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Vie des entreprises

Gros temps pour les ferries transmanche

Vie des entreprises | Match | publié le : 01.06.2009 | Grégory Danel

Dans les deux compagnies qui se partagent le trafic Calais-Douvres, les réorganisations sont à l’ordre du jour. SeaFrance, surtout, est très touché par la crise. Côté management RH, tout oppose le français et le très anglo-saxon P & O.

En cette fin avril, les comités d’entreprise de SeaFrance s’enchaînent. Aux CE autrefois organisés à bord des car-ferries, direction et syndicats ont préféré le cadre plus feutré d’un hôtel trois étoiles de Calais. À l’intérieur, on discute chiffres. De mauvais chiffres, ceux de SeaFrance, et d’un plan de redressement dicté, explique la direction, par « les graves difficultés financières et économiques de l’entreprise ». Le directoire veut mettre en œuvre un plan de sauvegarde de l’emploi. Celui-ci prévoit le redimensionnement de la flotte, ramenée de sept à trois ferries, la réorganisation des tâches et des missions des personnels et, surtout, la diminution de 40 % de l’effectif. Soit la suppression de 650 emplois – sédentaires et navigants – sur les 1 580 que compte la compagnie française, premier employeur privé du Calaisis. CFDT et CGT proposent de leur côté le maintien d’une flotte à quatre navires (plus un en réserve) et envisagent de 150 à 350 suppressions de postes sans licenciements secs grâce à des mesures d’âge et à une convention de reclassement au sein de la SNCF. Selon la direction, SeaFrance a été durement touché par la baisse du fret en 2008 entre le continent et l’Angleterre.

100 000 euros par jour. Quant à l’effondrement de la livre sterling face à l’euro, c’est une catastrophe pour une société qui engrange l’essentiel de ses rentrées de cash en monnaie britannique mais réalise ses dépenses en euros. SeaFrance a perdu 20 millions d’euros en 2008 et perd actuellement « 100 000 euros par jour », s’alarme Vincent Launay, directeur général adjoint, responsable du pôle opérations. « Attendre, sans agir, une hypothétique reprise économique rapide serait irresponsable et condamnerait l’entreprise au dépôt de bilan », résume le directoire.

De l’autre côté du détroit, à Douvres, l’état-major de P & O Ferries estime lui aussi que 2009 « sera une année difficile ». Dans une lettre datant de début avril, Helen Deeble, la directrice générale, a prévenu ses salariés de mer du Nord des défis qui les attendaient. « Ne rien faire n’est tout simplement pas une option », leur a-t-elle écrit. Traduction : en plus du gel des salaires déjà annoncé, les employés doivent s’attendre à une réorganisation de l’entreprise avec, à la clé, des suppressions de postes. Déjà, en novembre 2008, 80 employés britanniques avaient été licenciés sur la ligne Douvres-Calais.

À partir de 2002, P & O, encore bénéficiaire, a révisé sa stratégie et taillé dans les effectifs

Made in France vs fish and chips. P & O/SeaFrance, difficile d’imaginer rivaux plus dissemblables. « Le voyage made in France contre la compagnie fish and chips », commente un observateur du milieu maritime. D’un côté, la culture de l’armement public français. De l’autre, un puissant groupe privé international dont les résultats sont scrutés par les financiers de la City. Seul point commun : leur discrétion en cette période économique houleuse. Ni Jean-Claude Dechappe et Jean-Marc Galindo, les responsables RH de SeaFrance, ni Clive Mowatt (côté anglais) et Brigitte Behague (côté français), de P & O, n’ont d’ailleurs souhaité s’exprimer.

Basé à Douvres, fruit de rachats et de fusions successifs, P & O Ferries appartient au groupe Peninsular & Oriental Steam Navigation Company, héritier de la mythique Compagnie des Indes. Fleuron de l’industrie maritime britannique, détenteur notamment de 29 terminaux portuaires à travers le monde, il a été acheté en 2006 par Dubai Ports World. P & O Ferries emploie 4 400 personnes, majoritairement des Britanniques, et exploite quatre routes maritimes entre l’Angleterre et le continent. Environ 2 500 personnes font fonctionner les cinq ferries passagers et les deux fréteurs qui traversent le Channel , 24 heures sur 24 (35 départs par jour). Parmi eux, un peu plus de 300 salariés français, dont 10 % à peine travaillent sur les navires. Chez les Anglais, les équipages alternent sept jours de travail à bord et sept jours de repos à terre. « Ils vivent à bord », explique un porte-parole. Comme leurs collègues de SeaFrance, les salariés français enchaînent six jours de travail avec quatre jours de repos ; 90 % des salariés travaillent en shift (travail posté deux matinées, deux après-midi, deux nuits).

SeaFrance a, pour sa part, vu le jour le 1er janvier 1996. Présente depuis des décennies dans le consortium européen Sealink, la SNCF, la maison mère de SeaFrance, s’engageait alors pour la première fois à 100 % dans le transport maritime sous pavillon français. Les débuts ont été difficiles. Car c’était la « fin de l’âge d’or », l’époque où les car-ferries transportaient jusqu’à 20 millions de passagers par an. Avant que la montée en puissance du tunnel sous la Manche, la fin en 1999 de la vente des produits détaxés à bord des navires et l’émergence des compagnies aériennes low cost cassent le marché.

Mais SeaFrance, malgré les Cassandre, a survécu. Sans doute grâce aux deniers de la SNCF et à ceux de l’État sans qui il ne serait pas aujourd’hui la deuxième compagnie de car-ferries, avec environ 40 % du marché entre Calais et Douvres. Société anonyme à directoire présidé par Pierre Fa, un ancien de chez Elf, son siège social est basé à Paris. Un éloignement qui n’est pas sans faire grincer quelques dents du côté des élus locaux de Calais, où sont basés l’essentiel de ses 1 580 salariés (trois quarts de navigants, un quart de sédentaires).

Des mots très durs. À l’opposition commerciale entre P & O et SeaFrance se superpose une opposition de style dans le management des ressources humaines. André Haffreingue, délégué CGT de P & O, se souvient encore des mots très durs qui ont accompagné la brutale fermeture du service maritime entre Boulogne et Douvres en 1993 : « Vous n’êtes rien pour nous », avaient alors déclaré des représentants de la direction britannique aux salariés français décontenancés. « La direction a été, depuis, obligée de se civiliser », poursuit-il. Le syndicaliste se félicite d’avoir obtenu en 2005 la mise en œuvre d’un plan de carrière qui permet aux salariés de progresser tous les quatre ans d’un échelon (sur huit) ainsi que de la persistance des acquis sociaux. Quant aux salaires, ils sont en moyenne plus élevés que chez SeaFrance.

Cependant, comme le résume le syndicaliste, quand la direction décide, « il n’y a pas à discuter ». À partir de 2002 et malgré des bénéfices, la compagnie révise sa stratégie sur le transmanche et taille dans les effectifs. Elle ferme toutes ses lignes entre l’Angleterre et la Normandie et supprime plus de 1 000 emplois sur Douvres-Calais. « En Angleterre, ça s’est fait assez rapidement. Ils ont plus de facilité pour quitter un emploi et en retrouver un autre. En France, le plan social a duré des mois, raconte Jean-Michel Inglis, patron de la communication continentale de P & O. On a changé la structure avec moins de personnel à bord. » La vente en restauration et boutique a été la plus « restructurée ». À terre, des postes ont été cumulés. Selon les navires, on compte désormais de 80 à 120 navigants. Pour optimiser l’utilisation du personnel face aux fluctuations du trafic, la gestion RH est informatisée : « le yield management est très poussé », résume Jean-Michel Inglis. Enfin, si P & O Ferries privilégie l’emploi local sur Douvres-Calais, il a développé le recours à des agences pour lui fournir du personnel de bord étranger (Portugais, Philippins) sur ses lignes plus longues.

De 2001 à 2008, très bénéficiaire, SeaFrance a embauché et multiplié les accords sociaux

À P & O, la CGT et la CFDT font liste commune et sont majoritaires. Côté anglais, GMB-Britain’s General Union ; Rail, Maritime and Transport Workers ; Nautilus UK se partagent la syndicalisation des personnels sédentaires et navigants. Lorsque la direction souhaite informer ou consulter les partenaires sociaux à l’occasion d’une décision transnationale, toutes ces organisations se retrouvent en comité d’entreprise européen. Mais les relations entre les syndicats des deux pays s’arrêtent là ou presque. « Il est difficile d’imaginer des actions en commun car les différences de culture sont importantes », juge André Haffreingue. Le syndicalisme des marins anglais chez P & O ne s’est en effet jamais remis d’un conflit très dur qui l’opposa, à la fin des années 80, à une direction alors proche de Margaret Thatcher.

Chez SeaFrance, c’est une tout autre histoire. La CGT (majoritaire chez les officiers) et surtout la CFDT (syndicat maritime Nord), majoritaire dans la compagnie, sont incontournables bien qu’elles se livrent une intense guerre de tranchées. En mars 2008, au plus fort d’une grève de dix-sept jours des officiers CGT/CFE-CGC, la CFDT faisait signer des pétitions de soutien à la direction. La CGT, elle, ne se lasse pas de dénoncer les « mensonges » de la CFDT, sa « cogestion » avec la précédente direction et la politique de closed shop qui en a découlé. Autrement dit, la mainmise de la CFDT sur le recrutement. Des accusations qui font sourire Didier Cappelle, le secrétaire général du syndicat maritime Nord : « Tout le monde y a trouvé son compte. Il y a eu la paix sociale pendant sept ans et les conditions des salariés se sont améliorées, alors peut-être que ça fait des jaloux […] mais ça s’est toujours fait comme ça les embauches. »

Entre 2001 et 2008, en effet, SeaFrance, alors présidé par Eudes Riblier, a enregistré ses plus gros bénéfices (+ 9,7 millions d’euros en 2007). L’emploi a progressé de 1 100 à près de 1 600 salariés. Sous les bons auspices de la CFDT, cette croissance s’est accompagnée de gains de productivité lors, par exemple, de la mise en œuvre de la RTT. Des accords d’entreprise très avantageux pour les salariés – aujourd’hui tous dénoncés par la direction – ont été signés : sur la cotisation retraite des temps partiels, sur le décès-invalidité ou encore le montant du salaire forfaitaire en cas de maladie. Parallèlement, au niveau national, Eudes Riblier, toujours épaulé par la CFDT, a plaidé avec un certain succès pour la création du « salaire net » qui permet l’exonération des charges sociales de l’armateur afin de garantir l’emploi des marins français et la compétitivité du pavillon français face à ses concurrents. Un bilan flatteur cependant terni par la coûteuse grève des officiers (14 millions d’euros) à la suite de revendications salariales, par les difficultés à recruter de nouveaux officiers français dans un contexte de pénurie d’emplois et par la ruineuse acquisition du Molière.

Climat social. Étranger aux difficultés économiques de SeaFrance, P & O suit toutefois attentivement le climat social chez son concurrent. Et tous les conflits, comme celui des marins pêcheurs qui perturbent son activité sur le port de Calais. « Notre clientèle et nos personnels sont régulièrement otages de personnes ou d’organismes qui semblent dépourvus du sens de l’intérêt général », a écrit Alain Vedel, directeur calaisien de P & O Ferries au Premier ministre François Fillon. Au quotidien Times, un porte-parole de la compagnie a même déclaré, menaçant : « Pourquoi devrions-nous supporter cela continuellement ? […] Il n’y a pas de loi qui dit que nous sommes obligés d’utiliser le port de Calais. » Reste que la liaison Calais-Douvres est la plus courte (34 kilomètres) mais aussi la plus rentable du trafic transmanche. « Le joyau de la Couronne », résume un salarié de P & O. Autant dire que l’on verra encore longtemps flotter l’emblème de la compagnie britannique sur les quais de la cité portuaire française…

SeaFrance

Effectifs :

1 580 salariés équivalents temps plein

Nombre de passagers :

3,8 millions

Chiffres d’affaires : 22 millions d’euros

P & O Ferries

Effectifs :

2 480 salariés sur la liaison Calais-Douvres (4 360 au total)

Nombre de passagers :

7,2 millions

Chiffres d’affaires :

non communiqué

LD Lines et Brittany Ferries en embuscade

Les déboires de SeaFrance n’ont pas manqué d’attirer l’attention de possibles repreneurs. LD Lines tout d’abord. Propriété du groupe Louis Dreyfus, le plus puissant armateur français a fait une tonitruante entrée sur le juteux marché transmanche en ouvrant une liaison Boulogne-Douvres. À l’annonce du plan de redressement de SeaFrance, il a immédiatement fait une offre de reprise.

Devant les atermoiements de la SNCF et surtout la violente réaction des syndicats maison qui taxent LD Lines de compagnie low cost, l’entreprise a finalement retiré son offre de rachat. Elle semble vouloir désormais s’engager dans une guerre tarifaire avec ses concurrentes implantées à Calais.

Basé à Roscoff, dans les Côtes-d’Armor, Brittany Ferries a mis sur la table 60 millions d’euros pour racheter SeaFrance via la création d’un holding commun dans lequel l’affréteur breton apporterait 75 % du capital et la SNCF 25 %. Ce rachat n’empêcherait pas la suppression de 40 % de l’effectif et mettrait le feu à tous les ports du littoral, ont prévenu les syndicats. Officiellement, la SNCF assure que « SeaFrance n’est pas à vendre ». Pour combien de temps ?

Auteur

  • Grégory Danel