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Vie des entreprises

Le domicile du salarié

Vie des entreprises | Chronique juridique | publié le : 01.03.2009 | Jean-Emmanuel Ray

Nouvelles technologies aidant, la frontière entre bureau et domicile, vie professionnelle et vie personnelle s’estompe pour bon nombre de cadres. Autrefois marginal, le télétravail tend, lui, à se généraliser. Consolation tout de même, la jurisprudence protège le salarié en cas de transfert loin de son domicile : sa vie familiale et sociale ne doit pas en être gravement perturbée.

Un salarié n’est tenu ni d’accepter de travailler à son domicile ni d’y installer ses dossiers et ses instruments de travail. » Rendu au double visa de l’article 9 du Code civil et de l’ex-article L. 120-2 à propos d’un salarié désormais contraint de travailler exclusivement à son domicile, l’arrêt Zurich Assurances du 2 octobre 2001 fait aujourd’hui sourire. Ou plutôt pleurer : car l’autopression augmentant en ces temps de crise, l’exportation informelle, sinon sauvage du travail à la maison a pris de redoutables proportions pour les enfants, le conjoint ou les proches. À défaut de regarder tous les deux dans la même direction, chacun regarde son écran jusqu’à 23 heures, en jetant régulièrement un coup d’œil sur son BlackBerry, cet exceptionnel fil à la patte sans fil sur lequel des collègues envoient des messages forcément urgentissimes. Nous vivons une époque formidable.

FORFAIT JOURS, NUITS OU WEEK-ENDS

Temple de l’intimité de la vie privée, notre home où tout citoyen « peut se soustraire aux sollicitations des tiers » est aujourd’hui si bien équipé en nouvelles technologies qu’on peut travailler toujours et partout dans ce second bureau. Il n’y a d’ailleurs que là où l’on puisse « enfin travailler tranquille » : sans coups de téléphone permanents, courriels énervants, collègues envahissants. Mais alors qu’il y a cinquante ans peindre une porte de DS avait une fin, avec la fameuse obligation de résultat créée par des décideurs ne voulant pas se compliquer la vie (juges, employeurs), obligation associée au travail intellectuel qui est, lui, toujours améliorable (donc jamais vraiment fini), le travail devient sans limite temporelle ou géographique. Nombreux sont les cris d’orfraie sur la remise en cause des 35 heures ; mais qui évoque les 35 heures à la maison, week-ends compris ? À voir tous ces cadres faire leurs dix heures au bureau, téléphoner sans interruption pendant leurs trajets, puis terminer par « deux petites heures d’ordi » à la maison, en n’oubliant surtout pas d’emporter l’engin à la maison de campagne le samedi, notre droit de la durée du travail, mais aussi celui du repos, ressemble à Droopy continuant à courir alors qu’il a depuis longtemps dépassé le bord de la falaise.

Certes, ces mêmes Net addicts importent-ils aussi leur vie personnelle au bureau en se connectant sur Sncf.com avec ses trente-six minutes de facéties et autres Facebook. Mais l’équilibre antérieur importation/exportation, hier satisfaisant pour les deux parties, n’existe plus : la vie professionnelle phagocyte la vie personnelle, et donc les temps de déconnexion nécessaires à l’équilibre physique et psychologique de chacun. De nombreux cadres deviennent ainsi d’astreinte quasi permanente : car être, par exemple, « joignable le week-end au cas où », c’est être dérangeable à tout moment, pendant son temps de repos, à son domicile. Qui supporterait d’entendre le facteur sonner 69 fois le samedi et 36 le dimanche ?

Vaste programme pour l’entretien annuel obligatoire depuis la loi du 20 août 2008 pour les forfaits jours, « portant sur la charge de travail du salarié, l’articulation entre l’activité professionnelle et la vie personnelle et familiale » (art. L. 3121-46). Mais qui, en cas d’oubli, pourrait remettre en cause le forfait jours lui-même. Critère du contrat de travail, le lien de subordination devient donc vraiment permanent : mais il s’agit davantage de passion du métier ou de servitude volontaire que de travail officiellement commandé…

TOUS TÉLÉTRAVAILLEURS AU DOMICILE ?

Les lecteurs de ce magazine savent-ils qu’ils sont des télétravailleurs qui s’ignorent, méconnaissant ainsi le très officiel accord national interprofessionnel du 19 juillet 2005 sur le télétravail étendu par l’arrêté du 30 mai 2006 ?

S’il y a vingt ans on comptait en France davantage de spécialistes du télétravail que de télétravailleurs, cette forme intelligente d’alternance bureau-domicile se développe partout dans le monde au même rythme qu’Internet haut débit. En Grande-Bretagne et aux Pays-Bas pour lutter contre les embouteillages tout en économisant des frais d’essence, en Californie pour lutter contre la pollution, en France pour garder les meilleurs collaborateurs en cas de déménagement… et assurer la continuité du service privé en cas de grève dans les services publics de transports.

Très à la mode pour ces multiples raisons, le télétravail fait désormais l’objet d’une attention soutenue de la part du législateur avec la proposition de loi déposée en octobre 2008 par Pierre Morel À l’Huissier. Mais désormais aussi de l’exécutif, avec le plan France numérique 2012 et son slogan « un jour par semaine, je travaille chez moi » : il faut coûte que coûte éviter une explosion du nombre de chômeurs (statut d’autoentrepreneur + TIC…). Une loi pourrait donc intervenir dès la session de printemps 2009.

Le télétravail permet-il d’assurer l’équilibre vie personnelle-vie professionnelle survendu par Bruxelles (qui fera l’objet du 29e colloque de la revue Droit social le 23 octobre 2009) ? Le collaborateur effectuant à son domicile un travail commandé, il est légitime que, à l’instar de l’accord européen puis de l’accord français, les accords signés cherchent à garantir le respect de la vie privée. Ainsi de l’accord Renault de 2007 : le nécessaire avenant au contrat fixe les plages horaires durant lesquelles le salarié doit être joignable. Et les moyens de surveillance ne concernent que l’utilisation des outils professionnels. Parmi les problèmes rencontrés : la réversibilité (un salarié habitué au télétravail et donc fort autonome a beaucoup de mal à retourner tous les jours au bureau), mais surtout les frais liés au travail at home. Dans son arrêt Nestlé Waters du 23 mai 2008, la cour de Versailles a voulu que cette charge soit équitablement répartie : l’employeur est dans l’obligation de rembourser les « frais professionnels » engagés par le télétravailleur. La proposition de loi prévoit que « l’employeur doit couvrir les coûts directement causés par le télétravail, en particulier ceux liés aux communications ».

L’accord national interprofessionnel fixant enfin un principe d’égalité de traitement absolue entre travail en entreprise et travail à la maison, il donne, hélas !, à penser que bureau = domicile et domicile = bureau. La chambre sociale a heureusement refusé le 31 mai 2006 de considérer le domicile comme un lieu de travail comme un autre, ici soumis aux règles classiques de la modification du contrat : « Lorsque les parties sont convenues d’une exécution de tout ou partie de la prestation de travail par le salarié à son domicile, l’employeur ne peut modifier cette organisation contractuelle du travail sans l’accord du salarié. Ayant constaté que les parties étaient convenues que le salarié effectuerait, aux frais de l’employeur, son travail à son domicile deux jours par semaine, la cour d’appel a pu décider que le fait pour l’employeur de lui imposer de travailler désormais tous les jours de la semaine au siège de la société constituait, peu important l’existence d’une clause de mobilité, une modification du contrat de travail que le salarié était en droit de refuser. »

LE DOMICILE REDEVENU BASE DE L’ANALYSE SUR LA MODIFICATION ?

En matière de mobilité géographique, l’implantation du domicile avait, entre 1970 et 1999, un rôle essentiel : la Cour de cassation examinait au cas par cas si la mutation perturbait gravement la vie personnelle, familiale et sociale de chaque collaborateur. Afin d’encourager les salariés à être mobiles pour garder un emploi, l’arrêt M. H. avait abandonné le 4 mai 1999 cette vision subjective pour une vision objective : le déménagement de l’entreprise a-t-il lieu dans le même secteur géographique ? Mais pouvait-on alors traiter comme un voleur de matériel la maman célibataire domiciliée à cinq minutes de l’entreprise et qui devait désormais subir deux heures de transport ?

C’est sans doute la raison qui a fait évoluer – revirer ? – la chambre sociale avec les arrêts du 14 octobre 2008. Le juge doit désormais examiner si « la mise en œuvre de la clause contractuelle ne porte pas une atteinte au droit [du salarié] à une vie personnelle et familiale, et si une telle atteinte pouvait être justifiée par la tâche à accomplir et était proportionnée au but recherché ». Or une clause de mobilité vise rarement un transfert à 20 kilomètres, et, dans la plupart des cas, le maintien du domicile est exclu, la vie personnelle et familiale étant largement perturbée. Quid, alors, du licenciement disciplinaire prononcé pour refus d’exécution de la clause : défaut de cause réelle et sérieuse ou annulation sur la base de l’article L. 1132-1 ? « Une mutation géographique ne constitue pas en elle-même une atteinte à la liberté fondamentale du salarié quant au libre choix du domicile. Si elle peut priver de cause réelle et sérieuse le licenciement du salarié qui la refuse lorsque l’employeur la met en œuvre dans des conditions exclusives de la bonne foi contractuelle, elle ne justifie pas la nullité du licenciement » (Cass. soc., 28 mars 2006).

POUVOIR PATRONAL ET USAGE DU DOMICILE

L’arrêt du 13 janvier 2009 met aux prises le domicile du salarié, summum de l’intimité de sa vie privée, avec le summum des contraintes pour un employeur : la protection d’adolescentes en difficulté.

En violation du règlement intérieur voulant protéger ces jeunes mais également les éducateurs, vu la fragilité psychologique de ces adolescentes, un animateur d’un centre socio-éducatif reçoit à plusieurs reprises Pamela dans son appartement. Il fait l’objet d’une simple « observation à caractère disciplinaire », mais ira jusqu’à la Cour de cassation pour la contester.

Chapeau de l’arrêt : « Si l’usage fait par le salarié de son domicile relève de sa vie privée, des restrictions sont susceptibles de lui être apportées par l’employeur à condition qu’elles soient justifiées par la nature du travail à accomplir et qu’elles soient proportionnées au but recherché. » À la fois justifiée par la nature du travail à accomplir et proportionnée au but recherché, cette restriction à la liberté du salarié était donc légitime.

FLASH
Domicile et obligation de reclassement

« Dans le cadre de l’exécution de son obligation de reclassement, l’employeur avait proposé à la salariée un poste que celle-ci avait refusé en invoquant son souhait, pour des raisons familiales, de ne pas s’éloigner de son domicile. L’employeur, qui avait fait des recherches dans ce périmètre géographique, justifiait de l’absence de poste disponible en rapport avec les compétences de l’intéressée. »

L’important arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation du 13 novembre 2008 contredirait-il celui du 24 juin 2008 ? : « L’employeur ne peut limiter ses offres de reclassement en fonction de la volonté présumée des intéressés de les refuser. »

Point du tout : l’entreprise peut envoyer à chaque salarié un questionnaire de mobilité afin de ne pas lui proposer un reclassement à Colmar ou en Chine alors qu’il a manifesté expressément le désir de ne pas quitter Lorient. Problème non résolu : l’entreprise doit-elle malgré tout commencer à recenser tous les postes disponibles, y compris à l’étranger, avant de pouvoir procéder de la sorte ? On peut le craindre…

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray