logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Politique sociale

Togliatti, la capitale russe de l’automobile, retient son souffle

Politique sociale | publié le : 01.06.2009 | Madeleine Leroyer

La chute des ventes de Lada et autres Chevrolet fait craindre la faillitte de l’automobile russe. Togliatti, tout entière dépendante de cette activité, tremble. L’État soutient, mais jusqu’où ?

À Moscou, on prédit la fin d’AvtoVAZ, mais je ne vois rien qui annonce une telle catastrophe », s’indigne Andrei Tatmianina. À 39 ans, cet ajusteur d’origine ukrainienne a passé plus de la moitié de sa vie dans l’immense complexe industriel AvtoVAZ de Togliatti, à plus de 1 000 kilomètres au sud-est de Moscou. Il y a rencontré sa femme, et fait embaucher son fils aîné, à la chaîne. Le petit dernier, Kolia, 13 ans, apprend le dessin industriel dans une classe professionnelle. Impossible pour lui d’envisager que tout cela s’arrête. Pourtant, en janvier, Andrei n’est pas retourné à l’usine. « On m’a mis en congé jusqu’à fin mars. Et, au retour, je n’ai repris que quatre jours par semaine. Mais nous ne sommes pas seuls dans ce cas. Combien d’usines dans le monde ont recours au chômage technique ? » se rassure-t-il. À eux trois, Andrei, sa femme Elena et leur fils de 19 ans Volodia gagnent moins de 1 000 euros par mois. « Volodia et moi avons déjà perdu environ 2 500 roubles chacun (60 euros) et, depuis janvier, les charges et les produits de première nécessité ne cessent d’augmenter » , déplore Elena, qui voit avec inquiétude approcher le départ de son aîné au service militaire.

Dès décembre, le gouvernement a pris une batterie de mesures pour tenter de sauver l’automobile russe. Hausse des taxes à l’importation de voitures étrangères, subventions, programme d’achat de véhicules par les administrations, rien n’y a fait. AvtoVAZ, premier constructeur du pays qui produit 750 000 véhicules par an, dont les célèbres Lada, les 4 x 4 Niva ou les Chevrolet Niva grâce à un joint-venture conclu en 2001 avec General Motors, a vu ses ventes chuter de moitié. La production a baissé de 70 % au premier trimestre et les dettes s’accumulent – un peu plus de 1 milliard d’euros. Andrei nuance le tableau : « Des crises, on en a vu d’autres. Et le gouvernement nous soutient à fond ! »

Prêt gouvernemental. Fin mars, le Premier ministre, Vladimir Poutine, s’est rendu à Togliatti pour annoncer le déblocage d’un prêt gouvernemental de 500 millions d’euros. Un œil sur son diplôme de meilleure ouvrière 2008, qui trône fièrement dans le salon du petit deux-pièces familial, Elena, contrôleuse de machines-outils depuis quinze ans, se rassure : « Qui donnerait autant à une usine à l’agonie ? Poutine ne jette pas l’argent par les fenêtres. Je suis sûre qu’on va se redresser. » Son mari renchérit. « Nous sommes plus de 100 000, ils ne peuvent pas se permettre de nous laisser sur le carreau ! »

Cent cinq mille ouvriers dans une ville de 720 000 habitants, c’est dire combien les destinées de Togliatti et d’AvtoVAZ sont liées. Aux abords de l’immense site de 600 hectares, le plus grand complexe automobile du continent européen, un panneau le proclame : « Togliatti et AvtoVAZ. Nous avons les mêmes buts ! » En 1964, à la mort de Palmiro Togliatti, leader historique du Parti communiste italien, l’ex-URSS décide de rebaptiser la petite ville de Stavropol-sur-Volga en son honneur. Trois ans plus tard, la première pierre de VAZ, l’Usine automobile de la Volga, est posée, en partenariat avec les Italiens de Fiat. Cette aventure industrielle a métamorphosé la ville, qui ne comptait encore que 50 000 habitants à la fin des années 50. Pour loger les ouvriers venus de toute l’URSS, une ville nouvelle est sortie de terre, Avtogorod, ou « Voiture-ville », faite d’avenues immenses et d’immeubles bâtis à la va-vite.

« J’ai presque construit toute la nouvelle ville. Dans les années 70, ici, il n’y avait que le premier bloc, le deuxième… C’est tout ! Partout ailleurs, c’étaient les champs », se souvient Mikhaïl Kivatsov, en sortant, bredouille, du service municipal de l’emploi. Ouvrier du bâtiment à deux ans de la retraite, il ne travaille plus depuis décembre. « Quand AvtoVAZ travaille bien et fabrique de bonnes voitures, alors tout le reste suit. C’est terrible que la ville soit à ce point liée à l’usine. Les infrastructures sont ainsi faites que tout dépend d’elle », note-t-il. « Pour chaque salarié d’AvtoVAZ, on compte cinq emplois indirects, que ce soit en amont, chez les fournisseurs, ou en aval, chez les distributeurs et concessionnaires », précise Andrei Liapine, leader du syndicat indépendant General Motors-AvtoVAZ.

La ville tourne au ralenti. Ces entreprises qui vivent d’AvtoVAZ mais qui n’ont pas comme elle la chance d’être portées à bout de bras par le gouvernement ont été les premières à s’effondrer. « C’est simple : on ne vendait plus rien, donc on a licencié tout le monde et mis la clé sous la porte début mars, à peu près au même moment que deux de nos concurrents », explique Dmitri Tchiornev, 33 ans, ancien responsable des ventes d’une concession employant 70 personnes. Il estime que 10 000 emplois dans la vente de voitures sont menacés à Togliatti. « Rien qu’en observant la circulation, on se rend compte que quelque chose cloche. Toute la ville tourne au ralenti », poursuit Dmitri en suivant du regard les Lada et Jigouli plus toutes neuves qui se déversent sur l’avenue principale.

Pour Dmitri, ancien vendeur, 10 000 emplois dans la vente de voitures sont menacés à Togliatti

Jusqu’en décembre, Elena Zolotaryova travaillait dans une entreprise chargée d’approvisionner les régions russes en voitures. Forcée à la démission, elle touche une allocation mensuelle de 30 euros, 10 fois moins que son ancien salaire, car elle ne peut prétendre à l’allocation chômage : « Je n’ai pas reçu une seule offre d’emploi qui corresponde à ma spécialité. Toutes les entreprises du secteur licencient. Leur envoyer ma candidature n’aurait aucun sens. » Le quotidien a changé du tout au tout : « Les vêtements, les livres, le cinéma, tout le superflu, c’est du passé ! On n’a déjà pas assez d’argent pour les produits de base. Comment veux-tu que je te paie un téléphone portable ? » s’exclame-t-elle à l’adresse de son fils Lev, 14 ans, qui a déjà dû faire une croix sur ses cours de basket.

Pléthore de « monogorods ». Quand AvtoVAZ frissonne, toute la ville tremble. « On parle beaucoup des monogorods, ces villes adossées à une seule industrie [il y en a 500 à travers le pays, NDLR], mais Togliatti, c’est pire qu’une monogorod. La présence d’autres industries, chimiques en particulier, n’est qu’une illusion. La majorité du budget municipal et régional provient de l’usine. Nous sommes tout simplement otages d’AvtoVAZ », lâche Serguei Diashkov, qui fut, vingt-quatre ans durant, l’un des piliers du département de sociologie de l’usine. « C’est pour cela que le gouvernement nous soutient, poursuit-il. Le poids d’AvtoVAZ dépasse de loin la ville et la région. C’est un enjeu national, voire international, avec GM et Renault [le français a repris l’année dernière 25 % du capital de l’entreprise pour 1 milliard de dollars, NDLR]. Nous lâcher, c’est ouvrir la porte à la colère de tous ceux qui jusqu’ici avaient profité de la croissance des années Poutine. Et là, ce ne sera pas une petite manifestation facile à réprimer. » Andrei, lui, fait la sourde oreille. « La crise, c’est dans la tête, il suffit de ne pas y penser ! » conseille-t-il. C’est le printemps, le moment des premiers week-ends à la datcha. La famille y va en autobus. Car, depuis vingt ans qu’il construit des Lada, Andrei n’a toujours pas réussi à économiser de quoi acheter la sienne.

Un plan anticrise a minima

Après huit années de forte croissance (en moyenne 7 % par an), la Russie s’enlise : elle compte déjà 7,5 millions de chômeurs, soit 10 % de la population active, une production industrielle en recul de près de 15 % en glissement annuel au premier trimestre et un PIB qui pourrait chuter de 10 % cette année. « Après l’explosion de la bulle du crédit et la chute des prix des matières premières, la Russie souffre d’une sévère gueule de bois », juge Rory MacFarquhar, de Goldman Sachs.

« La crise, plus longue et plus profonde, risque d’avoir un impact social majeur qui se répand déjà rapidement », prévenait fin mars la Banque mondiale ; « le taux de pauvreté s’en ressentira, notamment en zone rurale ». L’institution financière recommandait de mettre en place un paquet de mesures sociales, à hauteur de 1 % du PIB, entre avril 2009 et avril 2010, comprenant une augmentation « modeste et temporaire » des programmes d’allocations familiales et de chômage et des retraites les plus faibles ainsi qu’une aide aux PME. Le tout en puisant dans le Fonds de réserve, un fonds souverain alimenté par la rente pétrolière et riche de 140 milliards de dollars.

Mais le gouvernement reste très flou sur les modalités de son programme anticrise, se contentant de promettre « une augmentation sensible » des dépenses sociales au cours de la période 2010-2011. En décembre 2008, la durée maximale de perception de l’allocation chômage (mise en place en 1991) a été allongée de six mois à un an. En théorie, elle représente 75 % du salaire, mais, en réalité, elle est plafonnée à 4 900 roubles par mois, soit moins de 110 euros.

« Les autorités ont pris les mesures nécessaires pour sauver le système bancaire [200 milliards de dollars investis, NDLR] et éviter les défauts de paiement des grandes entreprises, juge l’analyste Gilles Walter, de Camden Partners. Mais elles n’ont pas profité de la crise pour lancer les réformes structurelles nécessaires. Les PME sont toujours sacrifiées. Il n’y a pas de véritable programme anticrise. »

Auteur

  • Madeleine Leroyer