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Vie des entreprises

La modification des contrats entre loi Aubry II et jurisprudence

Vie des entreprises | CHRONIQUE JURIDIQUE | publié le : 01.03.2000 | Jean-Emmanuel Ray

La loi Aubry II précise que la diminution du nombre d'heures par un accord de RTT ne constitue pas une modification du contrat de travail et que le refus d'une modification du contrat du fait d'un accord de RTT ne peut entraîner qu'un licenciement individuel non économique. Il reste à préciser la portée de ces dispositions au regard de la jurisprudence de la Cour de cassation.

En raison de leur caractère volontaire et des aides beaucoup plus généreuses qu'aujourd'hui, les accords Robien puis les 23 275 accords d'anticipation Aubry I n'avaient guère posé la question de la modification des contrats. Ce n'est pas le cas de la loi du 19 janvier 2000, qui lui a légitimement consacré son article 30. Reste à confronter ce nouveau texte à l'ensemble du droit jurisprudentiel de la modification, entièrement refondu par la chambre sociale. Deux facteurs récents donnent un grand intérêt à cette question :

• La reprise économique incitera davantage de salariés à refuser, et donc à prendre le risque d'un licenciement. A fortiori, les meilleurs collaborateurs tentés par la concurrence pourraient voir une modification de leur contrat dans les multiples changements apportés par le passage aux 35 heures. Le doublement du turnover des cadres depuis un an est, à cet égard, significatif.

• L'éventualité d'un refus est renforcée par l'évolution jurisprudentielle récente : le retour à la force obligatoire du contrat, initié par l'arrêt Raquin d'octobre 1987 et clos par l'arrêt « citrons-bananes » du 10 mai 1999. Qu'il s'agisse du niveau du salaire, mais aussi de sa structure (ex. : nouveaux quotas de vente… – Cass. soc., 26 janvier 2000 ; « peu important que l'employeur prétende que le nouveau mode serait plus avantageux »… – Cass. soc., 19 janvier 2000), de qualification, de durée ou d'horaires contractuels, le contrat individuel risque de se heurter au grand chambardement collectif généré par la loi Aubry II (1) : renégociation de la convention de branche, de celle d'entreprise (absorbant au passage certains usages), en passant par la réorganisation des horaires, de la structure des rémunérations ou d'une nouvelle polyvalence, nécessaire pour faire face aux absences des collègues.

A. - Question n° 1 : nature exacte de l'avantage en cause ?

Pour un salarié, il y a modification à partir du moment où sa situation personnelle est bouleversée. C'est oublier les nouvelles summa divisio jurisprudentielles : rigidité des éléments contractuels et flexibilité du statut collectif. Mais aussi la simple information opposée à la contractualisation.

• Avantages collectifs provenant d'une convention collective, d'un usage ou d'un engagement unilatéral. Si l'accord 35 heures revient sur un avantage collectif de même nature ou qu'un usage est valablement dénoncé, il n'existe, en l'absence d'incorporation des avantages collectifs, aucune modification du contrat individuel de travail, même si 128 bulletins de paie attestent du versement de cette somme dans le passé. Ici, le mieux est le pire ennemi du bien (Cass. soc., 5 octobre 1999) : un employeur courtois, demandant à la suite de la suppression licite d'un usage son acceptation par chaque salarié, pourra se voir opposer son aveu. En demandant cet accord, il a par là même reconnu la contractualisation de l'avantage en cause.

• Information sur un avantage et contractualisation de celui-ci. Comme l'avait par exemple rappelé la Cour de cassation le 16 novembre 1999, la mention obligatoire sur le bulletin de paie de la convention collective applicable vaut certes reconnaissance de l'application de cette convention au salarié, mais pas contractualisation de l'ensemble de ses stipulations. Encore plus pédagogique est l'arrêt du 11 janvier 2000 : chaque salarié se voyant remettre lors de l'embauche un livret d'accueil et devant attester qu'il en a pris connaissance, l'un d'entre eux prétendit que son contenu était devenu contractuel. « La remise d'un document résumant les usages et engagements unilatéraux de l'employeur n'a pas pour effet de contractualiser les avantages qui y sont décrits », répond la chambre sociale, rappelant ainsi l'étymologie du terme convention : vouloir avec, vouloir ensemble.

B. - Loi Aubry II : déception de Stakhanov junior

Le nouvel article L. 212-3 du Code du travail veut prendre le contre-pied de l'arrêt du 20 octobre 1998 et éviter que des salariés (particulièrement des cadres titulaires de conventions de forfait : Cass. soc., 6 juillet 1999) en profitent pour passer à la concurrence largement indemnisés en imputant la rupture à l'entreprise. Mais il a, in fine, une portée pour le moins limitée : il ne vise en pratique qu'un Stakhanov junior refusant de voir son forfait descendre de 44 heures à 39 heures… malgré le maintien intégral de sa rémunération.

« La seule diminution du nombre d'heures stipulé au contrat en application d'un accord de réduction de la durée du travail organisée par un accord collectif ne constitue pas une modification du contrat de travail. »

• « La seule diminution » : cet adjectif exclut délibérément tout autre dommage collatéral, tel qu'un bouleversement radical des horaires, une modification de la structure de la rémunération ou le passage d'une référence horaire au forfait jours (puisqu'il ne s'agit pas d'heures).

• « Organisé par accord collectif » : peu importe qu'il soit majoritaire ou minoritaire, qu'il soit signé par un délégué syndical ou un salarié mandaté. Mais, à défaut d'accord collectif, s'agira-t-il a contrario d'une modification ? Cet argument risque d'être utilisé par ceux voyant dans l'information (durée du travail = 39 heures, l'horaire légal antérieur) une contractualisation de cette durée, évoquée par l'arrêt du 20 octobre 1998. Encore une forte incitation à passer par la voie de l'accord collectif des 35 heures, parmi vingt autres (annualisation, forfait jours pour les cadres de l'article L. 212-15-3, compte épargne temps, etc.).

• La loi elle-même précisant qu'il ne s'agit pas d'une modification, l'employeur n'a pas à envisager de licenciement pour motif économique : même si plus de neuf salariés lui font part de leur intention de ne pas se plier aux nouveaux horaires, il n'aura donc pas à monter un plan social en amont (arrêts Majorette et Framatome).

• Puisqu'il ne s'agit pas (plus ?) d'une « modification », la seule réduction de la durée du travail constitue ici un « simple changement dans les conditions de travail » pouvant être imposé au titre du pouvoir de direction, après consultation préalable du comité d'entreprise au titre du seul Livre IV, et du CHSCT si souvent oublié.

• En cas de refus exprès (de se plier aux nouveaux horaires par exemple), le salarié commettrait une insubordination pouvant être sanctionnée par un licenciement pour faute.

C. - Loi Aubry II : dissuader d'éventuels refuzniks de jouer « prends l'oseille et tire-toi »

« Lorsqu'un ou plusieurs salariés refusent une modification de leur contrat de travail en application d'un accord de réduction de la durée du travail, leur licenciement est un licenciement individuel ne reposant pas sur un motif économique et est soumis aux dispositions des articles L. 122-14 à L. 122-17 du Code du travail. »

1° Conditions d'application de ce second alinéa

• Une véritable modification : ce terme renvoie à douze années d'évolution jurisprudentielle. À la frontière de la modification et du simple changement des conditions de travail, un bouleversement des horaires des temps pleins est par exemple susceptible de poser question : seule « la seule diminution du nombre d'heures » (voir B ci-dessus) n'entre pas à coup sûr dans cette hypothèse.

• Du contrat de travail : bien connue des spécialistes mais pratiquement inconnue des salariés, la remise en cause d'un avantage de nature conventionnelle par un avenant ouvre certes le droit d'opposition aux syndicats majoritaires (en nombre d'inscrits, dans le collège en question le cas échéant). Mais pas un droit d'opposition individuel, le salarié étant pourtant fort surpris de ne plus voir figurer la prime de janvier sur sa fiche de paie.

2° Des conséquences différentes

Si un accord collectif de RTT a été signé, il ne s'agit pas, légalement, de licenciement pour motif économique :

• Les 10 refuzniks ou plus n'obligeront pas l'entreprise à monter un plan social, déstabilisateur pour la collectivité et incompréhensible pour une entreprise in bonis, s'agissant qui plus est d'un simple passage aux 35 heures initialement destiné à créer des emplois (en dehors des services juridiques de droit social).

• La procédure prévue à l'article L. 321-1-2 (LR avec AR, un mois pour répondre) ne doit pas trouver à s'appliquer.

• « Non économique » (quant à la procédure) : absence d'obligation de reclassement, de convention de conversion, de respect de l'ordre des licenciements comme de priorité de réembauchage (qui aurait permis à un salarié licencié avec ses indemnités le lundi de réintégrer l'entreprise le mardi puisque son poste était vacant).

• « Non économique » (quant au fond) : la précision légale voulait également évacuer l'application du sévère mais juste droit jurisprudentiel de la cause réelle et sérieuse (Cass. soc., 23 novembre 1999 : « Lorsqu'elle n'est pas liée à des difficultés économiques ou à des mutations technologiques, une réorganisation ne peut constituer une cause économique que si elle est effectuée pour sauvegarder la compétitivité de l'entreprise. »). Mais refuser une modification étant un droit, le salarié ne peut être considéré comme fautif. Il faudra alors remonter à la cause réelle et sérieuse de la modification initiale : ici, le simple passage aux 35 heures. À moins de créer, comme le souhaitait la ministre de l'Emploi, un licenciement du troisième type (sui generis), on souhaite bon courage au juge s'il sort du seul motif ne prêtant pas à contestation infinie : dans cette hypothèse, l'application d'une loi de la République relative à « la réduction négociée du temps de travail ». Encore faut-il un accord collectif.

« Apocalypse now » en l'absence d'accord collectif ? Raisonnant a contrario, peut-on déduire du texte légal :

• Qu'il s'agit alors d'un licenciement pour motif économique, sachant qu'effectivement il est « non inhérent à la personne du salarié » ?

• Mais c'est alors l'ensemble du droit de la modification (proposer, pas imposer, sinon prise d'acte : art. L. 321-1-2), plus celui du licenciement pour motif économique (plan social, consultation des Livre IV et Livre III du Code du travail, nomination d'un expert-comptable), qu'il faudra appliquer, à la grande surprise des actionnaires étrangers comme des salariés pour une entreprise in bonis.

• Et la cause réelle et sérieuse des licenciements prononcés ? Elle ne posera pas de problème si l'entreprise va mal (difficultés économiques). Mais si elle va bien, tout va mal, puisqu'en l'état actuel de la jurisprudence tous ces licenciements en seront dépourvus.

Mais la Cour de cassation, qui sait se montrer créative (cf. sa « sauvegarde de la compétitivité »), pourrait jouer une seconde fois sur le « notamment » de l'article L. 321-1 : l'application d'une loi de la République dans un but de maintien ou de création d'emploi… même en l'absence d'accord collectif ? Dans tous les cas, rassurons-nous : « Le temps est un grand maître, il règle bien des choses », écrivait Corneille dans Sertorius. La croissance aussi, merci.

(1) Voir notre ouvrage Mutations de l'entreprise et modification du contrat de travail : la gestion juridique du changement, Éd. Liaisons, collection « Droit vivant », février 2000, sp. titre I : « La quadrature du cercle contractuel ».

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray

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