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Enquête

La revanche de l’entreprise familiale

Enquête | publié le : 01.04.2009 | Anne-Cécile Geoffroy, Laure Dumont

Protectrices, identitaires, affectives… Malgré leur paternalisme, face à un libéralisme victime de ses excès, ces entreprises présentent de solides vertus.

Crise financière, crise économique, crise de confiance… remettent en première ligne les entreprises familiales. Longtemps associées au paternalisme et au népotisme, éclipsées par un libéralisme triomphant soucieux de rentabilité à tout prix, elles offrent désormais, face à un actionnariat anonyme, un capitalisme à visage humain. Soumises aux mêmes contraintes du marché que les autres, ces entreprises appliquent une autre grille de lecture, se battent avec d’autres armes. Elles aussi délocalisent, elles aussi licencient… mais en tout dernier recours. Surtout, elles s’autorisent à investir sur le long terme. « La crise actuelle montre à quel point la rentabilité à très court terme s’est révélée un puissant destructeur de valeurs », explique Gilles Verrier, consultant en ressources humaines. « Les valeurs choisies par ces entreprises sont plus communément d’ordre identitaire, ajoute Thierry Wellhoff, directeur de l’agence de communication Wellcom. Quand elles sont dirigées par des hommes et des femmes qui incarnent l’entreprise, elles sont souvent plus cohérentes que les autres entreprises qui se choisiront des valeurs morales, ­généralement suspectes vis-à-vis de l’extérieur. »

Et elles ne sont pas quantité négligeable. Selon les économistes David Thesmar et David Sraer (auteurs d’un article sur les entreprises familiales paru dans le Journal of the European Economic Association de juin 2007), elles constituent l’immense majorité des PME et « rassemblent environ les deux tiers des entreprises cotées à la Bourse de Paris et près de la moitié des sociétés du CAC 40. Même aux États-Unis, pays de l’entreprise managériale, où les fondateurs ont souvent tendance à passer la main et à revendre leurs actions, environ un tiers des firmes du S & P 500 sont encore détenues par la famille de leur fondateur ». Sans être le havre de paix que les désabusés des groupes cotés leur prêtent parfois, les entreprises familiales sont parvenues à transformer cinq de leurs singularités en atouts.

LA FAMILLE, ACTIONNAIRE PONDÉRÉ

C’est une spécificité française : chez nous plus qu’ailleurs, le capital des entreprises familiales reste durablement entre les mains de la famille fondatrice. C’est le cas pour 64,8 % des entreprises familiales cotées, alors qu’elles ne sont que 23,7 % au Royaume-Uni. Les Anglo-Saxons sont globalement plus enclins à passer la main, à ouvrir le capital à des actionnaires extérieurs qui apporteront de l’argent et de l’air frais. « En réalité, le vrai capital d’une société familiale, souligne un manager – extérieur à la famille – d’une petite PME, c’est son fondateur. » Voilà une autre manière d’expliquer que les entreprises familiales entretiennent un rapport au temps différent. Tout s’y mesure à l’échelle de la vie d’un homme, et pas seulement au rythme des cotations. D’après une étude réalisée par KPMG en 2007, les familles auraient ainsi tendance à faire des placements moins risqués et à moins s’endetter, gérant leur patrimoine en « bon père de famille ».

Moins soumises que leurs concurrentes à une rentabilité financière qui exige d’alimenter chaque année les portefeuilles d’actionnaires extérieurs, elles peuvent accepter ponctuellement de perdre de l’argent, comme le souligne ce directeur financier : « Si, durant une année ou deux, nous perdons de l’argent, non seulement ce n’est pas grave, mais c’est assumé. Dans une société familiale, tout ce que l’on gagne est réinjecté dans l’entreprise, on travaille pour ses enfants. S’ils ont des salaires, les membres de la famille ne se versent pas systématiquement de dividendes. » Dominique Jacquemard, P-DG d’Olympia et seule actionnaire jusqu’en 2006, ne s’en est pas versé pendant dix ans, à l’époque où l’entreprise traversait les pires difficultés.

Cette gestion des fonds propres explique que, dans le paysage des PME familiales, l’actionnariat salarié reste encore très marginal. C’est seulement quand elles atteignent une taille critique qu’elles intègrent dans leur politique RH les outils de rémunération indirecte, devenus par ailleurs incontournables dans les entreprises non familiales. Pour décourager les prédateurs éventuels, Pierre Fabre, patron des laboratoires éponymes (9 500 salariés dans le monde), 82 ans et sans héritier, a transféré 65 % de son capital en 2008 à une fondation d’entreprise. Parallèlement, 90 % des salariés détiennent actuellement 6 % du capital. À terme, ce montant doit passer à 10 %. L’entreprise abonde chaque achat d’action en favorisant ses collaborateurs les plus anciens : au-delà de quinze ans d’ancienneté, pour une action acquise, la société en offre trois. « Pour les salariés, le fait d’être actionnaires et d’appartenir à une entreprise non cotée en Bourse est une garantie forte d’indépendance et de protection », reconnaît Christian Bobillo, élu FO, le syndicat majoritaire au sein de Pierre Fabre. Ce groupe pharmaceutique indépendant, souvent critiqué pour son paternalisme et ses réseaux d’influence locaux, a habilement tourné la critique à son avantage et à celui de ses salariés, leur garantissant la durabilité de ses engagements.

UN ANCRAGE LOCAL PROTECTEUR
« Tout ce que l’on gagne est réinjecté dans l’entreprise, on travaille pour ses enfants »

Les entreprises familiales marquent durablement leur territoire d’origine et y restent viscéralement attachées. Pour la plupart, pas question d’abandonner le berceau historique pour un siège social anonyme dans une quelconque capitale, et ce malgré un développement international qui pourrait justifier une rationalisation des trajets. Un parti pris que les élus locaux soutiennent volontiers tant son impact est lourd socialement et économiquement.

À Clermont-Ferrand, où 12 000 personnes travaillent encore à la manufacture Michelin, on estime qu’un emploi sur trois est directement lié au géant du pneu. Et si les œuvres sociales ont aujourd’hui bel et bien disparu, la cartographie de la ville en garde les traces. Même chose dans la région de Sochaux, où un emploi industriel sur quatre est induit par PSA.

Chez Solvay, cette implication locale est cruciale : « Nous avons signé une charte sur le développement durable et la responsabilité sociétale de l’entreprise, raconte Jean-Claude Gaudriot, le DRH Europe de l’entreprise belge de chimie. Concrètement, elle implique des plans de formation et d’action ainsi que des engagements citoyens de notre part au niveau local, autour de chacun de nos établissements. Nous sommes résolument dans une logique de coconstruction. » Même philosophie chez Pierre Fabre, acteur important du pôle de compétitivité Cancer-Bio-Santé de Castres. Bruno Bonduelle, de l’entreprise éponyme, préside la chambre de commerce du grand Lille, tandis que René Zingraff, longtemps ­cogérant de Michelin, est – bien qu’à la retraite depuis 2006 – toujours élu à la CCI de Clermont. Un de ses anciens collègues représente pour sa part l’industriel clermontois au sein de l’antenne régionale du Medef. La discrétion a longtemps été l’apanage des entreprises familiales. Aujourd’hui, leurs dirigeants sortent de l’ombre et se plient plus volontiers aux codes du management moderne.

UN MANAGEMENT PROFESSIONNALISÉ

Il devient même possible de faire carrière dans une entreprise familiale sans appartenir au cercle restreint de la famille ! « Avec la mondialisation, nous ne pouvons pas rester centrés sur nous-mêmes, à moins de nous scléroser. Accorder sa confiance à des dirigeants extérieurs à la famille est important », assure Stéphane Lehning, président des laboratoires homéopathiques du même nom (270 salariés). Représentant de la troisième génération à la tête de l’entreprise familiale installée dans le petit village de Sainte-Barbe, en Lorraine, il s’est entouré de deux directeurs généraux pour l’épauler. « L’un travaille sur les aspects financiers et de gestion, l’autre sur la production », explique-t-il.

Les familles étant de moins en moins nombreuses, et les individus plus libres de leurs choix professionnels, les viviers familiaux s’amoindrissent. Le recours à des extérieurs devient vital. « Il est fréquent aujourd’hui de voir des familles actionnaires majoritaires déléguer une partie des fonctions opérationnelles à des managers extérieurs, quand ce n’est pas la totalité de ces fonctions. Une façon de lutter contre le népotisme qui a pu ronger quelques entreprises », souligne Jacque-Antoine Malarewicz, psychiatre et coach de dirigeants. C’est le cas de la famille Bettencourt avec L’Oréal ou encore celui de la famille Daher. Si Patrick Daher est bien P-DG de l’équipementier éponyme, il a choisi de s’entourer exclusivement de cadres venant de l’extérieur. « Chez Solvay, indique de son côté Jean-Claude Gaudriot, la famille fondatrice souhaite que seuls ses enfants les plus brillants intègrent l’entreprise. Actuellement, les présidences du conseil d’administration et du comité exécutif sont exercées par des dirigeants qui ont fait leur carrière au sein du groupe. Cinq membres de la famille siègent (sur 17) au conseil d’administration et un seul au comité exécutif. » Plus l’entreprise grandit, moins l’origine familiale est acceptée comme un critère de compétence. Bernard Folliet, patron des Cafés Folliet (400 salariés), créés par son arrière-grand-mère, est, sur ce sujet, intransigeant. « Je suis dans une logique de compétence. Garder le pouvoir ne m’intéresse pas. Ce qui est stimulant, c’est d’observer ce que j’ai construit et comment je peux encore le développer. Sans me sentir le gardien d’un temple. » L’homme n’a pas hésité à ouvrir son capital à deux investisseurs au début des années 90 pour racheter des sociétés sans trop s’endetter. « Les entreprises familiales mènent un travail important sur la gouvernance, commente Christine Blondel, directrice de programme au Centre international Wendel pour l’entreprise familiale, à l’Insead. Il était courant que les conseils d’administration ne servent que de chambre d’enregistrement. C’est de moins en moins le cas. »

Malgré ces efforts de professionnalisation, les entreprises ne sont pas à l’abri des phénomènes de cour et de réseaux, qui peuvent nuire à leur gouvernance. Il n’est pas rare qu’un dirigeant s’entoure d’un premier cercle de proches, famille ou amis. Les affaires se règlent alors sur le parvis de l’église le dimanche ou entre le café et l’armagnac, et échappent au management professionnel. Chez Pierre Fabre, ce phénomène a longtemps été palpable. La direction distinguait les « patriotes », garde rapprochée de Pierre Fabre présente depuis les débuts, des « mercenaires », venus de l’extérieur et soupçonnés de ne pas adhérer à la culture maison.

UN PATERNALISME SOUS-JACENT
Le patron des labos Lehning vante le dialogue avec ses syndicalistes… tous issus du syndicat maison

À Castres, on se souvient encore de l’inauguration du nouveau siège de la branche dermocosmétique. Pour l’occasion, Pierre Fabre avait convié 3 000 salariés à dîner. À son arrivée, il fut accueilli par un tonnerre d’applaudissements… dix-huit minutes durant. Bien loin des organisations matricielles et des centres de décision nébuleux, les sociétés familiales ont l’avantage de privilégier les relations interpersonnelles entre le chef d’entreprise et ses équipes. « Le patron incarne l’entreprise. C’est tout l’intérêt pour les salariés qui, du coup, donnent le meilleur d’eux-mêmes car ils savent pour qui ils travaillent. C’est important dans un monde d’incertitudes où l’aléatoire est anxiogène », explique Pierre Angel, professeur des universités et coach de dirigeants. « Il existe un contrat tacite entre l’employeur et ses salariés, ajoute Christine Blondel, de l’Insead. Si ces entreprises rémunèrent moins bien leurs salariés, elles s’engagent moralement à maintenir l’emploi. » Difficile pour Vygon, grosse PME familiale spécialisée dans le matériel médical, d’attirer les meilleurs talents sur son nom. « Notre seul argument est d’offrir une certaine sécurité pour l’avenir. Nous passons un contrat moral avec nos salariés. Un contrat qui se situe au niveau du non-dit mais qui nous oblige à nous comporter de façon responsable et respectueuse avec eux. De leur côté, les salariés nous montrent une vraie fidélité et développent un sentiment d’appartenance à l’entreprise », constate Stéphane Régnault, président du directoire de l’entreprise fondée en 1962 par les grands-parents de son épouse.

Ces liens chargés d’affect n’épargnent pas les syndicats et teintent les relations socia­les de paternalisme. Stéphane Lehning se félicite du dialogue instauré avec ses représentants syndicaux… tous issus du syndicat maison créé dans le courant des années 80. « Mon père portait déjà une attention toute particulière au comité d’entreprise et lui donnait souvent la primeur des informations, comme lorsqu’il a choisi de prendre sa retraite, raconte-t-il. Aujourd’hui, nous avons décidé, avec le CE, d’être attentifs aux conséquences de cette crise sur les proches de nos collaborateurs. Si certains connaissent des difficultés, je le saurai très vite car le dialogue est sans tabou. »

Sanstabou, mais toujours sous contrôle. Bernard Folliet, le patron des Cafés Folliet, ne s’en cache pas : « J’ai toujours tenu à présider les comités d’entreprise et les réunions des délégués du personnel. C’est pour moi le pouls de l’entreprise. Dans l’ensemble, nous avons des relations sociales assez simples. » Sauf au moment du rachat de la marque Tropico en 2005. L’entreprise a doublé ses effectifs. « Jusqu’alors j’avais une sorte de légitimité au sein du personnel. Tout le monde me connaissait », note Bernard Folliet. La légitimité s’est effritée, mais cela ne l’a pas empêché de dénoncer tous les acquis sociaux des ex-Tropico « pour les réaligner au plus bas », indique-t-il. Finis, les Ticket Restaurant, désormais les salariés ont droit à 1 kilo de café Folliet par mois ! Ce qui a suscité colère et incompréhension, mais pas de conflit pour autant.

L’économiste Thomas Philippon met bien en lumière cette absence de combativité dans le Capitalisme d’héritiers (éditions Seuil, collection « La République des idées », 2007) : « Le taux de syndicalisation et le taux de conflits sont deux fois plus faibles dans les entreprises familiales. […] Elles ont nettement tendance à décourager la représentation syndicale. Le capitalisme familial permet de limiter les conflits en diminuant le rôle des syndicats. » Seules 15,9 % des sociétés à actionnariat dispersé n’ont aucun délégué syndical. Dans les entreprises familiales, ce chiffre passe à 25 %.

Éric Bouvet, secrétaire du CE de Canson, découvre cette réalité depuis le rachat du papetier par la famille Hamelin au groupe Arjowiggins en janvier 2007. Sur le site d’Annonay, depuis le dernier plan social (65 personnes licenciées), plus de DRH ni de service formation. « C’est le directeur administratif et financier qui assure désormais ces fonctions en lien avec le responsable du site, assure le syndicaliste CGT. Les salariés n’ont plus d’informations sur l’entreprise. Nous ne connaissons plus le chiffre d’affaires ni le résultat d’exploitation. Le groupe Hamelin met en avant la concurrence et la nécessité de garder ces chiffres secrets. » Pour le consultant Gilles Verrier, tout dépend de la qualité du management. DRH du groupe Décathlon entre 2000 et 2004, il reconnaît n’avoir jamais rencontré les organisations syndicales. « Les relations sociales s’organisaient au niveau de chaque pays. Et même là, ce ne sont pas les réunions du comité d’entreprise et du CHSCT qui rythmaient la vie de l’entreprise. La qualité du management, à laquelle la famille Leclercq apportait une véritable attention, asséchait finalement toutes les revendications des salariés. »

UNE SUCCESSION MOINS RIGIDE
L’idée selon laquelle l’entreprise familiale gagne à s’ouvrir à l’extérieur progresse

Quand elles choisissent de continuer à diriger en famille, réussir la succession est l’un des principaux défis auxquels sont confrontées les entreprises pour assurer l’avenir. Aux États-Unis, l’accompagnement des familles dirigeantes est devenu un business et les family advisors sont légion. En France, HEC a lancé un programme de formation pour « se préparer à diriger l’entreprise familiale ». De son côté, le psychiatre Pierre Angel planche avec des Québécois sur le coaching de ce que ces derniers appellent « les familles en affaires ». « Un dirigeant d’entreprise familiale, souligne-t-il, doit redoubler d’efforts pour éviter les embûches, qu’elles soient de nature fiscale, légale ou psychologique. Lors des successions, des problèmes de territoires, de rivalités fraternelles ou intergénérationnelles peuvent surgir »… et s’avérer rédhibitoires. D’après une étude mondiale réalisée par PWC, un tiers seulement de ces entreprises passe à la génération suivante et, en moyenne, leur durée de vie ne dépasse pas cinquante ans. Ce taux de mortalité élevé justifie que les survivants s’unissent et se soutiennent. C’est précisément l’objectif des Hénokiens qui réunit des entreprises familiales d’au moins 200 ans, dont le capital appartient à la famille fondatrice et qui sont dirigées par un de ses membres. Créée en 1981, cette association qui ne compte que 40 membres originaires de huit pays différents est un lieu d’échange où la question de la succession est très présente.

C’est un sujet complexe, qui vient cristalliser toute la symbolique propre aux « familles en affaires », dans un perpétuel et délicat mélange des genres : l’héritage à transmettre, le patrimoine à préserver, le remplacement du père, l’égalité de traitement des enfants, les préférences et les affinités, le devoir filial… La confiance occupe une place centrale dans ce processus. A priori, qui peut, mieux qu’un fils ou une fille, poursuivre l’aventure entrepreneuriale d’une famille « Prendre la direction de l’entreprise a été ma première vraie décision de chef d’entreprise, se souvient Stéphane Lehning. Je trouvais complètement fou que l’histoire se termine comme ça. Je ne souhaitais pas que cette société tombe entre les mains de fonds d’investissement qui n’auraient sans doute pas été suffisamment proches de notre métier. »

Une forme de pression implicite, presque un devoir moral que Bernard Folliet, P-DG des Cafés Folliet, a également vécus : « Je me suis fait coincer par mon père en rentrant de l’armée. Soit je prenais sa suite, soit il laissait les rênes de l’entreprise à un membre extérieur. J’ai dû me décider dans la seconde et j’ai dit oui. J’avais imaginé faire mon apprentissage dans une autre entreprise, de BTP, me nourrir d’autres expériences pour revenir quelques années plus tard. »

Mais l’idée selon laquelle l’entreprise familiale gagne à s’ouvrir sur l’extérieur, autant pour former la génération montante que pour intégrer des profils extérieurs à la famille, fait son chemin. Christine Blondel note même un basculement : « Avant, c’était ressenti comme une honte d’envisager la vente. Plus maintenant, si cela permet à l’entreprise de survivre. » Le souci de pérennité dépasserait désormais les liens du sang Un signe de maturité.

Olympia, une histoire de femmes

Alice, Raymonde et Dominique. Trois femmes, trois générations, se sont succédé à la tête de l’entreprise familiale créée en 1918 à Romilly-sur-Seine, dans l’Aube. Alice fonde l’entreprise en reprenant la petite bonneterie de ses parents ; Raymonde, sa fille, crée la marque Olympia à l’occasion des jeux Olympiques de Berlin en 1936 ; Dominique, la petite-fille, développera l’entreprise jusqu’à en faire le leader du marché de la chaussette. Jusqu’en 2006, on parlait des Établissements Jacquemard dans cette petite ville ouvrière et industrieuse de l’est de la France. L’entreprise a longtemps été l’employeur le plus important, au point que les habitants ont surnommé leur ville Romilly-les-Chaussettes. En 1968, la famille Jacquemard possède deux usines. Cinq cents salariés y travaillent et produisent près de 6 millions de paires de chaussettes par an. Vingt ans plus tard, cinq unités de production abritent 1 200 salariés et 1 300 métiers pour réaliser 38 millions de paires de chaussettes.

Les années 2000, la mondialisation de l’économie et la fin des barrières douanières dans le textile marquent un tournant dramatique dans l’histoire de cette entreprise familiale. Les plans sociaux se succèdent entre 2000 et 2006. Dominique Jacquemard délocalise sa production en Roumanie dès 2002 où elle achète la société Ecla, située dans la ville de Câmpina. Au total, cinq plans de sauvegarde de l’emploi ont décimé l’entreprise, qui emploie aujourd’hui un peu moins de 300 salariés.

En 2004, Dominique Jacquemard, souffrante, recrute un homme, Gérard Labouze, président du groupe Pronuptia, pour tenir les rênes de l’entreprise. La greffe ne prend pas. L’homme est remercié deux ans plus tard. La propriétaire fait alors appel à son amie Catherine Rambaud, avocate de la famille depuis près de quinze ans. « J’ai tout de suite accepté. C’était pour moi une évidence », explique aujourd’hui la P-DG, qui possède 20 % des parts de l’entreprise.

« Aujourd’hui, tous les salariés m’appellent Madame Catherine », assure l’ex-avocate parisienne comme pour souligner que, cette fois, la mayonnaise a pris. En 2018, Olympia aura 100 ans. L’entreprise ne sera peut-être plus familiale mais pourrait rester une affaire de femmes. A.-C. G.

ALICE JACQUEMARD

FONDATRICE

RAYMONDE JACQUEMARD

CRÉATRICE DE LA MARQUE

DOMINIQUE JACQUEMARD

ACTIONNAIRE PRINCIPALE

CATHERINE RAMBAUD

P-DG

Toute la famille Cassegrain aux manettes de Longchamp

Il y a le père, Philippe, P-DG de l’entreprise et inventeur de sacs à main et de bagages en tout genre. La mère, Michèle, responsable du réseau de boutiques. La fille, Sophie, directrice artistique. Le fils cadet, Olivier, veille à la destinée de la marque outre-Atlantique, et enfin Jean, l’aîné, assume la direction opérationnelle de l’entreprise. Ensemble, ils mènent avec discrétion, mais avec talent, la barque de la marque Longchamp, maroquinier depuis 1948, qui a célébré l’année dernière ses 60 ans. Cet anniversaire a d’ailleurs été marqué par le prix de la Saga familiale de l’année 2008, décerné par BFM à la famille Cassegrain.

Voilà donc une véritable affaire de famille.

Elle a commencé au lendemain de la guerre dans une petite boutique des grands boulevards parisiens. Le père de Philippe Cassegrain y vendait des articles pour fumeurs. Afin d’écouler un stock de pipes, il a l’idée de les habiller de cuir et lance ainsi la marque. Quand il arrive dans l’entreprise au début des années 70, Philippe Cassegrain apporte à cette maison, devenue le temple des femmes chics, sa touche de modernité. Il invente tout d’abord des bagages en toile de Nylon et, surtout, lance au début des années 90 la gamme Pliage, qui fait le succès de la marque : des sacs à main judicieux, inspirés des origamis japonais, pliables et dépliables à l’envi, en toiles multicolores.

Avec un chiffre d’affaires de 250 millions d’euros, dont 60 % réalisés à l’international, 750 salariés et une production maintenue aux deux tiers en France, Longchamp continue de faire, autant que possible, de l’« artisanat organisé ».

Tout en restant farouchement attaché à son indépendance. Les Cassegrain ont jusqu’à présent résisté à la cotation boursière et ne cèdent pas aux appels des grands du luxe qui lorgnent cette marque astucieuse, fidèle à ses valeurs. Reste à pérenniser l’héritage et à faire mentir le vieil adage qui veut que la première génération construise, la deuxième développe et la troisième détruise. L. D.

PHILIPPE CASSEGRAIN

PDG

MICHÈLE CASSEGRAIN

RESPONSABLE DES BOUTIQUES

OLIVIER CASSEGRAIN

RESPONSABLE DE LA FILIALE AMÉRICAINE

JEAN CASSEGRAIN

SECRÉTAIRE GÉNÉRAL

SOPHIE CASSEGRAIN

(ÉPOUSE DELAFONTAINE)

DIRECTRICE ARTISTIQUE

32 %

C’est le ratio dettes/capitaux propres des entreprises familiales françaises. Celui des PME et des grandes entreprises s’élève à 78 %.

KPMG Entreprises, « L’entreprise familiale : une entreprise décidément pas comme les autres », 2007).

Au château du Petit-Thouars, la succession est en marche

Le domaine et le vignoble sont dans la famille depuis 1636. Et si les ancêtres d’Yves du Petit Thouars se sont surtout illustrés par leurs multiples périples sur toutes les mers du monde, il a, lui, plutôt choisi de se poser dans ce joli coin du Val de Loire situé entre Bourgueil, Chinon et Saumur. Après avoir roulé sa bosse dans les affaires, de l’univers de la cristallerie à celui de la chapellerie, Yves – aujourd’hui 67 ans – a finalement décidé de reprendre le domaine familial. En 1975, il replante 15 hectares de cabernet franc et commence à restaurer le château, de style gothique flamboyant. Marguerite, son épouse, journaliste devenue passionnée par le vin, se lance à ses côtés dans ce que leur fils qualifie affectueusement de « folie poétique des années 70 ». Mais, peu à peu, la folie prend corps et les premières bouteilles de château-du-petit-thouars sont commercialisées dès 1982.

Aujourd’hui, un maître de chai talentueux – le bien nommé Michel Pinard – veille à la qualité de la production. Tandis que Sébastien, le fils d’Yves et Marguerite, est venu rejoindre ses parents l’été dernier, abandonnant son poste dans une maison de disques. « Ils souhaitaient prendre le temps de transmettre ce patrimoine, raconte ce trentenaire passionné de musique électronique. Et, pour ma part, je ne voulais pas attendre que la succession me tombe sur la tête.

J’ai rejoint mon père par fierté et par devoir. J’ai à cœur de poursuivre l’aventure familiale, même si je me demande si je serai à la hauteur. » Avec une maîtrise de droit des affaires, un passage par Sciences po Strasbourg ainsi qu’à la prestigieuse London School of Economics, le jeune homme n’a pourtant pas de complexes à avoir. Surtout, il a bien saisi l’air du temps et souhaite entraîner la TPE familiale de six salariés vers l’œnotourisme avec dégustations, visites du musée familial, balades dans les vignes et nuits en gîte rural. « Il faut vendre le vin comme une expérience gastronomique, culturelle et touristique », conclut ce jeune héritier en plein passage de relais.

Pour l’instant, les 50 000 à 60 000 bouteilles produites chaque année s’écoulent dans le réseau Casino et à la Grande Epicerie du Bon Marché. L. D.

YVES DU PETIT THOUARS

PROPRIÉTAIRE EXPLOITANT

MARGUERITE DU PETIT THOUARS

EXPLOITANTE

SÉBASTIEN DU PETIT THOUARS

RESPONSABLE COMMERCIAL

49 % des entreprises familiales n’ont aucun plan de succession.

Enquête mondiale de PWC, « Faire la différence », 2007-2008.

Les mots clés du capitalisme familial

CHARTE : peu de familles en rédigent une, mais quand elle existe – comme chez les Mulliez – elle a une valeur forte. Selon l’étude KPMG réalisée en 2007, plus l’entreprise est importante en taille, plus elle éprouve le besoin de formaliser ses principes de gouvernance et ses valeurs.

LA MAISON : c’est ainsi qu’est souvent nommé le siège de l’entreprise. La symbolique est d’autant plus forte que l’entreprise est le patrimoine de la famille. « L’attachement peut y être équivalent à celui que l’on a pour une maison de famille », précise Christine Blondel, du Centre international Wendel pour l’entreprise familiale de l’Insead.

PATERNALISME : cette manière de diriger « avec une bienveillance condescendante et autoritaire » (Larousse) est totalement dépassée et remplacée par ce que les chercheurs appellent un « contrat tacite » entre employeurs et salariés.

PATRON : dans l’entreprise, on l’appelle Monsieur Jean ou Madame Monique, pour distinguer les différents membres de la famille quand ils portent le même patronyme. Il arrive aussi que les enfants qui travaillent avec leurs parents leur donnent du Monsieur ou Madame X pour éviter de trop familiers « papa » et « maman ».

PERSONNEL : pour qualifier leurs salariés, les dirigeants opteront pour le terme de « personnel », car « les hommes ne sont pas des ressources ». Autre spécificité, les salariés peuvent avoir des appellations particulières qui révèlent un sentiment d’appartenance fort : les Décathloniens à Décathlon, les « Bibs » chez Michelin.

RISQUE : les entreprises familiales seraient plus prudentes : on parle d’ailleurs de gestion « en bon père de famille ». Selon l’étude KPMG, elles recourent peu à l’emprunt et privilégient les investissements à faible risque.

SECRET : pas de famille sans secrets et, de fait, les entreprises familiales privilégient la discrétion. « Ce qui se révèle in fine comme un avantage compétitif sur leurs concurrents, souligne Randel S. Carlock, de l’Insead, car idées et stratégies sont développées dans l’ombre. »

SUCCESSION : c’est le sujet qui travaille les dirigeants d’entreprise et la raison pour laquelle ils consultent en général coachs et conseillers. Selon KPMG, 38 % des dirigeants souhaitent transmettre leur entreprise en priorité à un membre de leur famille.

Auteur

  • Anne-Cécile Geoffroy, Laure Dumont