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Politique sociale

La Guadeloupe reste une poudrière

Politique sociale | publié le : 01.12.2009 | Stéphane Béchaux,

Mesures incomplètes, retards dans le versement des 200 euros d’augmentation : les accords signant la fin du conflit de l’hiver 2009 peinent à produire leurs effets. L’île est empêtrée dans une crise majeure.

Chaleur moite et discours enflammés. Sur la place de la mairie de Baie-Mahault, point chaud du long conflit de l’hiver dernier, quelque 300 sympathisants écoutent attentivement les leaders du collectif LKP. En cette soirée de la fin octobre, l’heure est à la colère. Contre les élus locaux, les patrons et l’État, accusés de ne rien faire pour lutter contre la « pwofitasyon ». « Au nom de la liberté des prix, on nous vole ! L’État ne défend pas l’intérêt général des consommateurs, mais les privilèges des békés, les Hayot et les Despointes, qui s’en mettent plein les poches », dénonce Élie Domota, porte-parole du LKP. L’argument fait toujours mouche. Malgré quarante-quatre jours de grève, la Guadeloupe n’a pas vu ses prix baisser, sinon sur une centaine de produits de première nécessité. Quant au litre d’essence, il a grimpé de 6 centimes.

Principal acquis du mouvement social, l’augmentation de 200 euros des bas salaires alimente également les frustrations. Dans la foulée de l’accord Bino, les pouvoirs publics se sont empressés d’en réduire la portée. Ils ont exonéré les entreprises de la prise en charge, à partir de 2012, de la part versée par l’État, soit 100 euros de revenu supplémentaire temporaire d’activité (RSTA). Ils ont aussi diminué de plusieurs milliers le nombre de bénéficiaires, en modifiant le mode de calcul du plafond (1,4 smic). Sont désormais inclus primes et accessoires de salaire. « Cela fausse tout. Beaucoup n’y ont plus droit à cause d’une prime de transport ou d’intéressement. Tant qu’il y aura ce contentieux, il y aura de l’agitation. L’État nous a floués », fulmine Alain Plaisir, secrétaire général de la Centrale des travailleurs unis (CTU). L’argument fait bondir le patron du Medef local, Willy Angèle. « Le LKP fait mine de découvrir aujourd’hui ce qu’il savait parfaitement il y a dix mois. Il excelle dans la désinformation. »

Le RSA, mieux que le RSTA. Depuis le lancement du RSTA, sa gestion suscite une belle pagaille. Les locaux de la Sécu, face au port de Pointe-à-Pitre, ne désemplissent pas. Près de 350 personnes s’y pressent chaque jour pour remplir ou compléter leur dossier. « On a fait un gros travail de communication auprès des habitants. Ils vont finir par comprendre la mécanique. Au fil du temps, les anomalies devraient disparaître », espère Daniel Corvis, le pilote du dispositif. Pas gagné. Fin octobre, près de 20 000 salariés, sur les 50 000 éligibles, n’avaient toujours pas reçu leur premier versement. De quoi susciter la grogne. D’autant plus que les lacunes du RSTA – un forfait réservé aux salariés et déconnecté de la situation familiale – apparaissent au grand jour. « Si le conflit social n’avait pas eu lieu, le droit commun, à savoir le RSA, se serait appliqué au bénéfice du plus grand nombre et avec un avantage financier plus important », constate Victorin Lurel, député PS et président du conseil régional.

Depuis son QG décati du palais de la Mutualité, le LKP se garde bien d’évoquer cet embarrassant paradoxe. Multipliant meetings, défilés et rencontres, le collectif préfère insister sur les lenteurs de la mise en œuvre de l’accord de fin de conflit. Une liste longue comme le bras de mesures portant sur l’éducation, le logement, la culture, les transports, la pêche, la formation professionnelle, l’aménagement du territoire… « À entendre le préfet, 71 points de l’accord seraient déjà respectés. Faux ! Il n’y en a pas plus d’une dizaine ! L’État ne veut pas tenir ses engagements car il craint l’effet de contagion en métropole », affirme Jean-Marie Nomertin, secrétaire général de la CGTG. « On organise des réunions dans tous les quartiers pour faire savoir aux Guadeloupéens qu’ils se font couillonner. Et ils n’aiment pas ça », avertit Max Evariste, le leader de la CGT-FO locale.

Les tensions restent, pour l’instant, localisées. Usée par le long conflit de l’hiver dernier, la population rechigne à repartir au front. Beaucoup ont perdu des journées de salaire, d’autres leur emploi. « Sur mes 12 salariés, j’en ai licencié 5. Dans le bâtiment, les carnets de commandes sont vides », note ce petit patron de Basse-Terre spécialisé en carrelage et en électricité. Entre janvier et septembre, la Direction du travail a ainsi enregistré 1163licenciements économiques, en provenance de 300entreprises. « Il faut être prudent sur les chiffres. Le plus souvent, les nôtres se révèlent inférieurs d’un tiers par rapport à ceux de Pôle emploi », indique Martial Arconte, directeur du Travail de Guadeloupe. Dans l’île, aucun expert ne se risque à chiffrer précisément le coût du conflit, faute de pouvoir neutraliser les effets de la crise. Seule certitude, l’explosion du chômage n’a pas eu lieu. Dans les douze derniers mois, le nombre de Guadeloupéens inscrits à Pôle emploi (56000 en catégories A, B et C) a grimpé de 10,4 %, contre 20,9 % en métropole.

Hôtel aux trois quarts vide. Cette bonne résistance se révèle néanmoins trompeuse. Car, au printemps, les pouvoirs publics ont ouvert en grand les vannes du chômage partiel. Sans se montrer très tatillons. Parmi les gros consommateurs : l’hôtellerie. Quinze établissements, dont Pierre & Vacances, Manganao et le Club Med, y ont eu recours pour leurs 650salariés. Après huit mois de fermeture, ils ont rouvert leurs portes, fin octobre. Devant l’entrée du Club Med, un… piquet de grève. « La direction a réduit tous les contrats à temps partiel, à vingt et une heures par semaine. C’est inacceptable ! Avec 700 euros net, on ne peut pas vivre », justifie l’une des grévistes. Sur les 91 salariés concernés, une vingtaine refusaient alors les termes de l’accord d’annualisation signé, en juillet, par la CFDT. Histoire d’éviter des licenciements secs. Une menace sérieuse dans un complexe aux trois quarts vide…

Dans l’île, patrons et salariés retiennent leur souffle. Si le tourisme ne redémarre pas cet hiver, l’avenir s’annonce très sombre. En 2009, tous les indicateurs économiques ont bu la tasse : la consommation de ciment a chuté de 20 %, le trafic portuaire de marchandises de 16 %, le nombre de passagers de l’aéroport de 12 %. Ces résultats n’annoncent aucune embellie du côté du chômage. Un mal endémique qui ronge la Guadeloupe depuis des décennies. Fin 2008, l’Insee recensait 22 % de chômeurs au sens du BIT, dont 58 % sans travail depuis plus de trois ans. Le taux de chômage des jeunes, lui, atteignait 55,7 %. Un niveau insupportable qui mobilise aujourd’hui tous les acteurs publics (missions locales, collectivités territoriales, Pôle emploi…) autour d’un plan d’urgence. « On met en place un accompagnement de dix-huit mois pour 8 000 jeunes. On va les aider à construire leurs parcours vers l’emploi en traitant de tous leurs problèmes, qu’ils portent sur la formation, le logement ou la mobilité », promet Patrick Dumirier, directeur régional de Pôle emploi.

Cols blancs… blancs. Signé par les organisations patronales, le plan n’a aucune chance d’aboutir sans le concours actif des employeurs. Rarement exemplaires jusqu’ici, notamment dans les moyennes et grandes entreprises. Un détour par la zone d’activité de Jarry, poumon économique de l’île, suffit pour s’en convaincre. Sur des dizaines d’hectares s’alignent magasins, concessions automobiles, restaurants et sièges sociaux dirigés par des cols blancs… blancs. Les lieux y ont gagné deux tristes surnoms : le « blantoustan » et la « zone blanche globale ». « Il n’y aurait pas de diplômés pour diriger ce pays ? Mais on a une université depuis cinquante ans ! » dénonce Édouard Vainqueur, président de l’Umpeg, une organisation de patrons de PME locales. « On ne peut plus dire qu’il n’y a pas de jeunes locaux formés aux métiers de l’entreprise. Et pourtant, plus on monte dans la hiérarchie, moins c’est coloré », abonde Fabienne Alvarez, maître de conférences en gestion à l’université des Antilles et de la Guyane. Des pratiques discriminantes que Pôle emploi, la Halde et la Direction du travail veulent mieux cerner : une enquête sur les politiques de recrutement dans la zone de Jarry est en cours.

Pour les jeunes diplômés, la déqualification à l’embauche reste la règle. Et pour cause, la Guadeloupe ne compte qu’une dizaine d’établissements de plus de 200 salariés ! Les plus gros : le Club Med et un hypermarché Carrefour. Sur 46 000 entreprises, 76 % n’ont aucun salarié, et 3 % seulement plus de 10. « Ici, on devient chef d’entreprise par obligation, pas par vocation. Comme les gens ne trouvent pas de travail, ils assurent leur propre survie », décrypte Jacques Viator, président de l’Union des chefs d’entreprises gwadloupéyens (Uceg). Des structures à la pérennité très aléatoire, qui paient leurs charges par accident. Fin 2008, le stock total de créances de la Sécu locale dépassait le milliard d’euros. « L’économie guadeloupéenne est marquée par son histoire, faite de plans d’exonérations de charges et d’effacements de dettes. Les employeurs nous font jouer le rôle de banquier ou de trésorier », déplore Henri Yacou, directeur de la Caisse générale de Sécurité sociale de Guadeloupe. Dernier dispositif en date, le généreux plan Corail. En échange d’un apurement de 50 % de leurs dettes patronales, et d’un étalement du reste sur cinq ans, les entreprises s’engagent à payer leurs cotisations courantes. Sur 14 000 éligibles, moins de 2000 y ont souscrit.

Le taux de chômage des jeunes dépasse 55 % et plus de la moitié des chômeurs sont sans travail depuis trois ans

Pas étonnant que le secteur public fasse figure d’eldorado. « Le rêve de tout Guadeloupéen, c’est de devenir fonctionnaire. Avoir une « place » et la prime de vie chère. Puis s’acheter un 4 × 4 ! » ironise un petit patron du bâtiment, fier de sa Clio 10 ans d’âge. Un tiers des salariés guadeloupéens relève ainsi de la sphère publique. Sans compter les 5 000 jeunes en contrat aidé, souvent bacheliers, recrutés à 80 % dans le secteur non marchand. Des contrats détournés de leur objectif. « Les employeurs leur font faire du vrai boulot, souvent en lieu et place des agents titulaires, sans le moindre tutorat », assure un expert local des questions d’emploi. Pour le LKP, ces jeunes constituent une prometteuse réserve de militants. Un collectif réclame d’ailleurs leur titularisation.

Un dossier de plus à gérer pour le nouveau préfet de région, Jean-Luc Fabre. Tout juste débarqué de la Creuse, il hérite d’une situation explosive. « Ce mouvement a créé des espoirs. Au-delà des 200 euros, beaucoup de revendications relèvent du politique. C’est un appel à l’État. Si les attentes sont déçues, on risque de voir apparaître des mouvements de desperados, voire de la violence politique », avertit Fred Reno, directeur du Centre d’analyse géopolitique et internationale de l’université des Antilles et de la Guyane. Une analyse partagée par le consultant Bernard Carbon, spécialisé dans la prévention des conflits : « Si le chômage des jeunes ne diminue pas, la situation peut devenir incontrôlable. Certains ont envie de tout péter. Ce pays a besoin d’une psychothérapie complète. » Plus que de pâlots états généraux de l’outre-mer…

Des insultes en guise de dialogue

Des salariés qui errent dans les couloirs, sans directive ni rémunération… Après quatre mois et demi de grève, la douzaine d’employés de l’Asfo, un gros organisme de formation, a repris le travail, le 1er septembre. Mais sans leur patronne, Maryse Mayeko, par ailleurs déléguée générale du Medef local. Celle-ci a déménagé l’activité deux rues plus loin, à quelques encablures de la gare maritime de Pointe-à-Pitre, abandonnant locaux et personnel. Une situation ubuesque, à l’image du dialogue social guadeloupéen, friand de grèves interminables – record à battre, 369 jours en 2005-2006 dans l’usine de fabrication des yaourts Danone –, de menaces, d’intimidations et de procédures judiciaires. « L’intransigeance de certains patrons a fait le lit du syndicalisme radical. Le plus souvent, seules les grèves dures permettent aux salariés d’obtenir gain de cause », observe Jocelyn Jalton, président du Conseil économique et social régional. Le seul lieu où patronat et syndicats se côtoient. « Pour beaucoup, dialoguer, c’est se compromettre. Ici, on n’a pas fait le deuil de l’esclavage, on n’a pas enterré les morts », analyse Henri Berthelot, leader de la petite CFDT locale. Sans respect mutuel, impossible de construire. Lors du conflit, Élie Domota (UGTG) et Willy Angèle (Medef) ont failli en venir aux mains, après s’être envoyé du « Ferme ta gueule, pauvre con ». Avec un tel climat, il n’y a pas beaucoup de place pour la négociation. Hormis un accord sur l’indemnisation du chômage partiel, en 2001, pas de grain à moudre du côté de l’interpro. Régime sec, aussi, pour les neuf branches professionnelles, à l’exception du BTP.

La convention collective de l’hôtellerie de tourisme n’a pas été révisée depuis 1982, celle de la manutention portuaire depuis 1983, celle de l’industrie sucrière depuis 1993…

« Après cette crise, on ne peut mettre de côté la négociation collective. Sinon, on n’évitera pas le clash à la fin de l’accord Bino », prévient Martial Arconte, le directeur du Travail, qui estime à 21 le nombre de branches nécessaires pour couvrir 90 % des 84 000 salariés guadeloupéens.

Auteur

  • Stéphane Béchaux,