce sont les mutations économiques qui ont provoqué des dégâts. Le spécialiste de l’armement terrestre a divisé par plus de cinq ses effectifs, tombés de 14 000 salariés en 1990 à 2 500 aujourd’hui. « On a vécu vingt ans de PSE. On a connu des gens pas bien, sous médicaments, et quelques cas de suicide. Les syndicats ont souvent joué le rôle d’assistante sociale », confie le cédétiste Daniel Coutaudier.

Pour les spécialistes du management, un patron ne peut se contenter de gérer. Il doit aussi être un leader, capable de présenter à ses salariés un projet motivant, une stratégie pour y parvenir et des éclaircissements sur les étapes intermédiaires. Bref, il doit avoir une « vision », pour reprendre les mots de Jean-Luc Placet, P-DG du cabinet IDRH. Une exigence encore plus ardue à tenir dans les entreprises publiques. « Regardez Guillaume Pepy, à la SNCF, il doit maintenir le service public tout en se confrontant à une concurrence de plus en plus vive. Les syndicats sont vent debout contre le changement et il lui est difficile de s’appuyer sur l’État actionnaire pour défendre une stratégie claire. De peur d’être contredit à la moindre difficulté sociale. »

Mieux vaut éviter la politique de l’autruche. Pour avoir négligé les RH, France Télécom se retrouve dans la nasse

Difficile cohabitation des statuts.

La manière d’introduire le changement, les méthodes employées et jusqu’aux postures choisies pèsent aussi dans la balance. « Lorsque la communication interne nie l’attachement des salariés au service public, elle fait une grave erreur. Certains dirigeants ont fait preuve de mépris envers leurs salariés dans la mise en place des transformations », estime Jacques Coutant, directeur du développement chez BPI. À France Télécom, la direction s’est montrée particulièrement défaillante. « Louis-Pierre Wenes, l’ancien directeur général adjoint, a développé une gestion RH fondée sur la mise en tension des équipes, note un bon connaisseur de l’entreprise. Il a poussé les fonctionnaires à partir à la retraite ou dans un ministère, provoquant 20 000 départs, et il a systématisé la mobilité interne. » Une erreur que DCNS, qui emploie ouvriers d’État et « mensuels » couverts par la convention collective de la métallurgie, s’efforce de ne pas reproduire. « On ne reproche jamais à quiconque son statut ou ses avantages. Ils viennent de l’expérience, de l’histoire sociale. Nous travaillons à ce que tous aient le même niveau de motivation et de compétence », assure Hervé Dufoix, le DRH. Il n’empêche. Dans les entreprises publiques, friandes des mélanges de statuts, la cohabitation entre salariés de droit privé et salariés de droit public s’avère parfois conflictuelle, créant des tensions et des jalousies jusque dans les équipes syndicales.

Face à tous ces chamboulements, mieux vaut éviter la politique de l’autruche. Pour avoir négligé les RH, France Télécom se retrouve dans la nasse. En décembre, l’enquête du cabinet Technologia révélait ainsi que 39 % seulement des salariés se disaient fiers d’appartenir à l’entreprise. Pour 96 % qui affirmaient avoir été fiers « auparavant ». « France Télécom est passé en quelques années du stade de société savante, refermée sur elle-même et sûre de ses compétences, à celui de système impérial, dont le développement est fondé sur l’accélération des échanges pour maximiser les profits. Quitte à sacrifier la cohésion sociale », analyse Alain Simon, du cabinet ACG. On ne saurait trop conseiller aux autres patrons du public de mieux accompagner le changement. Et de bien peser les conséquences humaines des évolutions qu’ils font porter sur les conditions de travail, les rémunérations, les évaluations et les déroulements de carrière.

Du tri manuel à l’automatisation
Les PTT

Jusqu’en 1990, date de la création de France Télécom, les Postes, télégraphes et téléphones (PTT) regroupaient, au sein d’une même administration publique, les activités postales et téléphoniques.

Recrutés sur concours, les personnels étaient tous fonctionnaires d’État. Ces embauches sous statut public se sont taries au cours des années 90 : aujourd’hui, près de la moitié des 280 000 collaborateurs sont de droit privé.

La Poste

Société anonyme à capitaux publics à compter du 1er mars, La Poste va plonger dans le bain de la concurrence totale. Son dernier monopole, la distribution du courrier jusqu’à 50 grammes, tombe l’an prochain.

Pour améliorer sa compétitivité, le groupe a investi 3,4 milliards d’euros dans un projet de modernisation du traitement du courrier. Le tri, autrefois manuel, est désormais assuré par d’énormes machines sur des plates-formes industrielles.

Du Minitel au smartphone
France Télécom

Au temps du Minitel, les salariés étaient fonctionnaires. Grade et ancienneté rythmaient la carrière ; la grille des salaires était négociée avec le ministère des PTT.

Chacun avait la certitude de pouvoir garder son métier durant toute sa carrière, même si les progressions – grâce aux concours de la fonction publique – n’étaient pas interdites.

France Télécom Orange

Les équipes de l’opérateur, distributeur de l’iPhone, comptent 43 % de salariés sous statut privé. Ses métiers ont été chamboulés par l’apparition du portable, du Web et la concurrence privée.

La GRH s’est individualisée à coups de management par objectifs et d’entretiens d’évaluation. Souvent forcées, les mobilités professionnelles et géographiques ont été gelées cet automne après une vague de suicides.

Auteur

  • Éric Béal, Stéphane Béchaux