logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Actu

“La crise remet sous l’éteignoir la souffrance au travail”

Actu | Entretien | publié le : 01.06.2009 | Anne Fairise, Sandrine Foulon

Pour ce spécialiste du monde de la folie, la souffrance psychique au travail est passée du stade du déni à une certaine forme de banalisation.

Votre précédent livre abordait la folie. Comment en êtes-vous arrivé à enquêter sur la souffrance au travail ?

Lorsque j’ai commencé mon enquête sur le monde de la maladie mentale, j’ai été frappé de constater que la psychiatrie s’occupait de plus en plus du tout-venant. Dans 80 % des cas, les patients ne sont pas fous mais en souffrance psychique. Massif, le phénomène déborde les murs des institutions psychiatriques : dans les hôpitaux, chez les généralistes, chez les psychologues, partout on croise des individus en souffrance psychique, déprimés, stressés, méprisés, abandonnés. Lorsque j’ai essayé d’en comprendre les raisons, j’ai buté sur la question du travail presque à chaque fois. Il est au cœur du problème, pour le cadre victime de harcèlement comme pour le chômeur de longue durée.

Comment expliquer ce phénomène ?

Je partage le sentiment d’Yves Clot, psychologue du travail au Cnam. La centralité sociologique du travail a diminué mais sa centralité psychologique s’est développée. C’est tout le paradoxe : on travaille moins longtemps qu’avant, en volume horaire, mais le travail est psychologiquement plus présent. Car il est vécu aujourd’hui de manière plus individuelle ou individualisée, du fait de la disparition progressive des collectifs, dans le travail et hors du travail. Même sur les chaînes de montage automobile où je me suis rendu, les ouvriers se disent seuls, face à la machine, la hiérarchie, le risque de perte d’emploi. Ils sont en compétition.

Vous avez interrogé des techniciens et des cadres d’IBM, de France Télécom, de labos pharmaceutiques, des ouvriers du textile, des chômeurs… Quel constat partagé ?

Je n’ai pas voulu parler de la souffrance psychique à partir de cas cliniques, mais donner à voir ce qu’est devenue l’entreprise. C’est désormais un lieu où règne le court terme et où l’on va jusqu’à remettre en cause le métier lui-même, le travail bien fait, au nom d’impératifs financiers.

La souffrance au travail est-elle suffisamment prise en compte par les entreprises ?

La médiatisation en 2007-2008 des suicides sur le lieu de travail a permis de sortir du déni, mais la reconnaissance se fait à demi-mot. Le travail n’est pas la seule cause de suicide, s’est défendue la direction de PSA, façon de reconnaître que cela en était une néanmoins. Beaucoup d’entreprises font intervenir des cabinets spécialisés dans le stress, qui proposent des changements à la marge – permettre aux salariés de choisir leurs horaires, par exemple – sans se pencher ni sur l’organisation ni sur le sens du travail. Ils pansent les plaies sans interroger les causes : l’intensification du travail, la course à la productivité, la financiarisation effrénée de l’activité économique. Ce qui est considéré comme idéologique. Mais le risque est de faire croire que la souffrance au travail est un problème en soi, une pathologie à laquelle on peut apporter des réponses individuelles et que l’on peut faire soigner par des spécialistes, à coups de psychotropes, par exemple. Cela banalise la souffrance psychique. Il faut l’éviter à tout prix.

Vous proposez de reconsidérer le travail comme une question politique…

Une démocratie où l’on meurt au travail ne va pas bien. On comptabilise chaque année 300 suicides liés au travail. Cela mérite de se réinterroger sur le sens du travail et de la vie en commun ! Il faudra plusieurs générations pour que notre société accepte de le faire. Car, depuis les années 70, la question du travail a été écartée des débats et dépolitisée. On a d’abord laissé entendre qu’il allait disparaître sous le coup des évolutions technologiques, comme l’automatisation. Ensuite, les discours se sont centrés sur la « fin du travail », dépassé par la civilisation des loisirs, puis sur l’emploi, à préserver en période de chômage de masse. Ce qui a poussé des salariés à minimiser leur souffrance. Dans l’entreprise aussi, les réflexions sur le travail ont été évacuées à mesure que les directions mettaient l’accent sur la gestion, le management, les coûts…

La crise ne va-t-elle pas augmenter la souffrance au travail ?

Avec la crise, la pression s’accentue sur les gens en emploi. Il y a fort à craindre que la souffrance au travail ne s’amplifie. Le sujet est déjà retombé dans le silence : l’actualité, c’est l’emploi, que chacun veut préserver. La crise remet sous l’éteignoir la souffrance au travail et risque de retarder la prise de conscience à peine émergente. Une tragédie est en train de se jouer.

PATRICK COUPECHOUX

Journaliste et auteur de livres.

PARCOURS

Après s’être penché sur la psychiatrie (Un monde de fous, éditions Seuil, 2006), il vient d’enquêter pendant deux ans sur la souffrance psychique.

La Déprime des opprimés, publiée également au Seuil, est centrée presque exclusivement sur la souffrance au travail.

Auteur

  • Anne Fairise, Sandrine Foulon