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Les employeurs priés d’agir

Dossier | publié le : 01.01.2010 | Sarah Delattre

À coups d’injonctions de négocier, de missions et commissions, le gouvernement met la pression sur la prévention du stress. Mais les entreprises restent largement réticentes à s’attaquer aux organisations de travail pathogènes.

Jamais le stress n’aura suscité une telle attention. La vague de suicides chez France Télécom a brutalement éveillé les consciences et incité l’État, principal actionnaire de l’opérateur, à assumer ses responsabilités. Le ministre du Travail, Xavier Darcos, a sommé les entreprises de plus de 1 000 salariés d’entamer des négociations sur le stress d’ici au 1er février prochain afin de transposer l’accord national interprofessionnel conclu en juillet 2008 sur ce thème et resté lettre morte. Se refusant à envisager des sanctions financières, le ministre publiera sur un site ad hoc la liste des bons et des mauvais élèves, en espérant que cette transparence susceptible d’entacher la réputation des entreprises les pousse à l’action. Trois commissions (l’une lancée par Jean-François Copé sur la souffrance au travail, la deuxième présidée par Marisol Touraine sur les risques psychosociaux, la troisième, sénatoriale, sur la souffrance au travail) ont également été lancées pour explorer le mal-être au travail. Dernière initiative en date, le Premier ministre, François Fillon, a confié une mission sur le stress au travail à Henri Lachmann, président du conseil de surveillance de Schneider Electric, à Christian Larose, président (CGT) de la section du travail du Conseil économique, social et environnemental, et à Muriel Pénicaud, DRH de Danone. Les trois personnalités devront recenser les bonnes pratiques et « formuler des propositions pour mieux intégrer la prévention du stress dans la démarche générale de prévention des risques professionnels des entreprises ». Leurs conclusions, rendues en début d’année, devraient alimenter le second plan santé au travail (pour 2010-2014), censé s’attaquer notamment aux troubles musculo-squelettiques (TMS) et aux risques psychosociaux.

Au moins ces grandes manœuvres peuvent-elles faire pression sur des entreprises encore trop souvent enclines au déni de réalité. Avec le risque d’aboutir à des négociations bouclées à la va-vite. « Après le vide, le trop plein de missions, estime Patrick Légeron, directeur général du cabinet spécialisé Stimulus, qui a recruté six consultants en CDI pour répondre à l’explosion des demandes des entreprises. Le ministre du Travail a pris un risque en fixant un délai aussi court. L’expérience montre que les accords sont l’aboutissement d’actions plus qu’un préalable. » « Cette décision politique va dans le bon sens, estime pour sa part François Cochet, directeur associé du cabinet d’expertise Secafi auprès des CHSCT. Mais ce n’est pas raisonnable d’imaginer qu’une entreprise aboutisse à un accord en si peu de temps. »

Il y a urgence, d’autant que la crise risque d’accentuer les risques psychosociaux. Le Bureau international du travail estime déjà leur coût entre 1 et 4 % du PIB. Selon l’Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail, « le risque psychosocial prend la première place dans les consultations de pathologies professionnelles ». Les secteurs de la finance, de l’immobilier, du commerce, des transports, des communications, de l’éducation et de la santé sont les plus exposés à l’anxiété et à la dépression. Pas surprenant, dans ce contexte, que le dernier baromètre sur le stress réalisé par la CGC révèle que 71 % des cadres interrogés se sentent tendus à cause de leur travail. 67 % ont déjà souffert de troubles du sommeil au cours des douze derniers mois et 10 % ont eu des idées suicidaires.

Numéro vert et diagnostic. Souvent dos au mur après avoir été confrontées au suicide d’un ou de plusieurs salariés, certaines grandes entreprises sont passées à l’action. « Par rapport à il y a trois ou quatre ans, les directions générales s’impliquent vraiment, témoigne Patrick Légeron. Auparavant, je rencontrais à peine les DRH des grands groupes ; aujourd’hui, je traite avec leur P-DG. » Exemple, le constructeur automobile PSA, qui a signé un accord sur l’évaluation et la prévention du stress professionnel en octobre. Le texte parachève une série d’audits menée par le cabinet Stimulus après la vague de suicides en 2007, qui révélaient alors qu’un salarié sur cinq était dans « un état de stress trop élevé ». Outre un accompagnement individuel renforcé par un numéro vert d’écoute et la mise en place d’une cellule de veille par site, l’accord prévoit une méthode d’évaluation commune sur la base de questionnaires remplis lors des visites médicales. En fonction des facteurs de stress identifiés dans 29 domaines potentiels (clarté des rôles, demandes contradictoires, perspective d’évolution, charge mentale, etc.), chaque établissement pourra ensuite décliner un plan d’action collectif. Les Caisses d’épargne ont aussi paraphé en juillet 2009 un accord de branche sur la mesure et la prévention du stress applicable aux établissements bancaires de plus de 50 salariés. Là encore, le texte prévoit un diagnostic de la situation au moyen d’un questionnaire et d’entretiens et la mise en œuvre d’un plan d’action en partenariat avec les institutions de représentation du personnel.

Les entreprises qui se mobilisent appliquent grosso modo les mêmes recettes. Elles commencent par dresser un état des lieux des facteurs de risques à l’aide de questionnaires et avec la mise en place d’observatoires. Areva, par exemple, a fait réaliser par des groupes de travail pluridisciplinaires un audit sur trois sites pilotes. Confrontée à une situation sans précédent, l’agence Pôle emploi a missionné l’Isast (Intervention sociale & alternatives en santé au travail) pour réaliser un questionnaire auprès des employés. À France Télécom,plusde 80 000 agents ont répondu à celui établi par le cabinet Technologia, mandaté pour établir un état des lieux. « Mais attention, si, après avoir demandé aux salariés de s’exprimer, l’entreprise continue comme avant les fermetures de sites et perpétue ses pratiques de management, nous risquons d’entrer dans une zone dangereuse de désespérance sociale », commente Pierre Morville, délégué syndical central CFE-CGC Unsa.

Salariés dits fragiles. Force est de constater que les entreprises sont réticentes à l’idée que l’organisation du travail soit source de tensions. Pour remédier à la situation, elles se contentent la plupart du temps de solutions individuelles. Par exemple, en soutenant les salariés dits fragiles et en formant l’encadrement à la « détection des signaux faibles ». IBM, qui a tardé à intégrer la lutte contre le stress après une première alerte des médecins du travail en 2003, a pour l’essentiel formé ses 900 managers dans le cadre d’un plan de prévention lancé en 2008. Mais pas question pour Big Blue de changer l’organisation du travail, dictée par la maison mère.

« Depuis 2007, PSA n’a rien fait pour modifier son organisation du travail, excepté certains postes qui ont été allégés, commente Ricardo Madeira, délégué syndical central CFDT. Mais au moins le récent accord donne aux salariés une nouvelle capacité d’expression avec le questionnaire. » Selon Patrick Légeron, « les entreprises n’ont pas une approche globale, elles ne réfléchissent pas suffisamment à une action dans les trois domaines : managérial, individuel et organisationnel ». Après plusieurs suicides en 2006 et 2007 au Technocentre de Guyancourt, Renault a lancé un plan d’amélioration des conditions de vie et de travail des équipes. Les horaires d’ouverture des bureaux ont été réduits, 2 000 managers ont été sensibilisés à la détection des risques psychosociaux, des RH de proximité ont été recrutés. Technologia doit prochainement faire le bilan de l’efficacité de ces mesures. Mais, depuis, la crise est passée par là.

Renault, Technologia… une controverse

Appelé à comparaître devant le tribunal des affaires de Sécurité sociale de Nanterre pour « faute inexcusable » après le suicide d’un ingénieur au Technocentre de Guyancourt en octobre 2006, le constructeur automobile Renault s’est défendu d’une manière inédite. Il s’est appuyé sur une analyse des circonstances du drame pour invoquer un « syndrome anxio-dépressif » chez le salarié et se dédouaner de ses responsabilités. Réalisée par le cabinet Technologia à la demande du CHSCT, cette analyse s’inspire de l’autopsie psychologique recommandée par l’Inserm et le rapport Nasse-Légeron sur « la détermination, la mesure et le suivi des risques psychosociaux au travail », remis en mars 2008 au ministre du Travail de l’époque, Xavier Bertrand. Il s’agit de mieux comprendre les causes du passage à l’acte et l’influence des activités professionnelles. En l’occurrence, chez Renault, lors de la restitution orale faite au CHSCT, l’inspectrice du travail a demandé les notes de Technologia pour étayer sa thèse de « harcèlement institutionnel ». Ces notes ont finalement été réclamées par la justice. Jean-Claude Delgenes, directeur de Technologia, se défend pourtant d’avoir réalisé une autopsie psychologique qui exige « d’avoir accès au dossier médical et de faire des prélèvements biologiques post-mortem. Nous nous limitons à l’analyse des facteurs socioprofessionnels (conditions de travail, parcours professionnel, etc.) éventuellement à l’origine du suicide ». Face à la polémique, Technologia, mandaté par France Télécom, a préféré suspendre provisoirement l’analyse des causes des suicides chez l’opérateur.

Auteur

  • Sarah Delattre