Roi du drapeau et du matériel pour événements, Doublet se distingue par sa créativité et sa flexibilité. Tandis que son patriarche passe la main, il revient à ses enfants de formaliser les relations sociales de la PME sans casser son modèle.
Il y a incontestablement une marque Doublet. Voilà une PME familiale qui neréaliseque 35 millions d’euros de chiffre d’affaires consolidé, ne dispose que de 1,5 million d’euros de capital et n’emploie au total que 300 salariés, dont 125 en France, dans son siège en forme de pyramide, à Avelin, près de Lille, qui abrite aussi deux unités de fabrication, le reste étant réparti dans ses filiales étrangères. De même, si le champion du monde de la fabrication de drapeaux participe à des événements aussi populaires que le Tour de France ou les 24 Heures du Mans et a été présent sur la Coupe du monde de football de 1998, et celle de rugby en 2007, on ne peut pas dire que sa griffe sur les panneaux publicitaires et autres barrières de sécurité le fasse connaître du grand public. Pas davantage que pour les urnes, les isoloirs ou les écharpes et médailles qu’elle fournit aux collectivités locales.
Et pourtant, la notoriété de Doublet a largement dépassé les frontières du département du Nord, où il est installé depuis près de deux cents ans, et même de l’Hexagone. Grâce à sa clientèle diversifiée, le roi de l’« événementique » – le matériel et la logistique au service d’un événement – a moins souffert de la crise que d’autres. En août dernier, au moment où de nombreuses entreprises ch’ties annonçaient des licenciements à tour de bras, Doublet s’est payé le luxe de multiplier par deux sa surface de production. « Le meilleur moyen de prouver à nos salariés que nous avons confiance en l’avenir », assure le charismatique président du conseil de surveillance, Luc Doublet. Un patron engagé dans la vie régionale, au sein de la chambre de commerce, de l’office de tourisme, de l’Agence pour la promotion internationale de Lille métropole. C’est également pour préparer l’avenir que cet entrepreneur fantasque, qui vient de fêter ses 63 ans, passe la main à ses trois enfants. À eux de perpétuer ce modèle unique d’entreprise flexible. Et de maintenir la créativité à feu continu qui caractérise la société Doublet.
Depuis quelques mois, Luc Doublet « travaille à sa disparition », comme il l’explique avec un sourire un ? peu forcé, tout en reconnaissant qu’« il est difficile de partir ». En novembre 2007, il a nommé directrice générale, presque en catimini, la plus jeune de ses deux filles, Agathe, qui, avec son diplôme de Sciences po Lille, une maîtrise de droit privé et un stage de deux mois en cabinet ministériel en guise d’expérience extérieure, rêvait de reprendre les fonctions d’organisation de sa mère. Mais ce n’est qu’en septembre 2008 que ce patriarche charmeur et quelque peu encombrant s’est résolu à passer officiellement le pouvoir à ses trois enfants, après leur rachat des parts de l’entreprise à ses six actionnaires. À Agathe Delpierre-Doublet (35 ans) est donc revenue la direction générale, à Gaëlle Colaert-Doublet (37 ans) le marketing et la communication, et à Jean-Bernard (32 ans) la production, tandis que leur père se rabattait sur la présidence du conseil de surveillance.
Au préalable, Luc Doublet leur a fait passer une batterie d’examens dans un cabinet spécialisé pour vérifier leur complémentarité et pour leur « tester le cerveau », selon l’expression amusée de sa fille Gaëlle. « J’ai passé quinze ans comme juge consulaire et j’ai vu tellement d’entreprises déposer le bilan faute d’avoir préparé leur succession que je me suis attelé à la mienne, sans en rajouter dans le pathos ! » explique celui qui, en sa qualité de président du conseil de surveillance, « surveille » encore de près l’usine héritée de ses grands-parents. S’il n’assiste plus aux réunions hebdomadaires du lundi, il continue de s’investir dans les nouveaux produits. Et c’est grâce à ses dépôts de brevet que la marque s’est tant développée ces dernières années.
Débarquant à l’improviste le temps de taquiner un salarié, raconter sa rencontre avec un artiste local qui pourrait réaliser des panneaux inédits ou donner une interview à la presse… « il reste un coach excellent et indispensable mais j’essaie de ne l’utiliser qu’en tant que tel, de ne plus faire appel à lui pour les choses courantes », souligne Agathe, qui souhaite mettre sa patte de deux manières : en développant la société à l’international – son objectif est d’ailleurs d’ouvrir deux filiales par an – et en donnant plus de rigueur à une entreprise qui en est largement dépourvue.
« Notre plus gros défaut,chez Doublet, c’est qu’on est très peu formels », remarque Manuel Dubois. Bien que directeur financier et titulaire d’un DESS de gestion internationale, il s’inscrit dans le sympathique désordre qui est la marque de fabrique de l’entreprise. En témoignent les deux questions qui, chez Luc Doublet, font figure d’entretien d’embauche : « aimez-vous le chocolat ? » et « racontez-moi une histoire drôle ! ». « Plus qu’un diplôme, cela permet de juger du caractère des candidats et de leur compatibilité avec la culture maison. On leur demande d’être polyvalents et adaptables. Travailler chez nous est intéressant mais hyperstressant », se justifie le patriarche. « Ici, les salariés ne sont pas de simples couturières ou soudeurs, il leur faut réfléchir bien au-delà de leurs fonctions. Certains sont mordus de ce type de fonctionnement mais cela ne convient pas à d’autres de devoir ainsi lire entre les lignes », renchérit Emmanuel Hornez, responsable logistique à l’atelier de confection.
Secrétaire du comité d’entreprise et membre de la délégation unique du personnel, il fait ce qu’il peut pour défendre les intérêts des salariés, en l’absence d’organisations syndicales. Mais il reconnaît sa difficulté à représenter un personnel prompt à accepter les rythmes frénétiques et leshoraires atypiques inhérents au secteur d’activité, dans le cadre du compteur annuel de temps établi depuis 1999. Avant l’entrée en vigueur des lois sur la réduction du temps de travail, impulsées par l’actuelle maire de Lille, Martine Aubry. Au total, 58 des événements assurés par Doublet l’année dernière se sont déroulés le week-end. Le carnet de commandes ne dépasse pas un mois et demi pour les drapeaux et trois à quatre mois pour les produits métallurgiques. D’où la souplesse de rigueur dans la maison !
« Prenez les salaires, ajoute Emmanuel Hornez. La direction nous fournit régulièrement un compte rendu du barème de la branche et nous dit qu’on se situe au-dessus. Ce n’est pas évident à vérifier parce que les postes ne sont pas structurés et que les rémunérations sont extrêmement individualisées, avec pas mal de primes et des augmentations négociées au cas par cas. Dans ce contexte, à chacun d’essayer de se comparer au collègue et de défendre son bifteck. » Quand, le 17 novembre, soit quarante-huit heures avant le match France-Irlande de qualification pour le mondial en Afrique du Sud, le sous-traitant – chinois – annonce qu’il ne pourra livrer à temps 22 000 ponchos commandés par la Fédération française de Football, la direction en appelle aux bonnes volontés. Tout le personnel fournit un gros effort pour produire sur place dans un délai record. La plupart des salariés évoquent avec émotion ce qui restera dans les annales comme « la nuit du Stade de France », un grand moment de solidarité.
Quelques-uns pourtant déplorent une nouvelle illustration du flou dans lequel se déroulent les relations sociales, qui favorise un certain paternalisme de la part de la direction. « Elle a promis de remercier les volontaires mais n’a pas précisé de combien. Cela dépend de son bon vouloir, j’attends de voir sur la fiche de paie », grince Emmanuel Hornez. Consciente du malaise, la directrice générale, pour sa part, promet de payer tout dépassement en heures supplémentaires.
Personne n’est enfermé dans sa fonction chez Doublet, qui pratique « la reconnaissance basée sur la compétence ». « On fait très attention aux envies des uns et des autres. Si quelqu’un exprime le souhait de changer, on lui offre un bilan de compétences avant de lui proposer une formation », résume Gaëlle Colaert-Doublet. La standardiste devient assistante commerciale. Véronique, rentrée comme couturière à sa majorité, a « fait tous les postes » durant ses vingt-sept années à l’atelier avant de devenir programmatrice des machines numériques : « Pas facile pour moi qui n’avais jamais touché à un ordinateur. Au début, j’avais peur d’appuyer sur la mauvaise touche et de tout faire dérailler ! »
De même, on ne compte plus les embauches de stagiaires après quelques mois d’essai convaincants. Luc Doublet les appelle ses « Padawan », en référence à Star Wars ; et il en passe des bataillons, venus d’écoles de commerce, de journalisme, des Mines ou du Management du sport de l’université Lille II. L’entreprise reçoit une centaine de demandes de stages par an. Le directeur du département événementiel, Philippe Marceau, a lui-même commencé comme intérimaire à l’emballage des drapeaux, à l’issue de son service militaire. Puis s’est occupé de la rénovation technique des locaux, a démarché les mairies en tant que commercial et s’est retrouvé chef de projet événementiel en 1998 avant de prendre la direction du service il y a deux ans. « J’ai grandi avec cette société et la succession des projets m’a toujours entraîné », livre ce sportif qui partage là l’état d’esprit de la plupart du personnel.
L’âge moyen chez Doublet est de 38 ans, en constant rajeunissement. 43 % du personnel a actuellement moins de 35 ans, et il est composé à 77 % d’hommes. Les couturières expérimentées qui ont parfois commencé à l’atelier du temps des grands-parents des actuels dirigeants côtoient de très jeunes webmasters et des designers industriels chargés de réaliser des drapeaux lumineux changeant de couleur avecleventoudestissus souples capables de durcir pour devenir des barrières de sécurité. « Les métiers évoluent rapidement. Les machines d’impression peuvent être remplacées tous les deux ans. Les jeunes s’adaptent souvent plus vite mais nous dépensons beaucoup pour assurer la montée en compétence de nos collaborateurs, quel que soit leur âge », assure Olivier Saumet, le directeur des ressources humaines.
La confiance accordée aux jeunes est inscrite dans les gènes de l’entreprise. « Je n’ai jamais oublié que mon père m’a cru quand, à 23 ans, je lui ai dit qu’il fallait changer la comptabilité », témoigne Luc Doublet. À charge aujourd’hui pour ses enfants de gérer la génération Y, qui a un rapport au travail différent des anciens, attachés à leur « troisième génération de patrons ». Y contribuent barbecues et autres rassemblements corporate qu’Agathe Delpierre-Doublet travaille à rendre plus longs et chaleureux. Début décembre, le comité de direction et les représentants des différentes filiales ont passé trois jours au Touquet pour mieux se connaître.
Moins festif : la vieille compagnie a dû se doter d’une charte Internet pour empêcher les jeunes de surfer au bureau. « C’est vital de prendre des jeunes mais il faut faire attention, estime Emmanuel Hornez, le responsable logistique. Certains arrivent en exigeant 1 500 euros net sans même avoir fait leurs preuves. Ce n’est pas acceptable. »
« Ici, tout est ouvert », avertit Luc Doublet dès le premier contact avec les visiteurs, que l’entreprise reçoit en nombre, jusqu’à 300 par mois, venus des conseils d’administration, des écoles. Pour que le personnel puisse être aussi réactif que le souhaite la direction, rares sont les informations qui lui sont cachées dans la grande pyramide sans portes ni bureaux qui abrite le siège depuis plus de vingt ans. Cette structure rêvée par Luc Doublet depuis l’enfance détonne dans le paysage, fait de petites maisons en brique rouge et d’entrepôts industriels, mais elle permet une transparence peu commune dans le monde des affaires.
Au sommet, la seule salle fermée, surnommée la ziggourat, en référence à un important édifice religieux mésopotamien, ne sert qu’aux comités de direction et aux entretiens individuels sensibles. « On y entre avec un café et on en sort toujours avec une solution », assure Luc Doublet. Les autres discussions se déroulent sur les marches de l’escalier central ou autour des petites tables en verre installées dans tous les recoins. Les objectifs sont affichés au mur. L’outil informatique, ouvert à tous, permet de savoir que telle commande est presque terminée et telle autre déjà facturée, ou qu’une ouvrière a commencé à telle heure.
Chaque matin, lors de la « cérémonie du courrier », des représentants de la comptabilité, du service commercial, du marketing et de la production sont symboliquement associés par la direction pour ouvrir les lettres et découvrir ainsi les commandes et devis du jour. La tradition vient de Bernard, le père de Luc Doublet. Et ses trois enfants n’ont pas un seul instant songé à la remettre en cause. Une succession décidément bien préparée…
Référence mondiale en matière de drapeaux, Doublet fabrique 35 000 articles (mâts, podiums, tribunes, barrières de sécurité, tentes de réception, enseignes, mobilier urbain…). Réalisée dans les deux sites d’impression-confection et microsoudure à Avelin et de sérigraphie grand format aux États-Unis, la production est exportée à 41 %.
1832
Création dans le vieux Lille d’une fabrique de chasubles et d’ornements religieux.
1932
Rachat par la grand-mère paternelle de Luc Doublet, qui reconvertit l’usine dans les étendards laïques.
1960
La société se met à fabriquer des tubes, parallèlement aux drapeaux et produits textiles.
2008
Ouverture d’une sixième filiale à Twickenham (après les États-Unis, l’Espagne, le Portugal, l’Allemagne et la Pologne).
Un chef d’entreprise doit être capable d’anticiper, de donner des signes positifs à son personnel, à ses clients, aux banques ou aux fournisseurs, plutôt que de surfer sur la morosité ambiante. À l’heure actuelle, l’attitude normale aurait été de virer 10 % du personnel, de stopper les dépenses de R & D pour préserver les profits à court terme. J’ai la chance de diriger une entreprise familiale et de ne pas être tenu par ce genre de considérations. Ce modèle a montré toute sa pertinence avec la crise. Il m’a permis de suivre la démarche inverse. J’ai volontairement investi. C’était une opération de communication interne et externe. Nous étions à la fois à l’étroit dans nos bureaux et dans notre atelier de production. Nous avons privilégié la production et nous sommes très contents de l’avoir fait. Tout cela donne le moral à tout le monde, y compris au patron.
Elle a eu un effet assez limité sur notre carnet de commandes grâce à notre clientèle éclatée. Nous terminerons 2009 entre – 1 % et + 1 % par rapport à 2008, une année électorale forte, donc faste pour nous. Nous n’avons licencié personne. Il y a eu quelques départs volontaires de salariés qui souhaitaient créer leur entreprise et que nous avons aidés. Nous commençons même à réembaucher dans certaines fonctions, comme le marketing.
Les industriels qui ne produisent pas en France ne font pas d’efforts. C’est enfantin de faire du négoce avec l’Asie, cela ne demande pas d’imagination. Dans notre société, la part de ce qui est produit en France et de ce qu’on produit ailleurs fluctue, mais je me bats pour qu’on fabrique la majorité des produits localement afin de préserver leur qualité et de créer des emplois. En attendant que les Asiatiques arrivent à nos standards, on a de quoi résister. On est capable d’ajouter du service au produit, de satisfaire de manière instantanée et personnalisée les besoins des clients. On peut répondre à toutes les demandes : élaborer en série ou à l’unité des produits standards ou personnalisés. Ainsi, nous avions l’habitude de fabriquer les tribunes en France mais leschaises en Asie. Mais nos clients ont voulu des chaises rabattables, qui nécessitent des pièces métalliques usinées ici. Alors pourquoi ne pas confectionner le tout ? Il faut se mettre des contraintes : elles sont, au final, motrices.
Je n’ai jamais demandé d’aide à l’État, mais j’estime légitime de réclamer moins de charges. Aujourd’hui, on est dans une situation de coma dépassé. Bien sûr, la France, c’est tout un système, pas seulement des contraintes. On fait avec, mais il ne faudrait pas que les contraintesdépassentle système. Nous sommes à la limite.
Quand j’ai posé la question aux salariés, ils m’ont répondu : pourquoi en créer puisqu’il n’y a pas de porte à votre bureau et qu’on peut vous exposer directement nos revendications. Parfois, je pense que cela me simplifierait la vie de dialoguer avec des syndicats. Cela permettrait des relations plus cadrées, moins paternalistes, diront certains. Cependant, rassurez-vous, les revendications s’expriment. Il n’y a jamais eu de grève, mais il y a des gens qui râlent. Ce n’est pas le paradis sur terre. Alors on parle et on finit toujours par trouver une solution.
J’ai développé une philosophie de management que j’appelle la « planarchie » : chez nous, la hiérarchie a disparu ; le partage des responsabilités se fait transversalement, par projets. Cela demande une forte capacité d’initiative de la part de nos collaborateurs.Chaque salarié peut et doit évoluer jusqu’aux limites de sa zone d’extension, mais pas au-delà. Il y a quelques années, nous avons fait une erreur en lançant un appel d’offres en interne pour la direction de l’atelier. La candidate n’avait pas les compétences et elle ne s’est jamais imposée. C’est difficile, mais il faut faire prendre conscience aux gens qu’ils ont atteint la limite de leurs compétences.
Propos recueillis par Jean-Paul Coulange et Isabelle Lesniak
LUC DOUBLET
63 ans.
1969
Diplôme de sciences économiques.
1970
Attaché de direction.
1988
Devient P-DG de la société et son épouse, Brigitte, directrice des ressources humaines.
2008
Luc Doublet conserve la présidence du conseil de surveillance après avoir transmis la direction à ses trois enfants.