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“En 2020, un smic européen n’est pas impensable”

Actu | Entretien | publié le : 01.03.2009 | Sandrine Foulon, Jean-Paul Coulange

Cet économiste de l’École d’économie de Paris en appelle à davantage de régulation à l’échelle européenne afin de corriger les déséquilibres du marché du travail.

Avec la crise financière, on assiste au retour de l’État dans l’économie. Ce rôle de régulateur est-il voué à durer ?

De façon assez surprenante, on parle peu, dans cette crise, du rôle de l’État dans le fonctionnement du marché du travail. On oublie qu’il est en train de réinvestir ce domaine, notamment dans les pays les plus libéraux. En ce qui concerne le salaire minimum, le retour de la régulation date de dix ans. La Grande-Bretagne a introduit un salaire minimum en 1999, l’Irlande en 2000 ; le Fair Labor Act de 2007 accélère l’instauration du salaire minimum aux États-Unis. L’Autriche a mis en place, le 1er janvier 2009, un salaire minimum interprofessionnel. L’Australie aussi a décidé d’augmenter rapidement son salaire minimum. Tous ont fait le constat d’un déséquilibre du capitalisme. En Irlande, la part du travail dans la valeur ajoutée s’est littéralement effondrée dans les années 90. De 70 %, elle est tombée au-dessous de 50 %, au profit du capital, et notamment des entreprises étrangères qui ont investi en Irlande. Depuis 2002-2003, elle remonte grâce à l’introduction d’un salaire minimum.

L’Europe a-t-elle un rôle à jouer dans la correction de ces déséquilibres ?

C’est pour elle une dimension loin d’être négligeable. Nous allons disposer de normes dans le domaine du travail. Toutes les tentatives de laisser à chaque pays la liberté de fixer sa durée du travail vont avorter. De même, la perspective d’un salaire minimum européen n’est pas impensable. Tout va dépendre des élections européennes et d’une nouvelle Commission qui aurait les capacités de porter un message politique sur une régulation globale du marché du travail européen. L’Allemagne va être le pays charnière : alors que l’opinion publique était totalement opposée à une régulation du marché du travail, elle y est désormais majoritairement favorable. La Commission, qui cherche à conquérir l’opinion publique européenne, peut avancer l’idée d’une régulation. Cela me paraît plus intelligent que de vouloir maintenir à tout prix les emplois en France.

Les États vont-ils être tentés par le protectionnisme ?

Je ne crois pas. Les entreprises allemandes peuvent exporter parce que leur compétitivité repose sur une segmentation entre une production à basse valeur ajoutée et à moindre coût dans les ex-pays de l’Est et des activités à haute valeur ajoutée réalisées sur son propre territoire. Elle a bâti sa prospérité sur cela et n’entrera donc pas dans le jeu dangereux du protectionnisme. La Grande-Bretagne non plus, car elle est désindustrialisée. Et elle a besoin d’une Europe plus libre-échangiste dans le secteur financier. L’Espagne a tout à perdre à une fermeture des frontières. Il n’y a guère que la France qui entretient un discours un peu nauséabond. Mais elle ne sera pas suivie par ses partenaires européens et ne prendra pas le risque d’être isolée durablement.

Les revendications nationalistes de salariés en Grande-Bretagne ou en Espagne peuvent-elles marquer les dix années à venir ?

En 1973-1974, durant le premier choc pétrolier, des réactions totalement similaires ont été observées. À chaque crise, les immigrés sont les premiers accusés. Mais cette vision n’est pas toujours partagée par les décideurs politiques. L’Irlande ou la Grande-Bretagne ne sont pas partisanes de la fermeture des frontières. En revanche, l’ouverture n’exclut pas des retours migratoires volontaires. On voit aujourd’hui des Polonais qui ont perdu leur job retourner dans leur pays. C’est la conséquence de la libre circulation des travailleurs en Europe. Ils savent qu’ils vont pouvoir revenir un jour. En outre, l’Europe vieillit. Le recours à la main-d’œuvre intra et extra-européenne est indispensable. Dans les dix ans à venir, on va faire du stop and go. Aujourd’hui, avec la crise, on fait plutôt du stop. Mais on va devoir adopter une politique plus ouverte. Surtout en France, pays le plus fermé d’Europe.

Les entreprises devront-elles aussi maintenir plus longtemps leurs seniors dans l’emploi ?

Oui, mais cela pose la question de savoir quel type d’emplois on va leur offrir. Car les contraintes physiques seront toujours aussi importantes dans l’industrie comme dans le tertiaire. Le problème est d’abord franco-français. Nous avons une vision court-termiste de la gestion des seniors. D’ici à cinq ans, la France va connaître à la fois une poche de chômage importante et des besoins dans les entreprises. Je suis beaucoup plus optimiste quant à la capacité de rebond des Allemands ou des Espagnols. Outre-Rhin, l’expérience des seniors est reconnue, des rotations de postes sont organisées. Au sein des branches et des entreprises, on anticipe le gros du choc démographique qui va survenir dans dix ans, et le taux d’emploi des seniors progresse rapidement.

Dans dix ans, l’intensification du travail que vous décrivez dans les Désordres du travail se sera-t-elle encore accrue ?

Là encore, on assiste chez nos voisins à un renversement de la tendance. Que ce soit pour les troubles musculo-squelettiques (TMS) ou les risques psychosociaux, ils cherchent à en corriger les effets délétères. Les TMS sont en baisse depuis dix ans aux États-Unis et depuis quatre à cinq ans en Allemagne. En France, de plus de 20 % par an, ce taux est descendu à 5-7 %. Cela ne veut pas dire que nous « désintensifions » le travail, mais que nous en avons fini avec le processus d’intensification. Nous sommes plutôt dans une phase où, à niveau d’intensité constante, nous tentons, par exemple, d’aménager des pauses durant le travail ou de mettre en œuvre une politique de formation. Mais il ne s’agit pas de revenir sur ces modes d’organisation. Car la taylorisation est la base même de la performance des entreprises. Néanmoins, cette période de stabilisation suit chaque révolution industrielle. Chacune d’elles est d’abord marquée par de nombreux accidents du travail avant que l’on prenne conscience du phénomène.

La France va-t-elle compter suffisamment de qualifiés et de non-qualifiés pour répondre aux besoins futurs ?

Seriner que le système éducatif français produit 15 % de non-qualifiés occulte que c’est l’un des meilleurs scores européens. L’Italie, par exemple, compte bien plus d’échecs. Pléthore de métiers de services, hôtesses de caisse, aides-ménagères, voire les métiers verts en plein essor ne requièrent pas un bac + 2 et vont absorber ces 15 %. À l’inverse, le problème de la France réside dans un déficit d’emplois à haute valeur ajoutée. Si les plus qualifiés ne parviennent pas à trouver des postes à leur niveau, tout le monde risque de se voir déclassé. En Allemagne, les industries fortement exportatrices offrent des postes de haut niveau aux ingénieurs, aux commerciaux. En Grande-Bretagne, c’était le secteur financier qui aimantait les diplômés européens. Ils ne connaissent actuellement qu’un creux conjoncturel. Nous n’avons ni l’un ni l’autre. La politique d’exonération de charges sur les bas salaires a été néfaste. La France a conservé des emplois de faible qualification, les plus exposés en période de crise. À l’avenir, il faut qu’elle développe des emplois à forte qualification mais aussi ouvre ses frontières et que les entreprises cessent de discriminer les femmes, les peu qualifiés et les jeunes issus de l’immigration. Alors elle aurait un marché du travail parfaitement équilibré. C’est davantage une question de comportement des recruteurs que d’adaptation du marché du travail.

Le marché du travail sera-t-il plus flexible ?

Quoi qu’ils en disent, les employeurs ont déjà les volants significatifs de flexibilité qu’ils souhaitent. L’État ne poussera pas plus loin, parce qu’il se rend compte des dégâts que provoque un marché du travail trop flexible. On le voit bien aujourd’hui avec les fins de missions d’intérim et les fins de CDD qui font exploser le chômage.

Dans les dix années à venir, les inégalités salariales vont-elles se réduire ?

Je ne crois pas, car le choix de la politique sociale française n’est pas de résorber ces inégalités. Elle les accepte, les naturalise. La politique fiscale, de moins en moins redistributive, tend à les accentuer. Depuis la révolution industrielle, la France connaît des phases profondément inégalitaires, partiellement corrigées par des prises de conscience du prolétariat de l’importance de ces différences.

La règle des trois tiers proposée par Nicolas Sarkozy comme juste partage des bénéfices des entreprises pourrait-elle changer la donne ?

Tout dépend à qui va le tiers. Rien ne dit que cela profitera aux ouvriers. Généralement, l’intéressement et la participation sont proportionnels à la rémunération, donc cela profite d’abord aux plus hauts salaires. Face à un risque d’explosion sociale, le gouvernement pourrait être incité à augmenter le salaire minimum. Mais il ne s’oriente certainement pas vers une modération des plus hautes rémunérations. Seul l’encadrement des bonus est évoqué. Sanctionner la défaillance ne signifie nullement remettre en cause le niveau des rémunérations quand les résultats sont au rendez-vous. Aux États-Unis, Barack Obama avance l’idée d’une limitation des rémunérations à 500 000 dollars. En Allemagne, un plafond de 1 million d’euros est évoqué. Au Danemark, une très petite minorité gagne moins de 2 000 euros par mois pour un temps plein, hormis peut-être 5 % de la population, et des gains mensuels de plus de 4 000 euros sont rares. Mais ailleurs, en France ou en Grande-Bretagne, l’éventail des salaires est si large qu’il n’y a pas la place pour une politique européenne, sauf sur les bas salaires.

PHILIPPE ASKENAZY

Directeur de recherche au CNRS.

PARCOURS

Cet économiste français de 37 ans est chercheur à l’École d’économie de Paris, au Centre pour la recherche économique et ses applications et à Paris-Jourdan Sciences économiques (École normale supérieure). Membre du groupe de réflexion La République des idées, il a notamment publié, en 2004, les Désordres du travail : enquête sur le nouveau productivisme (éd. Seuil).

Auteur

  • Sandrine Foulon, Jean-Paul Coulange