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Vie des entreprises

Kant et Lévi-Strauss à la rescousse de l’entreprise

Vie des entreprises | Zoom | publié le : 01.01.2010 | Éric Béal <i>Photo : Bruno Levy</i>

Objet d’étude pour chercheurs en sciences humaines, l’entreprise est aussi demandeuse de réflexion. Mythes, rites, valeurs…, tout y passe. La crise et ses remises en cause l’y poussent.

Les tribus primitives se font plutôt rares en ce début de xxie siècle. Délaissant les habitants de l’Amazonie et du Mato Grosso chers au regretté Claude Lévi-Strauss, anthropologues, sociologues et philosophes ont trouvé d’autres sujets d’étude dans les tours de la Défense ou les usines Michelin. « L’entreprise n’est pas uniquement un lieu de production de biens ou de services, c’est aussi une microsociété qui produit du lien social ainsi que des formes de pouvoir et d’asservissement. C’est pourquoi elle constitue un objet légitime d’étude pour les chercheurs en sciences humaines », explique François Dupuy, sociologue, auteur de la Fatigue des élites (éd. Seuil). Enseignante à Audencia, la grande école de management nantaise, Christine Noël, expert-comptable et philosophe, ajoute que les préoccupations des philosophes évoluent avec la société : « Nous passons beaucoup de temps en entreprise aujourd’hui. Il est normal que les philosophes s’intéressent aux problèmes qui se font jour à l’intérieur de ces microsociétés. Comme de savoir comment concilier dignité humaine et recherche de performance. »

Cette curiosité est allée croissant au fur et à mesure que le mythe de la rationalité de l’entreprise tombait en désuétude. « Certes, les salariés sont liés à l’entreprise par le contrat de travail, note Philippe d’Iribarne, sociologue, auteur de la Logique de l’honneur (éd. Seuil), mais ce n’est pas le plus important. Une foule de passions et de liens humains attache aussi solidement les salariés à leur entreprise. » Des habitudes organisationnelles et managériales : toute une culture d’entreprise qui peut battre en brèche le modèle de management universel que vendent les cabinets de conseil internationaux. Et faire capoter une réorganisation ou une fusion planifiée depuis des mois.

Mythes fondateurs. Certains grands capitaines d’industrie semblent s’en rendre compte. Au point de susciter des initiatives du côté des consultants en ressources humaines. Nouvellement créé par le cabinet DDI, le Club des talents a invité ses membres au musée du quai Branly, à Paris, en octobre. Pour une session consacrée aux mythes fondateurs des grandes cultures et à la façon dont ils peuvent « éclairer le monde de l’entreprise d’aujourd’hui ». Au menu, « un voyage dans quelques grandes cosmogonies d’Afrique, d’Océanie et du Grand Nord » grâce à la présence de conteurs et de Jean-Christophe Victor, le fils de Paul-Émile, spécialiste des Inuits. Avec, dans la foulée, une analyse sur les mutations du monde dispensée par Marc Abélès, anthropologue et enseignant à l’Ehess, spécialiste de la culture des grandes organisations comme l’OMC ou le Parlement européen. « L’objectif était de réfléchir à l’impact de l’imaginaire sur nos modes de pensée, de représentation et d’action et d’aborder la question de la culture et de la performance en entreprise », indique Philippe Cavat, DG de DDI France. Et d’expliquer qu’il voit apparaître de nouvelles préoccupations dans les grands groupes. Chez Air liquide, cela s’est traduit par une mission d’exploration des valeurs et des pratiques managériales de demain. « Les entreprises internationales présentent des plans de développement à trois ou cinq ans à leurs actionnaires. Les objectifs sont rationnels, mais la question du comment se pose avec une acuité redoublée par la crise. Les directions s’interrogent sur les évolutions possibles de leur modèle managérial », décrypte le consultant.

Pensée sauvage. Mais l’apport des sciences humaines ne se limite pas à la réflexion prospective. Psychanalyste et anthropologue, Marc Lebailly est cofondateur du cabinet ACG et coauteur de Pour une anthropologie de l’entreprise. Éloge de la pensée sauvage (éd. Village mondial). Ce disciple de Lévi-Strauss s’appuie sur l’anthropologie structurale pour faire émerger les traits culturels fondamentaux d’une structure. « En période de développement, le fonctionnement des entreprises semble régi par la seule pensée technique, note-t-il. Mais en période de changement, quand la cohésion sociale est en jeu, la pensée symbolique ou pensée sauvage émerge. Lors d’une fusion ou d’une fermeture de site, la culture est menacée. Il faut s’adosser à cette dernière pour éviter un rejet du projet par le corps social. » L’explication a convaincu la direction de Michelin dès 2002. Le manufacturier a demandé à ACG de réaliser une analyse culturelle à Toul, avant la fermeture du site. Objectif : faire apparaître la vision collective des collaborateurs sur l’entreprise afin d’aider chacun d’entre eux à se projeter dans l’avenir. Sur un autre site ou en dehors de l’entreprise. À l’usine deBourges, Michelin a dû revoir tous ses procédés de fabrication en passant des pneus pour voitures aux pneus pour avions. ACG était chargé d’aider les salariés à abandonner leur organisation et à en accepter une nouvelle. « Nous souhaitons prendre en compte la dimension humaine. Les comportements, les rites, les interdits, tout ce corpus social forgé par le collectif qui doit évoluer en fonction des besoins de l’entreprise », résume Alain Braud. Le directeur des relations sociales en France estime que l’entreprise est gagnante à long terme car elle évite de possibles problèmes sociaux.

Remises en cause. Crise aidant, une minorité de dirigeants éprouve le besoin de remettre en cause ses certitudes. « Les difficultés économiques sont propices à l’éclosion d’une demande de réflexion philosophique sur les valeurs de l’entreprise et la culture managériale », indique Pierre-Henri Tavoillot, philosophe et maître de conférences à Paris IV. « Des entreprises comme LVMH, Natixis ou Siemens me demandent deux ou trois fois l’an de réfléchir librement devant leurs cadres supérieurs. Les sujets sont divers : les âges de la vie, les rapports hommes-femmes, l’autorité, la gestion du risque ou encore la création de produits », précise cet intervenant occasionnel pour le cabinet Eurogroup Institute. Surfant sur le développement de l’évaluation sociale qui s’impose peu à peu aux grands groupes, Jean-Jacques Nillès va plus loin. Ce professeur de philosophie, maître de conférences en sciences de gestion à l’université de Savoie, propose un outil d’évaluation, Éval’éthique, disponible en ligne. Un positionnement marketing très critiqué par certains de ses pairs qui lui opposent une réflexion du philosophe Georges Canguilhem, aujourd’hui disparu : « On ne peut pas séjourner à la fois chez Kant et chez Michelin. » Reste à évaluer l’influence des universitaires sur les entreprises. François Dupuy est sceptique. « Je suis régulièrement sollicité pour des expertises sociologiques en entreprise. Mais ce que demandent les patrons, c’est de les aider à faire passer la pilule au mieux. La dimension humaine passe toujours à l’as. » Une réflexion amère doublée d’un constat : les cadres ne lisent pas les ouvrages issus de la recherche en sciences sociales. Les DRH pas davantage.

“Tirer des leçons pratiques”
Nicolas Flamant, DRH de Spie Batignolles, anthropologue, ex-consultant d’Entreprise & Personnel.

Quel a été votre parcours ?

J'ai étudié le management des organisations complexes pendant les dix premières années de ma vie active. Je me suis intéressé aux rapports entre contremaîtres et compagnons dans des équipes de production en France, puis au management des organes de direction et à leurs composantes culturelles dans un grand groupe lié à l'aéronautique. Après ma thèse, j'ai étudié en Inde le fonctionnement d'un district industriel dans la chaussure. Puis j'ai été consultant à l'institut Entreprise & Personnel. J'ai rejoint Spie Batignolles en tant que DRH en juillet 2007.

Que peut apporter un anthropologue à un DRH ?

Un chercheur peut aboutir à une compréhension fine du fonctionnement de l’entreprise. Laquelle permet de dégager des enseignements pratiques dans l’organisation, le management ou la GRH. Surtout lorsque l’entreprise est en phase de réorganisation, de développement ou de conduite du changement.

Quelle est la grille de l’anthropologue ?

Claude Lévi-Strauss a développé une grille fondée sur les « structures » pour comprendre les comportements humains. En Angleterre, Edward Evan Evans-Pritchard s’est intéressé aux dynamiques de changement et de transformation de la société. Les deux écoles sont utiles car elles permettent de différencier ce qui ne doit perdurer de ce qui peut changer, sans heurter les individus qui constituent une organisation.

Faites-vous appel à des chercheurs ?

Pour nos problématiques actuelles, nous constituons un groupe ad hoc et nous utilisons notre matière grise. Nous faisons appel aux consultants pour la mise en œuvre des solutions.

Auteur

  • Éric Béal <i>Photo : Bruno Levy</i>