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Enquête

Les recettes de nos voisins pour déréguler

Enquête | publié le : 01.02.2010 |

L’ouverture à la concurrence des monopoles n’est pas une spécificité française. Des télécoms à la poste en passant par la radio…, les mutations se sont multipliées dans toute l’Europe. Avec plus ou moins de bonheur.

GRANDE-BRETAGNE

Polyvalence à outrance à la BBC

Malgré la froidure de l’hiver, Ian Pollock ne s’est pas rendu pour rien à la Cour suprême britannique. Dépêché par la BBC, il a enchaîné les directs télévisés sur l’énoncé d’une décision de justice importante avant que ses commentaires soient intégrés au site Internet de BBC News et que son analyse se transforme en encadré à côté de l’article principal.

Cette uniformisation des comptes rendus caractérise le tournant pris par l’icône médiatique britannique il y a deux ans. En octobre 2007, son directeur général, Mark Thompson, avait annoncé le regroupement des salles de rédaction des journalistes de la télévision, de la radio et d’Internet afin de réduire « la duplication dans la collecte d’informations ». Le responsable du site Internet expliquait de son côté que ce changement permettrait de « concentrer [les] ressources pour le développement plus en profondeur des histoires les plus importantes et les plus originales ». Un choix éditorial qui s’inscrit dans un grand plan de réduction des coûts. Entre 2005 et 2008, la BBC a supprimé 1 900 emplois et entend encore réduire la masse salariale de 1 800 postes entre 2009 et 2013 dans le cadre d’un programme d’« amélioration continue » qui devrait lui faire gagner 2,1 milliards d’euros. Ajoutée à un accord de « sacrifice salarial » signé en 2008, qui a permis à la BBC d’économiser 43,3 millions d’euros, cette réorganisation passe mal auprès des journalistes.

« Pour être un succès, ce processus d’intégration de la salle de rédaction a besoin d’investissement », explique Sue Harris, l’une des responsables du syndicat national des journalistes. « Pour rallier une plate-forme croisée de travail les journalistes ont besoin de formations puis de temps afin d’appliquer leurs nouvelles techniques. Pourtant, le nombre des journalistes a été simultanément réduit [environ de moitié en cinq ans, NDLR]; dans la réalité, ils se retrouvent donc face à une masse de travail plus importante que jamais, ce qui a un impact sur sa qualité. »

Anonymement, l’un d’entre eux ne cache pas que « si l’on ne travaille généralement que dans les médias que l’on maîtrise le mieux, les chroniqueurs ou les journalistes les plus connus doivent souvent tout enchaîner dans une même journée : télé, radio, Internet, parfois même blog. Ils ne terminent donc que rarement leurs journées avant minuit. La direction fait pression pour que l’on en fasse toujours plus. Un collègue de radio m’a raconté qu’il devait rendre tous les jours avant 16 heures une fiche sur laquelle il indique sur quelle autre plate-forme il a travaillé ! ».

Une ancienne correspondante à l’étranger de la BBC poursuit : « Les journalistes basés à Londres demeurent encore assez nombreux pour rester spécialisés en radio ou en télé. En poste à l’étranger, nous jonglons entre trois médias aux styles très différents et finissons souvent à pas d’heure. Cela déteint sur la qualité et sur notre possibilité de mener de réelles enquêtes de fond. » Un virage dangereux pour la réputation de la BBC qui tient avant tout, jusqu’à présent, à la qualité de sa couverture de l’actualité sur l’ensemble du globe.

Tristan de Bourbon, à Londres

ALLEMAGNE

Les salariés de Deutsche Telekom ont le tournis

À l’heure actuelle, j’aurais du mal à dire avec certitude quelle est la structure de l’entreprise. Nous avons connu tellement de restructurations que je ne sais plus très bien où nous en sommes. Le patron vient d’ailleurs de faire une nouvelle déclaration », soupire Dietrich, technicien à Deutsche Telekom au département technique dédié aux particuliers. René Obermann, le patron du mastodonte allemand, vient en effet d’annoncer que, malgré une stabilisation des activités en 2009, 10 000 suppressions d’emplois supplémentaires seraient nécessaires pour que l’entreprise conserve sa marge de manœuvre financière. Par ailleurs, les départements techniques seront « concentrés » : « Avec Internet, il y a une grande partie du conseil technique qui se fait maintenant à distance, via des centres d’appels », précise Dietrich, qui espère que son poste ne sera pas trop touché.

En près de quinze ans de vie dans le privé, Deutsche Telekom a eu trois patrons et autant de grandes vagues de restructurations. La branche Internet (T-Online) a rejoint la téléphonie fixe pour devenir T-Home, pour les particuliers, pendant que la téléphonie mobile (T-Mobile) se rapprochait des services aux entreprises (T-Systems). Cela sans compter la création d’une multitude de petites filiales, conservées ou vendues au fil de l’eau, pour encadrer les services techniques, les points de vente ou les centres d’appels : « Malgré tous ces bouleversements, je me plais dans cette entreprise. On n’est pas mal payé et le savoir-faire est respecté. D’accord, la cadence a augmenté et beaucoup de processus de travail ont changé avec l’explosion d’Internet ou parce que de nombreuses fonctions, le contrôle qualité par exemple, se sont informatisées », raconte Dietrich, qui précise que la qualité de vie dans l’entreprise varie beaucoup selon la filiale où on se trouve : « Pour les externalisés, c’est pas tous les jours les vacances », reconnaît-il.

En 1995, l’année de sa privatisation (suivie de son entrée en Bourse en 1996), Deutsche Telekom comptait 213 000 salariés, exclusivement en Allemagne. Fin 2008, les effectifs s’élèvent à 227 000 personnes, mais seulement 131 000 travaillent en Allemagne : « Avec Deutsche Telekom, on compte en moyenne 10 000 suppressions ou externalisations d’emplois par an. Il y a eu des moments où certains ont dû débarrasser leur bureau du jour au lendemain », détaille un adhérent de Verdi, le syndicat des services. À sa décharge, l’ancien monopole public, devenu en dix ans une entreprise privée qui se veut leader, n’a pas toujours la tâche facile. En effet, malgré sa situation dominante, il a dû supporter l’effondrement du « bon vieux » téléphone face au portable, le développement d’Internet et du haut débit, la modification des contenus, l’apparition d’une concurrence agressive ou encore la difficile gestion de savoir-faire en rapide évolution.

Tout cela avec des effectifs de départ plutôt âgés et, pour une grande partie, fonctionnarisés. Depuis la privatisation, faire baisser le nombre des fonctionnaires (52 000 fin 2008) est donc devenu l’une des activités principales des DRH de Deutsche Telekom. Outre la préretraite, largement mise à contribution, Vivento, une société de service (centres d’appels, intérim), en emploie près de 9 000. D’autres ont été « prêtés » à l’Agence fédérale pour l’emploi, à des ministères et des administrations publiques.

Thomas Schnee, à Berlin

SUÈDE

Des fonctionnaires bien accompagnés

Les Suédois font partie des pionniers de la déréglementation des services publics, entamée au début des années 90. Et l’impression générale est qu’ils ont passé le cap sans trop de douleur. « Je crois qu’on le doit beaucoup aux syndicats, très puissants, qui ont amorti le choc », raconte Helena, qui travaille depuis plus de vingt ans comme commerciale chez Telia, l’équivalent de France Télécom. « Quand nous avons quitté le statut d’administration, nous avons senti un peu le changement, avec des vacances plus courtes par exemple. Cela a fait bizarre aussi de devoir négocier individuellement son salaire. Là aussi, les syndicats ont été d’une grande aide. Le vrai changement est venu plus tard, lorsque Telia a été introduit en Bourse. Le climat s’est durci, surtout pour nous dans le secteur de la vente. En même temps, la direction a commencé à embaucher des bons chefs à l’extérieur au lieu de recruter uniquement en interne à l’ancienneté. »

ST, le syndicat de la fonction publique d’État, suit à intervalles réguliers l’état de ses ouailles. Le dernier rapport de 2008 note une légère amélioration depuis 2001. « Mais on observe encore un niveau élevé de stress, remarque Torbjorn Carlsson, l’auteur du rapport. Beaucoup de gens font des heures supplémentaires au-delà des 39,5 heures hebdomadaires et ils se plaignent de n’obtenir aucune compensation. La flexibilité horaire, introduite pour donner un confort aux gens afin qu’il puissent, par exemple, aller chercher leurs enfants à la crèche est devenue un moyen utilisé pour terminer un travail que les gens n’ont plus le temps de faire, car les effectifs ont été réduits sans que la charge de travail le soit. C’est une conséquence directe de la hausse des exigences à l’égard des personnels. »

Posten, l’ancien opérateur historique de la Poste, exposé à la concurrence depuis quinze ans, a bien réussi son virage dans un marché pourtant devenu très concurrentiel. « Mais les développements technologiques nous auraient de toute façon forcés à changer radicalement », tempère Kjell Strombeck, secrétaire général de ST à Posten. En vingt ans, le nombre d’employés a baissé de 60 000 à 30 000, et les traditionnels bureaux de poste ont disparu. « Cette période a été pénible. Mais nous avons bénéficié de très bons programmes d’accompagnement des licenciés. Je dois dire que ça a bien marché. » Au-delà des méthodes d’évaluation que les Suédois n’ont pas trop de mal à accepter, notamment parce que les hiérarchies sont beaucoup plus plates et les salariés plus impliqués dans la définition des objectifs, la pilule est relativement bien passée car les syndicats ont été très attentifs à ce que l’ouverture à la concurrence ne rime pas avec dumping salarial. « C’est la principale différence avec ce qui se produit dans d’autres pays européens, estime Kjell Strombeck. En Suède, nous avons réussi à faire en sorte que même les concurrents privés de Posten adhèrent aux accords collectifs, donc les employeurs ne peuvent pas jouer les uns contre les autres. »

Olivier Truc, à Stockholm

ESPAGNE

Le blues des postiers

Jusqu’ici les choses ont peu changé pour les salariés de Correos », reconnaît Andrés Juarez Lopez, du secteur postal des Commissions ouvrières, le syndicat majoritaire dans l’entreprise. Depuis les premières directives européennes sur l’ouverture à la concurrence, les syndicats ont choisi de travailler avec la direction pour renforcer les positions de l’entreprise. « Mieux valait préparer le changement qu’aller à l’affrontement, raconte-t-il. D’autant que nous avions un retard considérable ! En 2000, nous travaillions toujours avec des sacs. » Le grand défi a été d’installer la modernisation du système de travail, la mécanisation du tri et l’informatisation du réseau pour se préparer à l’entrée sur le marché espagnol de poids lourds européens.

La contrepartie de la coopération syndicale a eu un prix : durant toutes ces années, la direction n’a pas touché à l’organisation des tâches ou à la définition des métiers. L’adaptation aux nouveaux équipements n’a pas signifié un nouvel encadrement du travail pour les postiers. Ni l’introduction de critères d’évaluation du rendement ou de systèmes d’objectifs à atteindre : « Aux guichets des bureaux de poste, nous proposons des services financiers, selon un accord entre Correos et Deutsche Bank. Mais les postiers n’ont aucune obligation de démarcher le client pour lui vendre des produits », souligne Andrés Juarez Lopez.

L’ouverture du secteur postal espagnol à la concurrence est pourtant ancienne. Cela remonte aux années 60 pour le courrier urbain et la publicité. Mais Correos continue de contrôler 90 % du marché du courrier hors paquets. L’ancien monopole public a été transformé en 2000 en société anonyme avec des fonds 100 % publics, et à peine 40 % des 65 000 salariés de l’entreprise continuent d’être fonctionnaires. Mais les nouveaux entrants bénéficient du même régime que les anciens. Avec un système d’avancement identique et un salaire de départ de 14 000 euros brut par an, alors qu’un postier du concurrent privé Unipost, lui, se contente d’à peine 13 000 euros.

L’entrée en vigueur de la troisième directive postale, en 2011, met en péril ce relatif équilibre. Les syndicats craignent de voir les conditions de travail remises en question et les salaires tirés vers le bas avec l’entrée de nouveaux opérateurs. Ils réclament au gouvernement l’instauration d’un accord-cadre fixant des minima salariaux pour le secteur. Alors que les pays voisins ont donné à leurs opérateurs publics les moyens et le temps de se renforcer pour faire face à l’entrée de la concurrence, l’Espagne n’a fait ni l’un ni l’autre, dénoncent les syndicats en appelant à un pacte d’État d’envergure pour que le secteur soit considéré comme stratégique et bénéficie d’une priorité politique. Ils demandent de ne pas laisser la concurrence privée s’emparer des marchés rentables sans donner les outils à Correos pour définir son rôle de service public. Malgré leurs efforts, ils n’ont pas réussi à se faire entendre. Le budget 2010 prévoit pour l’opérateur public un déficit de 151 millions d’euros, accompagné d’une coupe dans les investissements de 50 %. Pour les Commissions ouvrières, il s’agit d’un « suicide postal ».

Cécile Thibaud, à Madrid

AUTRICHE
Des postiers dans les commissariats

Pas d’ordinateur personnel et deux postes de téléphone dans un bureau occupé par cinq personnes ! Les 39 fonctionnaires pionniers des transferts de Telekom Austria et d’Osterreischiche Post, sociétés privées avec actionnaire public, avaient été prévenus lors de la courte formation effectuée en septembre dernier. Tout de même, l’entrée en poste dans les commissariats autrichiens n’a pas été évidente. Si beaucoup se sont réjouis d’avoir à nouveau un vrai travail, essentiellement administratif, quelques-uns sont déjà repartis chez eux. Après avoir « parqué » pendant des années plusieurs milliers de fonctionnaires ayant conservé leur statut après la privatisation, les deux entreprises espèrent avoir enfin trouvé une solution pour en replacer une bonne partie d’entre eux. Ceux-ci sont actuellement « en disponibilité » à la maison ou suivent des formations sans grandes perspectives. Fin juin 2009, Gabriele Heinisch-Hosek, ministre autrichienne de la Fonction publique, a proposé de transférer une partie des fonctionnaires inoccupés d’Osterreischiche Post et de Telekom Austria dans la police, qui manque, elle, cruellement de personnel. Après une phase de test, un accord sur les conditions de transfert a été signé avec le gouvernement fin 2009 pour 2 250 fonctionnaires. Les volontaires peuvent bénéficier d’une formation et d’avantages financiers et ont un droit de retour pendant six mois. Les deux entreprises paient salaires et primes jusqu’en 2014, date après laquelle elles commenceront à faire de réelles économies.

Thomas Schnee