logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Vie des entreprises

Comment Beffa gère le changement dans l'empire Saint-Gobain

Vie des entreprises | METHODE | publié le : 01.03.2000 | Jaques Trentesaux

Qui d'autre que Jean-Louis Beffa, présent dans le groupe depuis plus de vingt-cinq ans, pouvait diffuser la culture des services dans l'une des plus vieilles forteresses de l'industrie française ? Fort de sa légitimité, ce polytechnicien tente cette mue délicate mais indispensable pour l'avenir de Saint-Gobain.

Le polytechnicien Jean-Louis Beffa a-t-il une vocation de commercial rentrée ? Depuis qu'il en a pris la présidence en 1986, le P-DG de Saint-Gobain fait subir à son groupe une véritable métamorphose. Cette grande dame de l'industrie française, née en… 1665, est en train de se muer en société de services. Au cours des dix dernières années, plus de 50 % du périmètre de l'entreprise a changé. Des pans entiers d'activité (la mécanique, le bois-papier, le BTP, l'eau) ont été cédés, pour laisser la place à de nouveaux matériaux (plastiques, abrasifs, céramiques). Et à un nouveau métier : la distribution. Des commerciaux chassant les ingénieurs : un comble dans un fief traditionnel des X-Mines. Beffa en étant le meilleur représentant. Le virage s'est produit en 1996, lors du rachat de la société de distribution de matériaux Poliet. Avec cette acquisition, la distribution représente aujourd'hui 41 % des effectifs du groupe dans l'Hexagone. Et ce sera bientôt vrai dans le reste du monde. « Mon défi fondamental est de concilier la culture Saint-Gobain avec les changements », confirme Jean-Louis Beffa.

Cet ingénieur de 58 ans est bien armé pour moderniser Saint-Gobain sans lui faire perdre son âme. Sa remarquable longévité à la tête du groupe est son meilleur atout. « Jean-Louis Beffa et Saint-Gobain, c'est un peu l'œuf et la poule », résume son proche conseiller Robert Pistre, ancien DRH du groupe. Entré à Saint-Gobain comme directeur du plan il y a un quart de siècle, Beffa a beaucoup appris à Pont-à-Mousson, où il a été successivement directeur général et P-DG. Il se rend d'ailleurs chaque année à la fête annuelle des médaillés du travail de « Pontam ».

Homme de terrain, grand voyageur, il n'aime pas rester cantonné dans son bureau du 13e étage de l'immeuble des Miroirs, à la Défense. Depuis qu'il a mis en place, en 1996, un comité directeur de quatre personnes et nommé un directeur général, Éric d'Hautefeuille, le patron de Saint-Gobain est présent sur tous les fronts, en particulier le social. Il anime les quatre ou cinq « carrefours cadres » annuels du groupe, clôture l'ensemble des stages de formation de management international et d'intégration des jeunes cadres, et participe à toutes les instances supérieures du dialogue social.

1 DÉCENTRALISER LA GRH SOUS CONTRÔLE

« Saint-Gobain, c'est une multitude de PME fédérées par branches d'activité. » La définition d'Alain Longuent, coordonnateur CGT pour le groupe, colle bien à la réalité. Petit à petit, les activités ont été filialisées à tel point que – hors négoce – « la taille moyenne des établissements ne dépasse pas 150 salariés », indique Jean-Paul Gelly, le DRH du groupe. Saint-Gobain dispose d'une organisation matricielle classique avec, d'un côté, les branches (par métiers), de l'autre, les délégations (par pays). Mais les branches comptent de nombreux centres de profits.

L'objectif déclaré de cette organisation est de préserver l'esprit entrepreneurial. Mais certains syndicalistes, à l'image de Jean-Marie Pruneau, représentant CFDT de Pont-à-Mousson, déplorent le « charcutage des usines » et une hyperspécialisation des sites qui les rendrait plus vulnérables. Cette structuration laisse une grande liberté aux P-DG des filiales. « Il existe beaucoup de Saint-Gobain en miniature, ce qui explique pourquoi l'entreprise a constitué une pépinière pour futurs patrons », analyse Robert Pistre. À l'image de Francis Mer (Usinor), de Pierre Blayau (Moulinex) ou d'Alain Gomez (ex-Thomson), tous formés à l'école Saint-Gobain.

Cette large autonomie entraîne évidemment une grande diversité des pratiques sociales. D'autant que la palette des métiers du groupe est très large. En France, par exemple, Saint-Gobain est couvert par une quinzaine de conventions collectives (verre, mécanique, miroiterie, plasturgie, chimie, métallurgie, bâtiment, etc.) qui offrent des garanties très variables. Longtemps, les ouvriers du verre ont été les plus choyés. Ils tiraient profit « d'une situation de quasi-monopole sur le territoire national. Maintenant, ils subissent une concurrence mondiale acharnée », explique Christian Durieu, secrétaire CGC du comité de groupe.

Malgré cette évolution, les verriers continuent à bénéficier d'avantages substantiels : rémunérations confortables sur treize mois, primes de vacances, budget des œuvres sociales de 3 % de la masse salariale, primes d'intéressement et de participation de 20 000 à 30 000 francs… Rien à voir avec les 400 francs versés aux salariés d'Oxxo, filiale de Lapeyre spécialisée dans la menuiserie. Ou avec les rémunérations des ouvriers de K par K, spécialiste de la pose de fenêtres sur mesure, qui s'élèvent en moyenne à 8 954 francs brut.

Parfois, les pratiques varient entre les établissements d'une même société. Comme chez Saint-Gobain Emballage, où le passage à la cinquième équipe a abouti à cinq modalités de réduction du temps de travail. « Pourquoi diable voulez-vous que je mette de l'uniformité là où ce qui me paraît le plus important est l'adéquation du dialogue social avec la demande précise des travailleurs ? […] On ne gère pas une usine de la même façon au nord et au sud de la Loire », juge Jean-Louis Beffa.

Pour donner de la cohérence à l'ensemble, Saint-Gobain soigne sa politique de groupe. Le poids de la compagnie – la holding – est faible (220 salariés, soit à peine 2 % des effectifs), mais son action s'exerce sur des leviers essentiels, comme la formation, la gestion des cadres ou l'épargne salariale. La recherche et développement ainsi que les finances sont également gérées par filières à l'échelon du groupe. « La compagnie insuffle les orientations et anime le réseau », souligne Jean-Paul Gelly. Mais le rôle du DRH groupe est plus important qu'il ne le laisse entendre. Sa méthode ? Multiplier les rencontres informelles avec les DRH de branche, décider collectivement en ne donnant pas le sentiment d'imposer les choses et s'assurer de l'application des consignes.

À cet égard, le dossier des 35 heures est un cas d'école. « La position de Saint-Gobain peut se résumer à : la loi et rien que la loi », indique Jeanine Deschères, déléguée centrale CFDT de Saint-Gobain Emballage. Certes, la compagnie incite à la signature d'accords alors que la loi ne l'y oblige pas. Mais les accords doivent prévoir un minimum de créations d'emplois, hormis dans les secteurs en croissance, où l'effet d'aubaine joue à plein. Conséquence : Saint-Gobain n'est pas à l'avant-garde de la réduction du temps de travail. Début février, à peine 40 % des effectifs étaient concernés par un accord, après des négociations surveillées de très près par le groupe. L'autonomie est large, mais le contrôle serré…

2 SOIGNER LE DIALOGUE SOCIAL AU SOMMET

Pour Jean-Louis Beffa, la cohésion de l'entreprise passe également par des instances de dialogue social étoffées. Dès 1988, Saint-Gobain a anticipé la directive européenne sur les comités de groupe européens (1994) en créant une Convention européenne pour le dialogue social. « Elle a été signée par la totalité des syndicats, avenants inclus », précise Jean-Paul Gelly. Le comité de groupe France se réunit, quant à lui, trois fois par an (l'obligation légale n'est que d'une réunion annuelle) et ses membres bénéficient d'une formation spécifique à la macro-économie. Pour huiler le dialogue social, Saint-Gobain a même imaginé des coordonnateurs syndicaux dont la mission est de présenter une position harmonisée entre les fédérations professionnelles représentées (pas moins de six pour la CGT).

Le P-DG de Saint-Gobain préside systématiquement la Convention européenne et le comité de groupe, dont il se sert comme d'un baromètre social. Derrière lui, le staff de la société est réuni au grand complet. « Jean-Louis Beffa parle aux représentants des salariés comme en comité de direction », confie Robert Pistre, qui y voit une forme de « respect ». Le mot revient d'ailleurs dans la bouche de la quasi- totalité des représentants syndicaux. « C'est un homme d'écoute, attentif et respectueux des autres, un capitaine d'industrie qui connaît très bien le groupe », confirme Alain Longuent, figure historique de la CGT Saint-Gobain et maire communiste du Tréport. « Le président répond à toutes les questions, même à celles qui n'étaient pas prévues. Il connaît tout sur tout », renchérit Thierry Logeon, secrétaire CFDT de la Convention européenne pour le dialogue social.

Mais, avec leur effectif pléthorique (75 pour la Convention européenne, près de 35 pour le comité de groupe), ces instances ont souvent des allures de grand-messe. La stratégie du groupe y est longuement évoquée, mais pas les préoccupations quotidiennes des salariés. Ces structures pâtissent également d'une surreprésentation du pôle verrier, porté par une grande tradition ouvrière et syndicale. La connaissance réciproque des différentes activités demeure par ailleurs assez limitée. « Au bout de près de quatre ans de mandat au sein de la Convention européenne, j'ai encore du mal à avoir une bonne vision des choses », reconnaît Thierry Logeon.

À l'intérieur du groupe, le dialogue social souffre d'un profond déséquilibre. Le secteur de la distribution, par exemple, se caractérise par de véritables déserts syndicaux. « Chez Poliet, un salarié sur cinq seulement bénéficiait d'une présence syndicale au moment du rachat par Saint-Gobain », rappelle Alain Longuent. Anne Bourdin, élue CFDT de Weber & Broutin, s'est longtemps battue seule dans cette entre prise de fabrication de mortier, qui compte pourtant 720 salariés en France. « La gestion des hommes a toujours été très paternaliste, explique Anne Bourdin. Tout se passait lors de discussions en tête à tête avec le directeur général. » Depuis l'arrivée de Saint-Gobain, Weber & Broutin s'est enfin doté d'un DRH. Mais les vieilles habitudes persistent.

3 GÉRER L'EMPLOI AU PLUS SERRÉ

Entre Jean-Louis Beffa et les organisations syndicales, le principal sujet de contentieux reste l'emploi. Un conflit ancien, qui resurgit à l'occasion des 35 heures. À périmètre constant, le groupe ne cesse de perdre des emplois dans tous les métiers, à l'exception notable de la distribution. Les énormes gains de productivité en sont la cause. « Le poids du salaire dans le coût de production est passé de 54 à 25 % en vingt-cinq ans », assure Alain Longuent pour la CGT. Saint-Gobain gère au plus serré ses effectifs et recourt volontiers au travail précaire. Selon un rapport réalisé en 1999 par le cabinet d'expertise Syndex, et portant sur 80 % des effectifs France, la part des emplois précaires s'élève à 10,6 % (2,4 % de CDD et 8,2 % d'intérimaires). Une société comme Oxxo compte même 30,6 % d'intérimaires. À Pont-à-Mousson, le taux d'intérimaires est de 11,2 %, « mais il atteint les 50 % sur certaines sorties de chaîne », affirme Jean-Marie Pruneau (CFDT). Le groupe anticipe la décrue des effectifs, qu'il sait inexorable dans les secteurs industriels, et les nombreux départs à venir puisque, toujours selon Syndex, 40,4 % des salariés en France sont âgés de 45 à 55 ans.

Saint-Gobain apporte beaucoup de soin aux plans sociaux. Lors de la fermeture toute récente de l'usine Sékurit de Longjumeau, dans l'Essonne (193 salariés), le groupe a toutefois dû s'y reprendre à deux fois, la direction départementale de l'emploi ayant dans un premier temps établi un constat de carence, notamment pour défaut de mesures spécifiques pour les plus de 50 ans. Attaqué en justice par la CGT, l'entreprise a obtenu gain de cause. La deuxième version du plan social a été jugée irréprochable par le tribunal d'Évry.

En vue d'accompagner les plans sociaux, le groupe s'est doté d'un outil d'appui spécifique, Saint-Gobain Développement, dont la mission est d'« aider les différentes sociétés françaises du groupe à régler leurs questions d'emploi », explique Jean-Claude Weisbecker, son directeur. Aide à la mobilité régionale, au reclassement, à la réalisation de projets personnels… Le bilan officiel annonce 18 000 créations d'emplois « accompagnés » depuis la naissance de cette société de reconversion en 1983. Si personne ne remet en cause l'utilité de cet outil, certains pointent la faiblesse de ses moyens. « Saint-Gobain Développement a fait office de cautère sur une jambe de bois lors des grandes restructurations des années 80 », regrette Alain Longuent, de la CGT.

4 POPULARISER L'ÉPARGNE SALARIALE

Ardent défenseur de l'épargne salariale, Jean-Louis Beffa y voit un instrument de « cogestion capitaliste » à même de rompre le clivage traditionnel entre capital et travail. Pour le président de Saint-Gobain, les modes de rémunération se décomposent en trois grandes catégories complémentaires : le salaire de base, qui se négocie selon le contexte national ; l'intéressement, qui relève de l'entreprise ; et le plan d'épargne, qui se gère à l'échelle du groupe. Cette classification séduisante souffre cependant quelques entorses. Ainsi, seules 7 des 21 sociétés françaises étudiées dans le rapport Syndex sont dotées d'un accord d'intéressement. En revanche, Saint-Gobain possède depuis treize ans un double plan d'épargne groupe (PEG), à cinq et dix ans, constituant l'élément le plus tangible d'appartenance au groupe. En 1999, le montant des souscriptions a atteint 748 millions de francs. Les salariés sont d'ores et déjà les premiers actionnaires de Saint-Gobain, avec 4,5 % du capital et 5,9 % des droits de vote. Ils bénéficient en outre de représentants au conseil d'administration et d'élus au conseil de surveillance du PEG.

Pour populariser davantage l'épargne salariale, Saint-Gobain finalise le lancement d'un « Fonds développement 2000 ». Car, malgré un taux d'adhésion de 52 % en France, le PEG séduit beaucoup moins les ouvriers (38,5 %) – et notamment les jeunes – que les cadres (78 %). Le nouveau dispositif prévoit – dans une limite d'environ 300 euros – la possibilité pour les salariés d'acheter des actions en bénéficiant d'un fort effet de levier (10 actions de l'entreprise pour une achetée) et d'une garantie sur l'investissement de départ. Saint-Gobain poursuit également l'européanisation de son PEG, entamée en 1998, et qui concerne déjà 17 pays. En 2001, le groupe devrait proposer à ses 25 000 salariés américains un outil semblable à l'occasion de la cotation de l'entreprise à la Bourse de New York. « L'objectif est que les salariés contrôlent si possible 10 % du capital d'ici à cinq ans », précise Jean-Louis Beffa.

Parmi les buts poursuivis, la motivation financière des troupes n'est pas la moindre. Déjà, le PEG compte en moyenne pour « plus de 50 % dans l'accroissement de la rémunération d'un ouvrier (contre 20 % pour l'intéressement et 30 % pour le salaire de base) », avance Jean-Paul Gelly. Deuxième objectif poursuivi, l'épargne salariale permet de lisser le cours de l'action, assez fluctuant depuis le retrait des partenaires industriels de Saint-Gobain, qui a signé la fin des « noyaux durs ». Enfin, le PEG est utile pour renforcer la culture du groupe et sensibiliser les salariés à une variation des gains en fonction des résultats.

Bien qu'assez tardive, la conversion de Jean-Louis Beffa aux nouvelles normes anglo-saxonnes de gestion et de création de valeur est apparemment totale. « Le bénéfice net par action devient la boussole qui guidera toutes les actions », expliquait-il lors de la présentation des résultats de 1998. Les fonds de pension étrangers contrôlent, il est vrai, 44 % du capital du groupe. Pour autant, le président de Saint-Gobain se défend d'être passé d'une logique industrielle à une gestion purement financière. Sur le terrain, la perception est différente. Grosse consommatrice de capitaux et génératrice de marges plus faibles que la distribution, l'industrie « lourde » – comme le verre ou les canalisations – ne bénéficie plus que d'investissements parcimonieux. « La cokerie de Blénod est menacée de fermeture à cause de retards d'investissement », déplore Jean-Marie Pruneau (CFDT), de Pont-à-Mousson. Quant aux rachats d'entreprises, ils doivent désormais se traduire par un retour sur investissement positif dans un délai de moins de deux ans.

5 ACCÉLÉRER LA MOBILITÉ ET L'INTERNATIONALISATION

À chaque rencontre de dirigeants, comme à Sintra (Portugal) en août 1999, Jean-Louis Beffa ne cesse d'insister sur la nécessaire accélération de la mobilité interne. Avec seulement 100 mutations annuelles entre les pays et autant entre les branches, il la juge bien trop faible. « Les hommes sont attachés à une culture de branche. Quitter sa branche est souvent vécu comme une trahison », explique Antoine Queffelec, directeur de la formation. À tous les niveaux, le mot d'ordre est donc « mobilité ». Les nouveaux contrats de travail de Saint-Gobain Emballage, par exemple, comportent tous une clause dans ce sens. Autre souci : le nombre insuffisant d'expatriés (un peu plus de 300). Désormais, la règle impose aux cadres dirigeants, financiers et à potentiel ainsi qu'aux techniciens des métiers phares du groupe de mener une ou deux expériences à l'international. « Les branches de Saint-Gobain fonctionnent bien quand leur personnel est moitié européen, moitié américain », constate Jean-Louis Beffa.

Pour accélérer les changements, Saint-Gobain agit sur trois leviers : le recrutement, la gestion des cadres et la formation. Rien de tel pour assurer la relève que de recruter, selon Jean-Louis Beffa, « avec une ambition élevée ». Une nécessité d'autant plus grande que bien des dirigeants actuels sont issus des métiers anciens de Saint-Gobain, ce qui pose un problème d'adaptation. Saint-Gobain donne toujours la priorité à la promotion interne, mais en perçoit aussi les limites. D'où, par exemple, l'objectif récemment affiché de recruter un financier à haut potentiel tous les trois mois.

L'entreprise attache une importance particulière à la gestion de ses cadres. Celle du très haut management revient à Robert Pistre. Fin connaisseur du Tout-Paris de l'entreprise, l'ancien directeur du personnel du corps des Mines joue les chasseurs de têtes pour Saint-Gobain. Le directeur de la gestion des cadres, Xavier Grenet, suit quant à lui 400 à 500 cadres supérieurs – cadres internationaux ou cas complexes. Ce professeur de philosophie, ex-président du Mouvement des cadres chrétiens, a déjà noirci au fil de ses entretiens 19 cahiers d'écolier de son écriture serrée. « Pour la population des cadres dirigeants, on coud à la main », glisse-t-il. L'informatique complète évidemment ce dispositif, mais Archibald, la bourse de l'emploi interne sur Internet, ne fonctionne correctement que depuis moins d'un an.

Saint-Gobain mise enfin sur la formation. L'effort s'est intensifié au niveau du groupe, comme l'atteste la création récente d'un comité d'orientation qui implique les directeurs de branche et de délégation dans la définition des contenus. La priorité est donnée aux stages commerciaux et informatiques au détriment des formations techniques. Chez le menuisier Oxxo, les ouvriers, majoritaires, n'ont bénéficié que de 6 % des heures de formation en 1998. Pour le groupe, l'enjeu est crucial. Saint-Gobain doit intégrer la culture de la distribution et se tourner davantage vers le client sans perdre ses valeurs. « La formation est le véhicule principal de la culture du groupe », insiste Antoine Queffelec. Et aussi un excellent moyen de maintenir la « communauté Saint-Gobain ».

Entretien avec Jean-Louis Beffa
« L'épargne salariale permet d'équilibrer le partage des résultats entre le travailleur et l'actionnaire »

Figure du patronat français, Jean-Louis Beffa trace un sillon qui lui est propre. « Au Medef, on me traite parfois de dinosaure », s'amuse-t-il. Le patron de Saint-Gobain est tout sauf un ultralibéral. C'est plutôt le modèle économique rhénan qui lui tient à cœur. Tout comme la fidélité aux valeurs du christianisme social cher à ses prédécesseurs, Roger Martin ou Roger Fauroux. Mélange de « rationalité et de vitalité », cet X-Mines de 59 ans est un boulimique de travail. Il fréquente aussi de nombreux cercles patronaux. Et, plus rare, se plaît à brasser les concepts macroéconomiques.

Quel est l'impact de la mondialisation et de la « nouvelle économie » sur les relations du travail ?

Jean-Louis Beffa : le travail que j'ai réalisé avec Robert Boyer et Jean-Philippe Touffut pour la fondation Saint-Simon (« Notes » de juin 1999, NDLR) montre que nous sommes passés en quinze ans d'un modèle assez uniforme à un modèle éclaté en trois types de relations salariales. Dans la première catégorie, que nous avons appelée « stabilité-polyvalence », l'entreprise investit fortement dans des systèmes sophistiqués de fonctionnement. Le personnel devient très formé. À Saint-Gobain, par exemple, les emplois non qualifiés ont diminué de 90 % en quinze ans. Les tâches segmentées traditionnelles de l'entreprise ont disparu, certaines ont été externalisées. C'est un monde du travail très syndicalisé, parce qu'il existe un rapport de force avec des travail leurs indispensables pour faire tourner des machines coûteuses. La deuxième catégorie, celle des « professionnels », regroupe les privilégiés de la société actuelle : les consultants, salariés de start-up, traders, mais également une frange de dirigeants volatils parce que leurs fonctions sont très recherchées. Ce monde est beaucoup moins syndicalisé. Les « professionnels » n'ont pas besoin d'être défendus par les syndicats puisqu'ils se défendent eux-mêmes en quittant l'entreprise. La troisième et dernière catégorie, c'est le monde type McDonald's. Celui de la « flexibilité du travail ». Il se caractérise par une grande rotation de salariés mal protégés par des contrats de travail inadaptés.

Chacune de ces catégories possède-t-elle son propre mode de rémunération ?

Assurément. Dans le monde de la « stabilité-polyvalence », la participation, l'intéressement, l'épargne salariale sont essentiels. L'entreprise est une institution stable dans laquelle on crée ensemble de la valeur ajoutée que l'on se partage. C'est le modèle typique de Saint-Gobain. La rémunération des « professionnels » est dominée par les stock-options. Quant aux salariés « flexibles », ils n'ont ni l'un ni l'autre. Le grand changement dans la politique de rémunération des entreprises est intervenu à partir du choix de l'Europe, de la non-sortie du Système monétaire et de la mise en place, par Jacques Delors, de la politique de désinflation compétitive. Cette période correspond à l'abandon du modèle fordiste traditionnel de la distribution uniforme du pouvoir d'achat dans l'entreprise en fonction de la productivité nationale. L'ancien modèle uniforme et solidaire avait été mis à mort par l'ouverture internationale des marchés et le ralentissement de la croissance.

Comment sécuriser les salariés de la « flexibilité du travail » ?

Il faut que leurs retraites complémentaires, leur droit à la formation… sortent du contrat salarial et deviennent d'une certaine façon mutualisés ou pris en charge par la collectivité.

Ces droits sociaux ne peuvent plus être liés à leur contrat de travail. Ou alors il faut résoudre le problème de l'entre-deux-contrats de travail. Le contrat d'activité, préconisé par les rapports Boissonnat et Supiot, n'est pas la seule réponse, mais donne un axe de réflexion

Pourquoi Saint-Gobain porte-t-il une telle attention à l'épargne salariale ?

Parce que c'est un facteur fondamental d'adhésion du personnel, très favorable au fonctionnement harmonieux de l'entreprise. L'intéressement ne permet pas d'aller aussi loin parce que les sommes sont limitées. Je ne veux pas dire que l'épargne salariale changera la nature des relations dans l'entreprise. Mais elle permet d'équilibrer davantage le partage des résultats entre le travailleur et l'actionnaire. Quand l'action de Saint-Gobain augmente de 40 %, comme l'année dernière, un sentiment de frustration peut naître pour le salarié qui n'est pas actionnaire, dans la mesure où sa rémunération augmente nettement moins.

Êtes-vous favorable à une représentation des actionnaires salariés dans les conseils d'administration ?

Il me semble absolument stupéfiant que cela puisse susciter débat et être refusé. Je suis favorable à ce que l'argent des salariés actionnaires soit réuni dans un fonds à la gestion duquel participent des salariés élus. C'est le cas chez Saint-Gobain : chaque titulaire vote pour élire un représentant et la liste qui a reçu le plus de voix dispose automatiquement d'un siège au conseil d'administration de l'entreprise.

Que pensez-vous de la distribution de stock-options à l'ensemble des salariés ?

J'y suis plutôt hostile, car le plan d'épargne salariale me paraît le plus adapté à l'ensemble du personnel. Il faut cependant élargir le nombre des titulaires de stock-options. Le conseil d'administration de Saint-Gobain a décidé de passer de 200 à 500 détenteurs et envisage d'aller jusqu'à 1 000 dans la double optique de l'élargir aux non-cadres, qui ont apporté une contribution exceptionnelle à Saint-Gobain en 1999, et aux jeunes cadres. Car c'est avec eux que se pose le problème des départs vers d'autres entreprises comme les start-up.

Quels sont les grands traits de votre politique de gestion des cadres ?

Premièrement, il est toujours préférable d'embaucher avec une ambition élevée. Deuxièmement, il faut appliquer la promotion interne pour les cadres mais aussi les non-cadres. L'expérience doit être reconnue, pas uniquement le diplôme, y compris quand nous embauchons à l'extérieur. Troisièmement, je pose en principe l'interdiction du recours à la graphologie.

D'abord, ce n'est pas une science. Ensuite, c'est une façon de s'abstraire de la seule bonne façon de recruter les gens, qui est de les rencontrer.

Sur quoi est fondée votre hostilité patente à la loi sur les 35 heures ?

Il s'agit d'une loi politique qui ne correspond ni à une revendication salariale de terrain ni à l'attente des salariés. Je ne suis pas opposé à la recherche d'un optimum entre les désirs des travailleurs en termes de temps libre et de rémunération. Il existe une aspiration à moins travailler. Mais elle est très différenciée selon le mode de vie souhaité, les périodes de la vie… Par conséquent, à une demande de flexibilité du travailleur doit répondre une demande de flexibilité de l'entreprise. Il est souhaitable qu'il y ait une flexibilité réciproque, et il est regrettable que les entreprises ne l'aient pas mise en œuvre en temps utile. Cela étant, je critique totalement une réduction du temps de travail excessive en vitesse et en ampleur, uniforme et surréglementée. C'est une mauvaise méthode sur un vrai sujet. Mais le réalisme des travailleurs limitera les conséquences d'une loi qui constitue une « exception française » et sur laquelle il faudra revenir.

C'est pourtant une loi fondée sur l'idée de partage du travail…

Il s'agit d'une analyse macroéconomique totalement erronée. Il est contradictoire d'annoncer une baisse très importante du chômage et de penser qu'il faut se partager une quantité définie de travail. C'est une erreur psychologique et économique majeure reposant sur la conception malthusienne d'une société qui baisse les bras intellectuellement.

Que pensez-vous des négociations engagées par le Medef sur le paritarisme ?

J'aurais été en désaccord avec le Medef s'il avait abandonné le paritarisme. Je souhaite vivement qu'il y ait, de part et d'autre, un dialogue qui permette de rebâtir le paritarisme. C'est un élément très important du modèle économique européen. Je suis aussi partisan d'un dialogue social au niveau national. S'il n'existe plus, vous détruisez un lien social caractéristique de l'Europe continentale qui repose sur l'existence d'institutions intermédiaires en dehors du pouvoir politique. Et vous livrez la réglementation et le dialogue social à un débat uniquement politique et à des règles changeantes selon les alternances politiques.

Cela va à l'encontre du besoin de stabilité des entreprises. Je regrette beaucoup l'épisode de la pseudo-conférence d'octobre 1997. Il est bien dommage que la proposition de laisser les entreprises mener des négociations pendant six mois avant d'en tirer les conséquences et de rédiger une loi n'ait pas été suivie. J'avais dit à Jean Gandois que si l'on s'engageait dans cette voie, j'annonçais immédiatement l'ouverture de négociations sur l'aménagement du temps de travail dans tout le groupe Saint-Gobain. Les pouvoirs publics ont pris la responsabilité politique d'annoncer d'emblée une loi. C'est une erreur qui aura des conséquences très importantes à long terme.

Propos recueillis par Denis Boissard et Jacques Trentesaux

Auteur

  • Jaques Trentesaux