Le patron de Ferrero France, filiale du champion de la pâte à tartiner, poursuit la politique sociale de l’entreprise tout en modernisant le dialogue et le management. Une révolution des mentalités dans une structure familiale de tradition paternaliste.
Entrer dans l’usine Ferrero de Villers-Écalles (Seine-Maritime), c’est se retrouver dans la peau de Charlie, le jeune héros de Roald Dahl, aux portes de la grande chocolaterie de Willy Wonka : odorat et papilles sont en alerte ! Mais, déception, sur les cinq lignes de fabrication, impossible de humer la fameuse pâte à tartiner Nutella. La partie de l’usine où elle est fabriquée est tenue secrète. Un penchant pour la discrétion hérité de la maison mère piémontaise. Créée en 1946, celle-ci est toujours propriété de la famille Ferrero. Un empire de 21 600 salariés dans le monde, 15 usines et des marques devenues de véritables stars : Nutella (89 % de part de marché dans les pâtes chocolatées en France), Kinder, Tic Tac, Mon Chéri.
Dirigée depuis janvier par Frédéric Thil, ancien d’Unilever, la filiale française emploie 1 200 salariés répartis sur trois sites dans l’agglomération rouennaise : l’usine de Villers-Écalles, le siège à Mont-Saint-Aignan et l’entrepôt du Grand-Quevilly. Une « quinqua » qui fait figure de bonne élève au sein du groupe. Elle ne fabrique pas moins de 1 million de Kinder Bueno par jour et un tiers de la production mondiale de Nutella, pour un chiffre d’affaires total de 1,16 milliard d’euros. Reste que, hausse du prix du cacao et baisse de la consommation aidant, le marché du chocolat déprime. Pour sortir de la crise, Frédéric Thil préfère avancer à contre-courant : il mise sur les marques mais joue aussi à fond la carte de la politique sociale pour motiver les salariés.
Comme on ne dit pas le Nutella mais la Nutella, on parle de la Ferrero. L’entreprise italienne se veut une mère nourricière pour ses salariés. Une crèche, une conciergerie, deux assistantes sociales, des bourses pour financer les études des enfants des salariés… Difficile de trouver politique sociale plus développée. Entreprise paternaliste ? « Les salariés n’ont pas à se plaindre, explique Didier Blanc, délégué syndical CFTC et responsable de la conciergerie baptisée antenne services. On les protège de tous les côtés. Sur le plan social, on fait partie des salariés les mieux lotis. » L’entreprise va jusqu’à accueillir tous les mercredis et pendant les vacances scolaires les enfants des salariés au sein d’un mini-club installé au deuxième étage. « Ça humanise l’entreprise, note François Patschkowski, le DRH du siège. Dans les nouveaux locaux en construction, ce miniclub aura un espace dédié. Pour développer tous ces services, nous sommes partis des contraintes que les mamans pouvaient rencontrer. La conciergerie est aujourd’hui accessible à tous les salariés. »
Dans la maison Ferrero, la médaille du travail a encore toute son importance. Invités à Alba, berceau piémontais de l’entreprise, ils la reçoivent des mains mêmes du patriarche et de sa femme. En décembre, une grande fête, baptisée la Mama en l’honneur de la mère du fondateur Michele Ferrero et réservée aux membres de la direction générale des différents sites du groupe, est aussi organisée au casino de Deauville. Même les retraités Ferrero sont au cœur de la politique sociale du groupe. En Italie, une fondazione a été mise sur pied pour que les « salariés retraités » gardent le contact avec leur entreprise. En France, sur le site industriel, un local est mis à la disposition du groupe d’initiatives solidaires (GIS), qui réunit aujourd’hui 80 retraités. L’entreprise leur confie par exemple l’organisation des visites de l’usine destinées aux collégiens de la région.
Les dernières annonces de Frédéric Thil ne dérogent pas à l’image d’employeur modèle de Ferrero. En guise de contrat social anticrise, le DG s’est engagé en juin à ce qu’il n’y ait ni licenciement (il n’y a pas eu un PSE en cinquante ans) ni gel des salaires d’ici à août 2010, soit la fin de l’exercice fiscal. La dernière négociation annuelle sur les salaires s’est conclue sur une augmentation générale de 3 % et un plan d’épargne collectif avec abondement de l’entreprise. « Nous avons voulu cet accord populaire pour permettre aux bas salaires d’épargner. Jusqu’à 50 euros, l’entreprise abonde en triplant le montant versé par le salarié », explique François Patschkowski.
Les Ferrero bénéficient par ailleurs d’un treizième mois et d’une participation équivalant à deux mois de salaire environ, bloquée pendant cinq ans au taux du Livret A, plus 4,4 %. « Il n’y a pas de smicards chez Ferrero, affirme le DRH. En raisonnement annuel, tous nos salariés rémunérés au smic touchent 10 % de plus. » « Ensemble justement », c’est le credo de l’entreprise, qui développe et peaufine une politique de responsabilité sociale riche.
Depuis 2005, le chocolatier travaille ainsi avec l’établissement et service d’aide par le travail (Esat) du Mesnil-Esnard et accueille, au Grand-Quevilly, 24 travailleurs handicapés, sourds pour la majorité. Une politique qui ne s’arrête pas à l’entrepôt. « Nous avons également recruté trois travailleurs handicapés l’an dernier sur le site de production », indique Jean-Michel Ollivier, le directeur de l’usine.
Direction et syndicats n’auront jamais autant signé d’accords d’entreprise que ces trois dernières années. Dans les prochaines semaines, ils plancheront sur les droits syndicaux pour organiser la communication syndicale auprès des salariés et sur les seniors et la pénibilité. « Jusqu’ici, l’entreprise ne signait pas d’accords, sauf lorsque la loi l’exigeait. La première vraie négociation sur les salaires a eu lieu il y a deux ans. Toute la politique sociale était régie par le droit d’usage », pointe Fabrice Canchel, depuis trois ans délégué syndical FO – seul syndicat présent à Villers-Écalles. Jusqu’en 2006, le siège de Mont-Saint-Aignan ne comptait qu’une organisation, la CFTC. « Je me suis syndiqué au moment de la signature de l’accord sur les 35 heures, explique Didier Blanc. J’ai choisi la CFTC car c’est un syndicat modéré. »
Depuis, CGC, FO et CFDT l’ont rejointe. L’arrivée d’un syndicat plus combatif que les autres a déstabilisé le management. « On avait des coutumes dans l’entreprise, et certaines personnes ne les ont pas comprises. Le but de la CFTC est de ne pas pénaliser l’employeur et que tout avance dans le bon sens », plaide Didier Blanc. « Culture italienne oblige, nous attachons davantage d’importance au fond qu’à la forme, décrypte de son côté Jean-Michel Ollivier, le directeur de l’usine. L’arrivée de syndicats implique plus de formalisme dans nos relations sociales. »
Un DRH « industriel » est ainsi venu épauler le DRH du siège il y a trois ans. « Il était presque anormal que nous n’ayons pas de syndicat, explique François Patschkowski. Afin de dédramatiser la chose, nous avons fait venir une avocate afin qu’elle forme nos managers peu habitués aux heures de délégation. » Pour la direction, les récentes revendications sont liées à l’antienne présidentielle de Nicolas Sarkozy : le pouvoir d’achat. « Les salariés de l’usine râlaient parce qu’ils ne comprenaient pas que les cadres et la force de vente de Mont-Saint-Aignan touchent des primes et pas eux, précise Fabrice Canchel, à FO. Avec quelques collègues, on s’est dit qu’il fallait se prendre en main et se battre pour les droits collectifs des salariés. »
Après avoir obtenu un premier accord sur les salaires, le syndicat a forcé l’entreprise à se mettre dans les clous sur le financement des deux CE. « Ferrero est une entreprise généreuse, mais la générosité n’interdit pas de respecter le Code du travail. La direction versait les subventions de fonctionnement et des œuvres sociales au seul comité central d’entreprise qui les reversait aux deux CE. Ce qui est illégal », note Éric Baudeu, avocat rouennais de FO. Après un long bras de fer, une assignation en justice qui n’est pas allée à son terme, FO a réussi à négocier un accord sur le financement des CE. « Ce qui me choque le plus, c’est que les syndicats présents jusqu’ici n’ont rien fait pour les garanties collectives des salariés. Avec l’accord sur les 35 heures, par exemple, on a perdu la prime d’ancienneté, alors que c’est une prime conventionnelle, regrette Fabrice Canchel. Depuis, nos relations se sont apaisées et nous construisons petit à petit ces droits collectifs. »
Si le tutoiement est de rigueur et la porte du DG toujours ouverte, l’entreprise n’en garde pas moins ses origines piémontaises, assez conservatrices. Dans la salle du comité de direction, un portrait de M. et Mme Ferrero trône en bonne place sous l’œil protecteur et bienveillant d’une Madone, également présente à l’entrée du site de Villers-Écalles. Tous les ans, les membres de la direction du groupe sont invités par la famille à participer au pèlerinage de Lourdes. Et il n’y a pas si longtemps, les dirigeants de la filiale française étaient en majorité des managers italiens, envoyés par le siège.
Aujourd’hui la maison mère respecte davantage les contingences locales et Frédéric Thil affirme avoir suffisamment de marge de manœuvre pour diriger la filiale. La crise économique représente pour lui une opportunité de changement, notamment au niveau du management. Une évolution déjà entamée par son prédécesseur, Marco Capurso. « Nous devons renforcer notre middle management, explique Frédéric Thil. Le pouvoir de décision est trop concentré sur quelques personnes. »
Pour parvenir à cette révolution des mentalités, la direction a réalisé un immense brainstorming dans l’entreprise. « À partir de ces questionnaires et des nombreuses réunions organisées, nous avons élaboré un plan d’actions et d’engagements, indique Joane Husson, responsable des relations publiques et maître d’œuvre de la politique de responsabilité sociale et environnementale. Plutôt que de dire et de faire sans partager, le comité de direction a choisi d’écouter les attentes des salariés. Ce n’est que de cette façon qu’ils se sentiront responsables. » Concrètement, 45 cadres ont été identifiés et constituent aujourd’hui le middle management de Ferrero. « L’objectif est que ce groupe de salariés challenge la direction. Nous passerons par exemple par un exercice d’évaluation 360° pour améliorer nos pratiques. Ce groupe doit aussi être capable de s’approprier la stratégie de l’entreprise pour la traduire auprès des équipes », précise le directeur général.
Parallèlement, le DRH organise trois fois par an des réunions pour tenir les salariés informés de l’évolution du business. À l’usine, pour Jean-Michel Ollivier, son directeur, « cette évolution passera sans doute par une réorganisation des lignes hiérarchiques. À l’heure actuelle, rien n’est décidé. Notre vrai défi est de trouver de nouveaux leviers de motivation pour la jeune génération d’opérateurs et de techniciens. L’usine tourne jour et nuit. Elle ne ferme que trois semaines en juillet. Auparavant, les salariés n’avaient pas de mal à venir travailler le week-end. Aujourd’hui, on sent que c’est plus difficile. La motivation, nous la retrouverons sans doute en accordant plus d’autonomie aux équipes ».
Pour réellement faire peau neuve et accompagner sa croissance, Ferrero France agrandit son siège social, devenu trop exigu. Les équipes devraient rapidement prendre possession de leur nouvel espace de travail, traduction concrète de l’évolution managériale voulue par Frédéric Thil : open space à tous les étages ! Car la mobilité professionnelle est l’autre levier de motivation identifié. Un exercice que l’entreprise pratique surtout au niveau du siège entre ses équipes de marketeurs et de commerciaux. « Il faut travailler la cross fertilization. J’en suis le produit », explique Frédéric Thil, arrivé chez Ferrero par la direction commerciale avant de se voir confier la direction marketing, un métier qu’il ne connaissait pas. « Toutes les directions ne prennent pas ce type de décision. Nous poussons nos équipes à prendre des risques. Les parcours professionnels peuvent sembler moins sécurisés », poursuit-il.
Pour le directeur des ressources humaines, « l’objectif est de construire de vraies évolutions de carrière, d’autant que les salariés vont devoir travailler plus longtemps ». L’entreprise recrute très régulièrement des commerciaux. Elle s’est construit une force de frappe de 400 vendeurs (la plus importante force de vente au niveau de la grande distribution selon le chocolatier) qu’elle doit entretenir. 75 % de ses commerciaux terrain ont moins de cinq ans d’ancienneté.
Même politique en ce qui concerne le marketing, l’autre marque de fabrique de Ferrero. « Nous avons abandonné l’école de vente que nous avions créée il y a quelques années car les commerciaux ne restaient pas, explique le DRH. Je mise davantage sur des formations de type intégration pour bien accueillir les nouveaux salariés, les former à nos méthodes de vente et de marketing et leur donner les clés de compréhension de l’entreprise. » Ferrero France doit continuer d’attirer les jeunes diplômés, séduits par la politique sociale mais réticents à l’idée de s’établir dans l’agglomération rouennaise. Et pourtant, quand on a goûté à la fabrique mondiale de Nutella, difficile de décrocher. Le turnover ne franchit pas la barre des 4 %.
Sans doute la fiscalité locale aura-t-elle séduit Michele Ferrero, fils du créateur, mais c’est aussi pour mettre sa famille en sécurité, à l’époque des Brigades rouges, qu’il a choisi le Luxembourg pour le siège social de l’entreprise. Si, à 84 ans, Michele reste aux commandes, ses deux fils l’épaulent. Giovanni dirige le marketing et le commercial, Pietro le projet industriel. Ainsi, Frédéric Thil reporte à Giovanni ; Jean-Michel Ollivier, qui dirige l’usine française, à Pietro.
1946
Création par Pietro Ferrero.
1956
Implantation en Allemagne.
1959
Ferrero arrive en France et débute en 1961 la fabrication de la Supercrema, future Nutella.
2009
Le groupe a 15 usines dans le monde dont 10 en Europe. L’Italie arrive en tête avec 6 690 salariés, suivie de l’Allemagne (3 600 salariés).
Le premier réflexe en période de crise est d’alléger les coûts. Nous avons fait d’autres choix stratégiques : soutenir nos marques et renforcer notre politique sociale et salariale. Les sociétés qui sortiront rapidement de cette crise sont celles qui travailleront sur leurs valeurs. Crèche, garderie, antenne services, nous avons beaucoup investi dans la qualité de vie au travail de nos salariés. Il était important de lancer des signaux positifs. Nous devons encore nous améliorer sur les congés de maternité et de paternité. Il faudrait par exemple être un peu plus clairs sur le fait qu’on incite les papas à prendre leur congé. Aujourd’hui le budget consacré à notre politique sociale représente plus que l’enveloppe destinée aux augmentations générales.
Nous avons beaucoup plus de temps que d’autres. Nous pouvons distinguer croissance et rentabilité, tandis que les entreprises cotées en Bourse recherchent à tout prix la croissance profitable. Dans une entreprise familiale, un directeur général peut faire des choix. Et surtout prendre des risques.
Avant de mettre en œuvre une politique sociale ambitieuse, il faut commencer par maintenir l’emploi dans notre usine. Si nous n’avons pas d’usine en France, quel serait l’intérêt de garder l’entreprise. Notre maître mot, c’est la qualité des produits Nutella et Kinder Bueno. Nous la devons au savoir-faire des salariés de notre usine de Villers-Écalles. D’autre part, je suis persuadé que les consommateurs vont de plus en plus faire attention à la démarche sociale et sociétale de l’entreprise dont ils achètent les produits. La RSE n’a rien à voir avec du mécénat. Elle ne se décrète pas, mais se gagne. Si nous nous engageons, c’est pour être meilleurs que les autres.
Ce qui était surprenant, c’était de ne pas avoir de syndicat. Le dialogue social existait néanmoins. L’entreprise cultive naturellement une grande proximité avec ses salariés. Aujourd’hui, nous sommes challengés par les organisations syndicales, et c’est bien. Il faut que les syndicats s’approprient la stratégie de l’entreprise, la comprennent, et que nos relations soient plus fluides.
Nous travaillons sur un accord pour la mise en œuvre d’un Perco. Nous réfléchissons par ailleurs à la situation des seniors dans l’entreprise. Nous allons tous travailler plus longtemps. Nous devons revoir la gestion des carrières. On entend souvent l’idée de faire des seniors des tuteurs au profit des jeunes. Je ne sais pas si tous les seniors se sentent l’envie d’encadrer des jeunes. En revanche, ce que l’on n’a pas, ce sont des collaborateurs responsables de carrière. C’est une mission que l’on pourrait confier aux seniors car ils connaissent bien l’entreprise.
Nous ne sommes pas au bon ratio dans ce domaine. Nous recrutons dans les écoles de commerce et ce vivier ne nous permettra pas d’inverser la tendance. Pour favoriser la diversité, il faut parfois forcer le destin pour faire avancer les mentalités. Nous avons lancé, il y a trois ans, la démarche Tremplin pour réussir avec l’école de commerce de Rouen. Ferrero France contribue ainsi à la formation de jeunes gens en rupture avec le milieu scolaire. Cette démarche nous permet d’identifier et de recruter les salariés de demain.
Nous sommes adhérents à l’Ania, mais j’ai l’impression d’être bien loin des débats qui agitent le Medef. Le temps passé sur certains sujets, comme la rémunération des grands patrons, est inversement proportionnel à ce qui nous préoccupe. Chez Ferrero, nous n’avons ni stock ni parachute doré. Il n’y a aucun lien entre la valorisation de la société et ma rémunération.
Propos recueillis par Anne-Cécile Geoffroy et Sandrine Foulon
FRÉDÉRIC THIL
48 ans.
1987
Entre chez Unilever et y occupe différentes fonctions au sein de la direction commerciale.
2001
Entre chez Ferrero France en tant que responsable des négociations tous circuits.
2002
Directeur commercial.
2005
Directeur marketing.
2009
Directeur général.