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“L’éthique des affaires s’est heurtée aux règles du marché”

Actu | Entretien | publié le : 01.09.2009 | Jean-Paul Coulange, Sandrine Foulon

Pour l’auteur de Qu’est-ce que l’éthique des affaires ?, cette discipline a influé sur les devoirs des dirigeants mais échoué à changer les pratiques des entreprises.

Vous démontrez dans votre livre que l’éthique des affaires n’est pas une question nouvelle…

Certains discours récents pourraient faire penser que l’éthique est un nouveau sujet de réflexion, mais ce n’est absolument pas le cas. Au XIXe siècle déjà un mouvement philanthropique, né aux États-Unis et lié à la tradition protestante, évoquait la morale dans les affaires. En 1899, l’industriel Andrew Carnegie soutenait la thèse du stewardship : un dirigeant est une sorte d’intendant chargé de gérer sa richesse pour le compte de la société, sous le regard de Dieu… Et avant la crise de 1929 se posaient déjà des questions conceptuelles et pratiques sur l’éthique des affaires, par exemple sur les codes éthiques, assez semblables à celles qui se posent aujourd’hui.

Les dirigeants d’entreprise ont-ils choisi cette voie vertueuse ?

Les thèses ont bien sûr évolué. En 1968, Albert Carr compare la vie des affaires à un jeu de poker où il est permis de bluffer et de mentir pour atteindre ses fins. Ainsi certaines pratiques moralement réprouvées dans la sphère privée, qui plébiscite des valeurs de bonne foi et de sincérité, seraient-elles acceptables dans le monde des affaires. La perspective de Carr a de multiples effets. Par exemple, intégrer le fait que ce monde est régi par des règles de morale minimales (celles d’un « jeu ») peut influencer la manière dont on enseigne l’éthique des affaires aux étudiants. Si, en revanche, on estime qu’une entreprise a un rôle social à jouer et si, de surcroît, on s’inspire d’Aristote, qui nous explique comment mener une vie bonne, on enseigne tout autre chose.

Quelle thèse est privilégiée en pratique ?

Elle se situe sans doute entre les deux. Il n’y a pas, d’un côté, des gens qui sont seulement des joueurs et, de l’autre, des gens qui ont une vision très morale de l’entreprise. J’ai réalisé une recherche en éthique appliquée au sein d’une banque mutualiste. Une telle entreprise peut très bien réussir à refléter des valeurs d’écoute et d’authenticité dans la relation avec ses clients tout en réalisant ses objectifs commerciaux. Par ailleurs (c’est presque une évidence), l’entreprise est sensible aux demandes de la société. Même quand Barack Obama ou Nicolas Sarkozy s’expriment sur la moralisation du capitalisme ou sur la rémunération des dirigeants, leur discours produit des effets pratiques sur les entreprises.

Mais cette construction théorique déjà ancienne sur la morale des affaires n’a pas empêché les scandales d’éclater…

Il est vrai que l’éthique des affaires a échoué à changer radicalement les pratiques des entreprises. Elle s’est heurtée à un mur infranchissable, celui du fonctionnement du marché. Pour le dire de façon trop abrupte, lorsque l’on veut absolument gagner, la notion de fair-play disparaît et on ne peut qu’assister à des scandales comme Enron, Parmalat ou encore celui des subprimes.

La discipline a-t-elle totalement échoué ?

Non, car depuis trente ans elle a clarifié des notions, proposé des concepts, posé la question du rôle du dirigeant d’entreprise et de ses devoirs moraux envers la société. Ainsi, avec la théorie des parties prenantes d’Edward Freeman en 1984, on a assisté au développement de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) qui a, dans une certaine mesure, imprégné la manière dont les entreprises pensent leurs relations avec autrui.

N’est-ce pas qu’un discours cosmétique ?

En réalité, la RSE produit des effets, ce pour beaucoup de raisons. Comme dans la vie, les entreprises ont avantage à jouir d’une bonne réputation. Soyez apprécié d’une dizaine d’amis et vous pourrez sans doute compter sur eux dans le futur. Une telle réciprocité morale indirecte est un ressort essentiel de l’éthique dans les affaires. Lorsqu’une entreprise élabore une politique en matière de RSE, lorsqu’elle cherche à développer des modes de relation vertueux avec ses clients, ses fournisseurs, la société, il y a des chances pour que, d’une certaine façon, elle se prenne au jeu de la RSE. En tout cas, par ses initiatives présentes, elle se préengage, souvent sans en mesurer les conséquences sur ses engagements futurs. Les discours sur la RSE contribuent à mettre au premier plan la question du bénéfice social apporté par l’entreprise, alors même que, sur un plan moral, la théorie des parties prenantes pouvait avoir tendance à s’essouffler ces dernières années. Avec la crise et l’intervention de l’État dans certaines entreprises, cette question rejaillit. Comme à l’époque du New Deal de Roosevelt.

ALAIN ANQUETIL

Philosophe.

PARCOURS

Diplômé de HEC, Alain Anquetil a obtenu un doctorat en sciences cognitives à Polytechnique. Considéré comme l’un des principaux experts français en matière d’éthique des affaires, il enseigne cette discipline à l’École supérieure des sciences commerciales d’Angers et y consacre l’essentiel de ses recherches au sein du Cerses (CNRS-université Paris-Descartes). Il a publié en 2008 Qu’est-ce que l’éthique des affaires ?, aux éditions Vrin.

Auteur

  • Jean-Paul Coulange, Sandrine Foulon