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Enquête

Les bénévoles du Net sur le front 24 heures sur 24

Enquête | publié le : 01.09.2009 | Laure Dumont

Blogueurs, développeurs, utilisateurs…, à chaque instant, une armée de volontaires alimente le Web dans une vaste communauté d’échanges. Sans que les flux d’argent disparaissent pour autant.

Au commencement était le Web. Puis vint le Web 2.0, avec une idée neuve à la clé : Internet est désormais une construction collective. Un idéal qui a fait naître de facto – derrière une philosophie très démocratique en apparence et fondée sur l’échange et la gratuité des savoirs – une main-d’œuvre insolite innombrable, bénévole et multiforme : celle que constitue désormais la grande communauté des internautes. Des blogueurs – dont certains sont devenus les nouveaux hommes-sandwichs des marques – aux volontaires du Net, qui contribuent au développement de sites et de logiciels, comment faut-il comprendre que des millions de gens contribuent chaque jour bénévolement et parfois plusieurs heures durant à la construction de la Toile du XXIe siècle ?

Les leaders d’opinion d’aujourd’hui. Prenons les blogs, qui sont la partie la plus visible du Web 2.0. Ils ont fleuri aux quatre coins de la Toile pour parler de tout et de rien, mais surtout de nouvelles technologies, de cuisine, de politique ou encore de BD, quand ce n’est pas de la propre pomme de leurs auteurs. Mais le Web donne à ces propos un écho qui va bien au-delà d’une feuille blanche à laquelle on livrerait ses états d’âme. Voilà que ces plumes virtuelles sont devenues les leaders d’opinion d’aujourd’hui, et donc de possibles prescripteurs à l’audience potentiellement exponentielle. « Les blogs deviennent un média comme les autres, note Grégory Pouy, de l’agence BuzzParadise. Les blogueurs entrent aujourd’hui dans le plan de communication des entreprises. » À peu de frais.

Les grandes marques ont flairé l’aubaine et des agences Web se chargent de la mettre en œuvre. « Notre métier est de faire le lien entre nos clients et un fichier de 8 000 blogs les plus lus, soit 15 000 visiteurs par mois en moyenne, dans 12 pays, explique Grégory Pouy. Depuis notre création en 2005, nous avons monté 150 opérations mettant en relation des dizaines de blogueurs avec des marques comme Sony, Guerlain, Bic, etc. » Le principe est simple : la marque crée un événement exceptionnel auquel des blogueurs repérés par l’agence sont invités pour qu’ils en parlent ensuite sur leur site. Elle s’offre ainsi à moindre coût une publicité en ligne gratuite. Que du bénéfice, quand on sait, en comparaison, qu’une page de publicité dans un grand magazine féminin peut atteindre 25 000 euros.

Pour le lancement d’un de ses derniers parfums, Chanel a ainsi convié les 15 plus grands blogueurs au monde dans le domaine du luxe et de la beauté à une visite très private de l’appartement de Coco Chanel. Les Petrossian ont, pour leur part, reçu un petit groupe de blogueurs éberlués pour un dîner de caviar. « J’ai conduit des voitures assez rares, vu des circuits incroyables en Espagne, raconte Gonzague, 21 ans, triple blogueur, et ce week-end je pars découvrir la Corse avec Corsica Ferries. » Tous frais payés. Sur son blog dédié à l’univers de l’automobile, les tests de conduite qu’il publie sont lus par plus de 2 000 visiteurs par mois.

Salariés d’agences Web, étudiants ou chômeurs, Gonzague, Delphine, Marie et les autres consacrent plusieurs heures quotidiennes à leurs blogs. « Pour moi, ce temps n’est pas du travail, mais du plaisir, commente l’un de ces blogueurs stars ; je cherche à vivre des expériences exceptionnelles et à les faire partager à mes lecteurs. » Tous se disent libres de leurs propos et snobent le « billet sponsorisé », nouvel exercice de style par lequel une marque rémunère (de 15 à 1 500 euros selon l’audience du blog) un article qui vantera tel ou tel de ses produits. Car le billet sponsorisé dévoierait l’esprit des blogs…

Mais le Web 2.0 met aussi la communauté à contribution de manière beaucoup moins chic. En sollicitant la contribution bénévole – ou très faiblement payée – des internautes, des sites surfent allégrement sur la vague collaborative pour sous-traiter les tâches – souvent répétitives et sans grand intérêt – qu’elles jugent insuffisamment rentables pour leur accorder une ligne budgétaire. En 2006, le magazine Wired a baptisé cela le crowdsourcing en citant les exemples d’Amazon ou de Google qui en appellent à la bonne volonté de leurs utilisateurs du monde entier pour compléter une application ou traduire une version de leur site. Quand, en février 2008, il a fallu « localiser » Facebook en France, ce sont des internautes français qui se sont chargés de traduire le site de l’anglais au français. L’affaire a été bouclée en quarante-huit heures ! Efficacité garantie, donc, avec un argument imparable : « Tout le monde y trouve son intérêt. »

InnoCentive garantit à ses clients la force de travail des 175 000 internautes de sa base, chercheurs ou passionnés lambda, pour trouver une solution à leur problème

Avis aux amateurs. Facebook propose actuellement de contribuer à sa traduction en perse, en yiddish ou en ourdou ! A vot’bon cœur messieurs-dames… Depuis 2001, le site InnoCentive exploite pour sa part la matière grise disponible grâce au Web. Des entreprises exposent des problèmes précis sur ce site, dans une dizaine de disciplines allant de l’agriculture à la chimie en passant pas les maths. InnoCentive garantit à ses clients la force de travail, voire le génie, de 175 000 internautes inscrits dans sa base – chercheurs, développeurs, passionnés lambda dispersés dans 175 pays – qui peuvent trouver la solution à leur problème. Il y a certes une carotte à la clé : une récompense allant de 5 000 à 1 million de dollars, mais la somme est versée uniquement dans le cas où une solution est effectivement découverte et elle n’est touchée in fine que par un seul internaute. Et tant pis pour tous les autres qui auront consacré des heures, voire des jours, à tenter de résoudre tel ou tel casse-tête !

Damien Douani, qui observe les innovations numériques de la fenêtre de ses trois blogs, s’interroge : « Faut-il considérer ces pratiques comme un épiphénomène ou comme du dumping social ? Je reste convaincu que la dimension communautaire du Web est non seulement un mode de mise en relation exceptionnel et puissant, mais qu’elle contribue aussi réellement à un accroissement des savoirs disponibles. » Carlos Diaz, patron fondateur de BlueKiwi, spécialiste du logiciel collaboratif, va plus loin : « Quand un salarié de ma société parle spontanément de BlueKiwi sur Twitter ou sur son blog, cela représente une valeur inestimable, impossible à rémunérer. » Car, au bout du compte, de la valeur est effectivement créée et les flux d’argent existent réellement. Reste à savoir quels intérêts ils servent.

Tristan Nitot, le P-DG de Mozilla Europe, éditeur du navigateur gratuit Firefox, est d’une grande lucidité sur le sujet. Il connaît bien le Net marchand pour l’avoir pratiqué chez Netscape. Mais ce pur et dur du logiciel libre (dit aussi open source, ce qui signifie que le code source du logiciel est accessible à tous, contrairement aux codes sources des logiciels payants comme Internet Explorer), qui se définit, à 42 ans, comme un « vieux digital native », veut rester cohérent : « Il y a quelques années, un journaliste avait évalué Mozilla pour une hypothétique cotation en Bourse à 4 milliards de dollars ! C’est tout le contraire de la philosophie de Mozilla, qui s’est construit sur l’idée d’intelligence collective et sur le partage du savoir, sans marchandisation. »

En 2007, la Fondation Mozilla a recueilli 68 millions de dollars grâce à ses partenariats commerciaux : « Ça nous suffit pour payer les 225 salariés de Mozilla dans le monde », indique Tristan Nitot. Des « vrais » salariés relayés par les 1 000 fidèles qui rédigent bénévolement du code pour le développement des versions successives de Firefox (la version 3 est sortie cet été) et par quelque 10 000 volontaires qui testent les versions en question et les nettoient de leurs bugs si besoin. « J’y passe une à deux heures par jour, raconte Cédric, ingénieur informatique et contributeur Mozilla. C’est une manière de me rendre utile, comme si je participais à une association. »

Pierre, urbaniste, est pour sa part un wikipédiste accro qui a pu passer jusqu’à huit heures d’affilée devant son écran pour corriger des erreurs relevées dans des articles de l’encyclopédie en ligne : « Oui, cette contribution est du travail dans la mesure où elle mobilise du temps et des compétences intellectuelles, reconnaît-il. Mais la rémunérer reviendrait à mettre le doigt dans un engrenage. C’est dans la nature de l’homme de transmettre ce qu’il sait. » Philosophes, les nouveaux internautes ? ou naïfs ? Par leur enthousiasme et leur investissement, ils font certes bouger les lignes du travail de papa. Mais la grande communauté des travailleurs en sortira-t-elle gagnante ?

Hervé Juvin, économiste, président d’Eurogroup Institute
“Revenu et travail sont déconnectés”

Comment se distend le lien entre temps, travail et rémunération ?

Pour comprendre, il faut revenir au contexte de l’instauration du salariat au XIXe siècle. Le problème pour les patrons était alors que les gens reviennent travailler le lendemain, après avoir été payés. Cela s’est fait au prix d’une autorité patronale et d’un encadrement quasi militaire des ouvriers, car ce n’était pas du tout naturel pour eux. Le salariat est une construction artificielle, et l’on oublie par quel formatage les gens sont passés pour s’y conformer. On assiste aujourd’hui au mécanisme presque inverse. L’argent perçu est de plus en plus décorrélé du travail. On vit déjà dans une société où plus de la moitié des revenus est issue des transferts et de l’assistance. Aux États-Unis, en revanche, le travail continue d’assurer l’essentiel de la rémunération. Le lien entre travail et revenu est beaucoup plus direct et brutal. Chacun ne dépend que de ses propres forces.

Comment en est-on arrivé à cette situation ?

Le rapport entre revenu, existence et utilité sociale s’est modifié. La déconnexion entre revenu et travail réalisée via les transferts grandit aussi par la diffusion de la participation au capital ; elle est illustrée avec les stock-options, l’épargne salariale, les primes de départ. On a vu des salariés se constituer des patrimoines considérables en vingt ans après être passés dans quatre entreprises différentes et avoir bénéficié à chaque fois de grosses indemnités de départ. Ces situations ont généré de fortes inégalités et distendu le lien avec le travail réellement effectué.

Comment expliquer l’engouement des internautes qui travaillent gratuitement pour le Web ?

Beaucoup de ces internautes veulent appartenir à une communauté et être reconnus. Le lien et la reconnaissance ne passent plus seulement par le salariat. Le paradigme du travail salarié né au XIXe siècle est en train de disparaître au profit d’un nouveau modèle dont on a encore du mal à définir les contours, et la crise accentue les brouillages de cette évolution encore peu lisible. Il me semble toutefois que ce travail sur Internet est terriblement isolant et qu’il accroît la déstructuration du lien social. La solitude du travailleur intellectuel sera un sujet du futur.

Propos recueillis par L. D.

États-Unis : bosser gratis pour rester branché sur le monde du travail

Julie Greenberg et Alan Shusterman n’attendaient pas un tel succès à leur première soirée happy hours en mai dernier. Ce ne sont pas 30 mais 400 personnes qui se sont déplacées dans ce bar à vins de San Francisco. Même succès pour la deuxième soirée en juin. Objectif des happy hours de Jobnob.com : mettre en relation des dirigeants de start-up de la Silicon Valley avec des demandeurs d’emploi pour des postes à pourvoir… mais pas de salaire ! Au départ, le site Jobnob.com n’était qu’une longue liste comparative de salaires par activité et par entreprise, entièrement gratuite, et une liste d’offres d’emploi, de plus en plus réduite. Très vite, Julie et Alan, ses créateurs, ont compris que cela ne suffisait pas. Pour comparer des salaires, répondre aux offres et négocier devant son futur patron, encore faut-il qu’il y ait des postes à pourvoir. Or, avec 11,8 % de chômeurs en juillet, la Silicon Valley est frappée de plein fouet par la crise. Infographistes, webmasters, ingénieurs expérimentés sont au chômage depuis plusieurs mois. Ils sont prêts à offrir leurs services sans être rémunérés pendant quelques semaines, voire quelques mois, en échange de promesses et de lignes supplémentaires sur leur CV. « Après avoir répondu à des dizaines d’annonces sans recevoir la moindre réponse, après avoir participé à des foires à l’emploi où les employeurs se font de plus en plus rares, le temps passe… et il est difficile de justifier quatre ou cinq mois d’inactivité sur un CV. Les gens qui viennent ont des CV impeccables, ils sont nombreux à avoir été formés à Stanford ou au MIT », constate Julie Greenberg. Les chercheurs d’emploi doivent offrir au minimum cinq heures par semaine à l’entreprise. L’employeur, lui, n’a aucune obligation, mais s’il cherche du personnel à temps plein sans le rémunérer il n’est pas considéré comme sérieux. Les start-up manquent de liquidités pour embaucher un salarié à 100 000 dollars par an. Mais elles doivent développer leur projet et trouver du personnel. Elles s’engagent à faire profiter l’« employé gratuit » des bénéfices de l’entreprise dès que l’économie sera relancée. Cela se traduit la plupart du temps par un pourcentage (infime) des parts de l’entreprise (equity). Certaines start-up promettent un bon salaire lorsque l’activité redeviendra florissante, d’autres offrent une rémunération à la commission. Depuis, selon Julie Greenberg, les appels d’employeurs, de chômeurs et de personnes voulant organiser ce type d’événements affluent de tous les États-Unis. « Je pense que d’ici à quelques mois nous allons voir des happy hours offrant des “free jobs” partout dans le pays. C’est très nouveau, car ici, aux États-Unis, on a l’habitude de travailler bénévolement pour des ONG, pas pour des entreprises », explique-t-elle. Jobnob.com doit d’ailleurs organiser une autre soirée happy hours, cette fois-ci à Los Angeles.

Valérie Cantié, à Los Angeles

Auteur

  • Laure Dumont