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Politique sociale

Au boulot, Thibault ! la CGT s’encroûte

Politique sociale | publié le : 01.11.2009 | Stéphane Béchaux

Côté face, une CGT revenue au centre du jeu social ; côté pile, une organisation dépassée qui doit réformer ses structures. Un enjeu majeur pour le prochain mandat de Bernard Thibault.

Cap’tain Thibault tient bon le cap. À la barre du paquebot CGT depuis onze ans, « Bernard » achève son troisième mandat sur un bilan plutôt flatteur. Aux prud’homales, il a mis fin à la lente glissade de son organisation. En hausse de deux points, à 34 %, la CGT a même creusé l’écart avec sa poursuivante cédétiste. Ce vent porteur souffle aussi dans les scrutins d’entreprise : aux élections professionnelles, le syndicat progresse. Dans les négociations, la centrale tient également son rang. Désormais capable de prendre le stylo, l’organisation s’est muée en interlocutrice crédible du patronat et du gouvernement. « Aujourd’hui, la CGT pèse sur les débats et les textes par sa capacité d’expertise et de réflexion. On doit compter avec elle », admet-on au ministère du Travail. Rabiboché avec François Chérèque, Bernard Thibault a replacé ses troupes au centre du jeu grâce à la signature de la position commune sur la représentativité. Acceptation du « compromis », recherche de l’unité syndicale, implication dans le syndicalisme européen, dépolitisation…

Depuis la fin des années 90, le secrétaire général a repeint la coque du navire CGT. Et évité les voies d’eau. « Il y a des divergences sur le rythme, mais pas tellement sur la démarche », observe le patron de la Fédération du verre et de la céramique, Mohammed Oussedik, qui pourrait prendre du galon lors du 49e congrès confédéral, à Nantes, début décembre. La grand-messe cégétiste ne devrait pas revenir sur ces grandes orientations. Même si les conservateurs de la maison, experts en agit-prop, promettent des débats mouvementés, Bernard Thibault devrait être reconduit dans un fauteuil.

« À côté de la plaque. » Ces signes extérieurs de bonne santé ne doivent pourtant pas cacher les faiblesses de la CGT. Car si le paquebot a belle allure vu du quai, ses coursives et sa salle des machines sont dans un état pitoyable. Figée sur le monde du travail des années 70, la centenaire confédération ne s’est pas adaptée aux évolutions du salariat. « Notre outil est complètement déphasé. On reste les porteurs des revendications du public et des grands donneurs d’ordres. Mais pas de la sous-traitance, de l’intérim ou des précaires. On est à côté de la plaque », assène le réformiste Éric Aubin, patron de la Fédération de la construction.

L’analyse est sévère, mais fondée. Et partagée en haut lieu. L’an dernier, Bernard Thibault a fait plancher une commission dite ad hoc, pilotée par son prédécesseur, Louis Viannet, pour dresser l’état des lieux. « Fétichisme des structures », « rituels d’organisation », « vie routinière »… Le verdict est sombre. « Nous sommes davantage présents là où les effectifs décroissent et faibles là où l’activité se développe, et ce constat s’étend à la fonction publique. Il nous devient de plus en plus difficile, sauf à se payer de mots, de prétendre représenter l’ensemble des salariés », alerte la commission dans un document interne daté du 8 janvier 2009. Un texte débattu, depuis, dans les instances de direction.

Selon un connaisseur, la réforme des structures sera appliquée, au mieux, en 2016…

D’après ses propres estimations, la CGT n’est plus capable, aujourd’hui, de s’adresser qu’au quart des salariés français. Ses effectifs – 652 000 adhérents, dont 120 000 retraités – stagnent depuis quinze ans, bien loin du million promis en 2003, lors du congrès de Montpellier. « Bernard Thibault parle sans cesse de syndicalisation, mais il reste dans les généralités. On n’est pas en ordre de marche. Il manque une impulsion confédérale visible, des moyens et des relais », déplore un recruteur maison.

Dans l’appareil, seules deux fédérations (la métallurgie et le commerce) et quelques unions départementales (le Nord, l’Hérault, l’Aude et la Haute-Loire) se démènent pour étoffer leurs troupes. Résultat, en dehors de ses forteresses traditionnelles – la fonction publique, les entreprises publiques, les grands groupes industriels –, la centrale demeure largement embryonnaire. Au fil des ans, sa capacité à faire aboutir ses revendications s’affaiblit. « Dans les années 70, le rapport de force chez Renault permettait d’obtenir des avancées pour tous les salariés. C’est fini. À force d’externalisation, nos bastions sont devenus des passoires. Il n’est plus possible d’y gagner les luttes si, à côté, règnent des déserts syndicaux », analyse Jean-Christophe Le Duigou, l’un des hommes forts du bureau confédéral. Un constat difficile à admettre dans l’appareil, qui reste aux mains de salariés du public, souvent permanents depuis quinze à vingt ans. « Il est plus facile d’entendre les salariés quand on a vécu leurs difficultés. Or, pour des raisons de droit syndical, toutes nos structures territoriales sont tenues par des cheminots, des postiers ou des fonctionnaires », observe Francine Blanche, l’une des rares membres du bureau confédéral issue du secteur privé.

Difficultés et lacunes. Ces déséquilibres handicapent lourdement la confédération. Sur ses champs privilégiés d’intervention – les retraites, le service public, la Sécu –, la CGT connaît déjà les pires difficultés à infléchir les projets. Alors, sur le reste… Exemple parmi d’autres, le travail dominical. « On n’a pas pu se faire entendre car on est très faible dans le commerce. On n’est pas capable d’organiser une mobilisation d’envergure dans les magasins », illustre un permanent du secteur. En termes d’expertise, aussi, la maison connaît des lacunes. Sur des sujets majeurs comme l’accès à l’emploi des jeunes, l’insertion ou le sous-emploi. « La CGT ne se préoccupe pas assez des questions d’insertion. On manque de réflexion, d’outils. Notre projet de sécurité sociale professionnelle, par exemple, laisse complètement de côté les primodemandeurs d’emploi ou les salariés exclus du marché du travail depuis longtemps », confesse Agnès Naton, chargée de ces questions au bureau confédéral.

Pour la CGT, pas de rebond possible sans une refonte de ses structures. Car l’inefficacité guette, au dire de la commission ad hoc : « Si on compare la somme d’efforts dispensés à la vie routinière de nos organisations avec celle consacrée à la conquête de nouvelles bases ou à la mise en place d’outils nouveaux et utiles aux salariés, on en vient vite au constat d’une bureaucratisation souvent inconsciente mais profonde de notre fonctionnement. » Un chantier immense, et redoutable, que la direction confédérale, Bernard Thibault en tête, espère ouvrir en grand lors du congrès de Nantes.

Des fédérations aux contours saugrenus. Première urgence, redessiner les champs fédéraux. Car la maison compte encore une trentaine de fédérations aux délimitations saugrenues. Les agents de nettoyage ? Chez les dockers ! Les salariés de Thales et de Nexter (ex-Giat) ? Les premiers chez les métallos, les seconds chez les « travailleurs de l’État ». Les téléconseillers ? Les uns avec les facteurs, les autres avec les informaticiens. Les employés des services à la personne ? À répartir entre les organismes sociaux, la santé, le commerce et les services publics… Bref, le capharnaüm est total. Et n’importe quel dossier transversal – les salaires des fonctionnaires, les états généraux de l’industrie… – oblige à réunir une demi-douzaine d’organisations au bas mot.

Dans la maison, certains rêvent d’un redécoupage en une dizaine de champs fédéraux : les services, l’industrie, les finances, la communication, les transports, etc. D’autres s’en méfient, telle Maryse Dumas, la numéro deux cégétiste : « La réduction du nombre de fédérations n’est pas une bonne chose en soi. Il n’y a pas de nombre idéal. Mais il faut certainement, au moins, décloisonner. » Sur ce dossier, la direction confédérale n’a, de toute façon, pas la main. Statutairement, Bernard Thibault ne peut rien imposer à ses troupes. Pas même pour trancher les différends. De quoi craindre l’enlisement, entre les questions d’hommes, de pouvoir et de gros sous.

Second grand chantier, le maillage territorial. Et il y a du boulot. Decazeville, Plainfaing, Delle, Revin… La répartition des 857 unions locales n’ayant pas suivi l’évolution de l’activité économique, beaucoup sont à présent désertées ou reléguées au rang d’amicales boulistes. Les unions départementales aussi,souffrent de handicaps. Certaines sont inadaptées pour organiser l’action syndicale dans des bassins d’emploi ou des zones industrielles, d’autres servent surtout à accueillir les adhérents « isolés », en manque d’une section syndicale d’entreprise. Des difficultés qui œuvrent en faveur d’une montée en puissance des unions régionales.

Porte de Montreuil, les bons connaisseurs du paquebot s’inquiètent déjà de sa capacité d’inertie. « La réforme des cotisations nous a occupés trois mandats. Celle des structures va suivre le même chemin. Elle sera lancée au 49e congrès, approfondie au 50e et appliquée au 51e, soit au mieux en 2016 », pronostique un vieux loup de mer. « La CGT n’est pas une organisation agile. Elle n’avance qu’au consensus, c’est quasi maladif. Résultat, ça ralentit énormément le rythme », consent un proche de Bernard Thibault. Des lourdeurs qui n’exonèrent pas le secrétaire général de toute responsabilité. « Il déteste la rupture, les conflits, OK. Mais pour savoir jusqu’où il peut aller, encore faudrait-il qu’il connaisse l’organisation », peste un dirigeant de fédération, qui ne l’a pas vu depuis les prud’homales. « Thibault est mal entouré. Dans son cabinet, il lui faudrait des renards, des fouines. Des mecs qui, au lieu de s’enfermer au huitième étage, vont sur les conflits et bouffent avec les patrons de fédé », abonde un membre de la commission exécutive. Pour son quatrième et dernier mandat, voilà le capitaine prévenu. Il doit à la fois tenir la barre et mettre les mains dans le cambouis…

La succession est ouverte

Rumeurs, démentis, intox… Dans les coursives du paquebot CGT, la composition de la future direction confédérale fait beaucoup jaser. Souhaitant faire de la commission exécutive (50 membres) la véritable instance de direction de la centrale, Bernard Thibault militait pour un bureau confédéral resserré, de cinq ou six personnes. Un projet compromis. Dans la maison, on craint comme la peste l’exercice solitaire du pouvoir… Le futur bureau confédéral, qui pourrait compter 8 à 10 membres, devrait perdre 2 poids lourds, Maryse Dumas et Jean-Christophe Le Duigou. Sont aussi donnés partants Alain Guinot, Maïté Lassalle et Graziella Lovera. Parmi les possibles entrants, les noms de Mohammed Oussedik, patron de la Fédération du verre, d’Éric Aubin, leader de la construction, d’Agnès Le Bot, de l’UD du Nord, et de Thierry Lepaon, ex-Moulinex, sont les plus cités.

Mais bien malin qui peut dire qui sera le successeur de Bernard Thibault. Ce dernier, qui n’entend pas briguer un cinquième mandat, cache parfaitement son jeu. À défaut d’avoir l’embarras du choix. Car le renouvellement des troupes, au bureau confédéral comme à la commission exécutive, relève de plus en plus du casse-tête. Parmi les candidats, trop peu de femmes, de salariés du privé et, surtout, de jeunes. « On n’arrive pas à rompre avec la tradition qui veut qu’un dirigeant fasse d’abord ses gammes dans un syndicat, une UD, sa fédération », explique un proche de Bernard Thibault. Sans parler du cactus de la reconversion professionnelle des militants en bout de course. Faute de pouvoir les recaser hors de la maison, la CGT se voit contrainte de les garder. Cette GRH défaillante nuit au dynamisme de la centrale et affaiblit sa capacité d’expertise.

Bernard Thibault, SECRETAIRE GENERAL DE LA CGT
“Etre fort dans certains secteurs ne suffit pas si on est faible ailleurs”

Jugez-vous la CGT capable de répondre aux fortes attentes des salariés à son égard ?

Incontestablement, la CGT est la force motrice dans le paysage syndical français. En termes d’idées, d’influence sur le climat social et d’audience. On n’a donc pas de débats fondamentaux à avoir sur nos objectifs, même si certains jugent encore notre démarche d’unité syndicale comme un fardeau. Mais il existe un paradoxe entre cette image positive et ce que nous sommes réellement en termes d’adhérents et d’implantation.

La puissante CGT aurait des pieds d’argile ?

En interne, il y a une prise de conscience qu’avec nos forces actuelles nous ne pouvons obtenir les avancées que nous revendiquons. Si nous ne parvenons pas à nous développer de manière significative, nous serons, de fait, limités à n’être qu’une organisation qui revendique et conteste.

Mais vous pouvez toujours compter sur de solides bastions…

Certes, mais il ne suffit pas d’être fort dans un secteur si, globalement, on est faible ailleurs. Le commerce, par exemple, est stratégique. La précarité qui s’y développe sert de levier aux employeurs pour tirer l’ensemble des salariés vers le bas. Quand on étend le travail du dimanche dans les magasins, on dégrade aussi les conditions de travail des salariés de la sécurité, du transport ou de la maintenance.

Que faut-il changer dans la CGT pour qu’elle gagne des adhérents ?

Une même chaîne d’activité peut regrouper des gens de l’automobile, de la chimie, du textile. On doit donc s’interroger sur les bons canaux pour fédérer les salariés. Or, actuellement, nos fédérations se sentent trop souvent propriétaires de leurs adhérents. En parallèle, on doit repenser la notion de territoire. C’est un levier fort pour se rapprocher du salariat.

Sur ce sujet, il n’est pas question d’imposer une quelconque uniformisation. Mais j’attends des syndicats qu’ils en débattent au congrès pour enclencher une dynamique positive.

Votre successeur sera-t-il dans le prochain bureau confédéral ?

Beaucoup vont perdre leur temps à scruter ceux qui y rentrent, ceux qui y restent, ceux qui en sortent. Mais le bureau confédéral n’est pas l’instance politique suprême de la CGT. Notre instance dirigeante, c’est la commission exécutive, dont j’aimerais encore renforcer le poids.

Auteur

  • Stéphane Béchaux