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Vie des entreprises

À propos du film « Ressources humaines ». Les entreprises ne sont pas toutes belles à voir

Vie des entreprises | DEBAT | publié le : 01.03.2000 | Valérie Lespez

Qu'elle est noire, l'entreprise filmée par le réalisateur Laurent Cantet. Ces rapports sociaux d'un autre âge sont loin d'avoir disparu, affirment en chœur deux DRH et deux syndicalistes réagissant, sur notre invitation, au film-événement « Ressources humaines ».Mais, rassurent-ils, ils ne constituent pas la règle.

Sur le quai de la gare, toute la famille est là pour l'accueillir. « Ça y est, il est là ton fils… », s'amuse la sœur. « S'il avait raté son train, c'est toi qui serais allée à l'entretien avec le patron ? » s'énerve le père. Car demain est un grand jour pour cette famille ouvrière, au cœur du film Ressources humaines de Laurent Cantet. Le petit dernier, Franck, qui revient de la capitale où il suit de brillantes études, commence un stage à l'usine qui emploie son père depuis trente ans, ainsi que sa sœur. Mais lui n'officiera pas en bleu de travail, il évoluera dans l'ambiance feutrée des bureaux, au service des ressources humaines.

À la maison, Franck raconte sa première journée, son bureau pour lui tout seul, son déjeuner à la cantine, à la table des cadres, « pas très futés ». « Demain, je viendrai manger avec vous », annonce-t-il. « Sûrement pas, tance le père. Trop de copinage, c'est pas bon pour le respect. » Chacun à sa place. Franck, fils d'ouvrier mais futur cadre, doit choisir son camp. Celui de la direction lui est grand ouvert. Son sujet de stage : « Évaluer les prérequis économiques à l'application des 35 heures. » Devant le patron et le DRH, Franck récite sa leçon avec conviction : « J'espère que les négociations autour du temps de travail permettront d'impliquer davantage les salariés dans l'entreprise. » Moue du DRH : « Ça ne va pas être évident à mettre en place. On va y laisser des plumes. » Franck rétorque, confiant : « Je vois ça comme un défi. » Débonnaire, le patron conclut : « Nous allons le gagner ensemble. »

Mais l'usine est une vraie poudrière. Pour preuve, le comité d'établissement. Ambiance tendue. Refrains connus. « Nous avons, ce mois-ci encore, renoué avec les bénéfices, annonce le patron. Nous restons quand même dans une fragilité permanente et il ne faudrait pas crier victoire trop tôt. » La déléguée CGT monte au créneau : « On ne fera plus de sacrifices. On a payé assez cher les licenciements que vous avez fait l'année dernière. Les 35 heures doivent servir à l'embauche ! »

Pas étonnant que les négociations soient en panne depuis trois mois. Dans l'usine, le dialogue social est inexistant. L'entreprise de Laurent Cantet n'est pas belle à voir… Sa vision est partisane, certes, mais crédible, grâce à de multiples détails bien observés. Le film, aujourd'hui en salle après diffusion sur Arte, décrit avec justesse les rapports de force, les petites et grandes lâchetés, les faux-semblants inhérents au monde du travail. Mis à part le héros du film (Jalil Lespert), tous les autres personnages sont incarnés par des amateurs qui jouent leur propre rôle. Le patron est un vrai patron, le DRH un vrai DRH, et la CGTiste une vraie syndicaliste.

Franck, ambitieux mais naïf, a une idée pour débloquer la situation : organiser un sondage auprès des salariés. Le patron se frotte les mains, ravi d'avoir enfin trouvé une manœuvre pour court-circuiter et diviser les syndicats. Franck, lui, s'accroche à sa vision humaine des ressources du même nom. Mais ses belles illusions volent en éclats lorsque, par hasard, il tombe sur une lettre adressée à la direction départementale de l'emploi. L'entreprise licencie 12 salariés, dont son père. Révolté, Franck déclenche la guerre et passe la main aux syndicats pour organiser la lutte. Il a choisi son camp : il déserte celui de l'injustice pour celui des ouvriers trahis. Celui de son père ? Non, car ce dernier refuse de cesser le travail. Toute sa vie, il a courbé l'échine. Sa revanche, il l'a déjà vécue, avec la réussite de son fils, en faisant de lui quelqu'un de bien – donc, pas un ouvrier. Son monde s'écroule, puisque Franck se désolidarise du cercle fermé des décideurs pour rallier, un temps, le combat des salariés. « T'as réussi, ton fils est du côté des patrons ! Et il a honte d'être le fils d'un ouvrier, la honte de sa classe », crache Franck lors d'une altercation déchirante dans l'usine désertée. Chacun rêvait à la place de l'autre. Le rêve est terminé…

Les plans sociaux, la gestion des ressources humaines et les 35 heures sur grand écran, ce n'est pas banal. Deux DRH, Dominique Laurent (Électrolux Produits blancs) et Christophe Laval (Yoplait), et deux syndicalistes, Jacques Kheliff, secrétaire général de la Fédération CFDT chimie-énergie, et Christian Larose, secrétaire général de la Fédération CGT textile-habillement, confrontent leurs points de vue sur le film « Ressources humaines ».

La fiction de Laurent Cantet a-t-elle su trouver le ton juste ?

Dominique Laurent : Les problèmes d'identité au travail, la relation père-fils sont très bien vus. Dans certaines entreprises, les relations sociales sont certainement aussi mauvaises que dans le film. Mais laisser croire que cela se passe partout à l'identique me paraît gênant. D'autant que certains détails sont hallucinants. On ne mène pas de front un plan social et une négociation sur les 35 heures. On n'écrit pas non plus à l'inspection du travail pour lui communiquer la liste des 12 personnes licenciées. On ne va pas lui donner le bâton pour se faire battre. Du coup, le film perd de sa crédibilité. Le patron est d'un cynisme absolu. En tant que DRH, je me vois mal prendre le fils en stage pour mettre en place les 35 heures alors que son père figure sur la liste des licenciés. Au final, le film ressemble à un stock-car social. Une vraie galerie de portraits. Chacun bien dans son rôle : le fils, c'est Lara Croft qui découvre l'entreprise, le patron est un enfoiré parfait, le DRH est pleutre, la syndicaliste aboie, les cadres ne sont pas formidables…

Jacques Kheliff : Je trouve en revanche que le film reflète assez fidèlement les relations sociales de nombre d'entreprises. La défiance généralisée comme toile de fond me paraît d'une grande vérité.

Le cynisme aussi. Faire diversion avec une enquête, inventer un problème de « garage à vélos » dans un coin de l'atelier pour qu'on y focalise notre attention pendant qu'il se trame autre chose ailleurs, cela existe.

Le film sonne juste. Il comporte quelques gros traits mais ce n'est pas une caricature falsificatrice. Que la logique de l'entreprise et celle des salariés ne s'accompagnent pas toujours de toute la transparence nécessaire, c'est vrai. Le problème, dans le film, n'est pas tant les licenciements que la manière dont ils sont menés.

Christophe Laval : La situation décrite dans le film est sans doute davantage le fait des PME que des grands groupes. Il existe encore des contremaîtres comme ceux du film, même si la maîtrise est en train d'évoluer et de rajeunir. Indépendamment des 35 heures et du plan social, le conflit était inévitable dans cette société. Ne serait-ce qu'à cause des rapports sociaux archaïques. La réunion du CE est révélatrice. Elle commence par des formules de politesse et se termine par des insultes. C'est ce qui se passe dans les entreprises qui n'ont pas la volonté de construire un dialogue social.

Christian Larose : L'attitude du patron reste d'actualité. C'est parfois pire encore. Il suffit d'aller dans les usines de l'habillement. Les rapports entre les cadres hommes et les ouvrières sont moyenâgeux. Dans les grands groupes et certaines PME, heureusement, les choses ne se passent pas tout à fait ainsi. Cela tient aussi à la personnalité des dirigeants. Encore que, sur l'histoire du plan social, la réalité est bien traduite. Dans les accords défensifs sur les 35 heures, la direction se réunit, et si la liste des licenciés n'est pas sur l'ordinateur (comme dans le film, NDLR), elle sait où elle va taper et qui sera licencié. L'affrontement du père et du fils est criant de vérité. Le père a donné toute sa vie à l'entreprise, et le fils ne comprend pas qu'il ne réagisse pas. Mais le père a peur pour son fils. Car s'engager signifie prendre de gros risques. J'ai moi-même été licencié. Cinq ans au chômage.

Et mon père, militant communiste, m'a laissé entendre : « Tu vois où ça te mène, tes histoires… » Je vois encore des femmes abandonner le militantisme sous la pression de leur mari.

J. Kheliff : Même dans certaines grandes entreprises, se syndiquer signifie faire une croix sur sa carrière professionnelle. Et c'est dit comme ça ! Quand un type s'engage pour la première fois, il est appelé par son chef d'atelier, qui lui demande : « Tu as bien réfléchi ? » Je connais un militant qui n'a pas eu une seule augmentation individuelle en trente ans !

Le portrait du DRH est-il réaliste ?

Chr. Larose : DRH, ça peut être un métier honorable et exaltant, à condition qu'il soit mené dans la clarté, avec un employeur qui lui laisse une marge de manœuvre, et avec une vision politique sur l'avenir. J'ai vu des DRH abandonner leur poste. Ils en avaient assez de virer des salariés. Certains ont une autre vision de leur profession, et notamment les jeunes. Mais le DRH du film, qui fait ce qu'on lui dit de faire, sans aucune responsabilité, existe aussi.

Chr. Laval : Ce n'est pas très étonnant de trouver ce type de DRH dans cette entreprise. Normalement, un DRH doit être en phase avec son patron, jouer les agitateurs d'idées pour lui éviter de commettre des erreurs, et être à l'écoute du terrain. Dans le film, le patron considère que, comme c'est sa boîte, il peut y faire absolument n'importe quoi. En toute logique, le DRH ne joue pas son rôle.

J. Kheliff : Cela dit, les DRH font rarement partie, y compris dans les grands groupes, du petit cercle des décideurs.

D. Laurent : Le film aurait été réalisé dans les années 70, c'était pareil. L'entreprise est peut-être encore comme ça, mais elle évolue. Aujourd'hui, on a affaire à des DRH compétents, des patrons qui font la part des choses, des syndicalistes mieux formés, qui savent ce qu'est le dialogue social.

Un DRH coupe des têtes, c'est d'ailleurs une condition pour être recruté, mais il ne vient pas au métier pour cela. Dans le film, à aucun moment le DRH n'est en tête à tête avec les syndicalistes dans son bureau.

J'ai conduit un plan social. Il m'arrivait de discuter autour d'un café avec le délégué FO. Ça aussi, c'est la vie de l'entreprise.

J. Kheliff : Je ne crois pas à la transparence totale. Chacun joue son jeu et connaît celui de l'autre. Il y a une part de théâtralité et des moments de tension qui rythment les discussions ; on voit jusqu'où l'autre peut aller.

Puis il y a des moments de vérité. On dit au DRH : « Là, on est à deux doigts du blocage. Quelle est la dernière virgule que vous acceptez ? » Celui-ci répond : « Ma limite est là, mais ne le dites pas pour l'instant. » Et on ne l'inscrit pas dans le tract. Mais ça suppose une confiance réciproque et la volonté de réussir ensemble. Même si cet apprentissage se fait souvent dans la douleur. Dans une entreprise de la plasturgie, un DRH avait commencé à négocier un plan social sur le site même. Il donne rendez-vous aux délégués le lendemain au même endroit. À l'heure dite, pas de DRH. Il était retourné au siège et avait fait savoir par fax qu'il voulait poursuivre les discussions dans son fief. Résultat : occupation de l'usine, 700 gars énervés comme des poux. La seule solution : revenir négocier sur le site. Je me demande pourquoi le DRH a commis une telle erreur.

Chr. Larose : DRH et syndicalistes ne font pas le même métier. Mais tant qu'on ne m'a pas roulé, j'ai confiance. Avec un patron comme celui du film, ce n'est pas le discours dur qui paie, mais la faculté à mobiliser les salariés. Ce n'est pas avec le patron que le syndicaliste doit discuter mais avec les employés. Un patron peut être redoutable. Il l'est déjà moins face à toute son usine.

Et le portrait des syndicalistes ?

J. Kheliff : Si l'on s'en tient au contexte du film, le portrait de la syndicaliste me paraît réaliste. Je suis pour le contractuel, mais que peut-elle négocier avec un patron de ce type ? Tout est réuni pour aller au clash. Le dialogue n'est possible que dans le respect mutuel. Or là il y a entourloupe. Le matin du conflit est très bien décrit. La cégétiste découvre les portes soudées (par le fils, pendant la nuit, NDLR) et dit au stagiaire : « Tu as fait fort. » Car elle ne serait pas forcément allée aussi loin. Le patron est excellent lui aussi. Il bousille la porte, il sait que ça va faire appel d'air, et que des ouvriers vont rentrer.

Chr. Laval : Je ne suis pas certain que le patron, quand il a cassé la porte, était sûr du résultat ! Il a agi plutôt d'instinct. Mais j'aimerais ajouter que les entreprises ont les syndicats qu'elles méritent.

Si elles associent les partenaires sociaux, un dialogue constructif est possible.

Chr. Larose : La cégétiste est vraiment caricaturale. Des militantes marioles, il y en a. Mais, justement, lors des discussions sur les 35 heures, certaines se sont révélées être de formidables négociatrices. Dans le film, il ne manquait plus que l'impérialisme américain responsable de tous les maux dans le discours de la cégétiste ! Elle n'a pas de cœur, pas de discernement. Son discours est archaïque. Il ne faut pas qu'elle s'étonne de ne pas être crédible. On peut avoir un discours dur à condition d'en avoir les moyens. Quand on est délégué, on doit comprendre les intérêts des salariés et l'environnement économique dans lequel on évolue. La crédibilité du syndicaliste repose sur un discours d'efficacité et de logique, et non sur un discours de guerre. Entre un militant réputé dur, avec 10 syndiqués dans sa boîte, et une militante sans discours politique affirmé mais qui en rassemble 80, j'ai tendance à penser que cette dernière est la plus efficace.

Dans un contexte de mondialisation et de délocalisation, le syndicaliste de Moulinex est obligé de s'expliquer avec d'autres arguments que ceux de la cégétiste du film.

Quand on fabrique le même robot Marie à moitié prix à l'étranger, il est nécessaire de proposer des solutions. Avant, on nous disait « l'économie, c'est pas votre boulot.

Occupez-vous du social ». On n'est pas des gamins qu'on amène en réunion pour leur expliquer que la mondialisation est compliquée ! Aujourd'hui, les syndiqués de base sont parfois bien plus pointus sur ces questions économiques que les dirigeants eux-mêmes. D'ailleurs, les patrons ne sont pas toujours perspicaces. J'ai vu des usines délocalisées revenir en France. Ça coûtait finalement trop cher de produire ailleurs.

D. Laurent : Sauf qu'aujourd'hui, dans des grands groupes internationaux, ce ne sont plus les DRH, ni même les dirigeants locaux, qui décident de rayer un établissement de la carte. Comment articuler les relations avec les syndicats quand l'état-major français est mis devant le fait accompli ?

Comment les 35 heures ont-elles été traitées dans le film ?

Chr. Laval : Comme elles ont été malheureusement abordées dans la majorité des entreprises. Pour le patron et le DRH du film, la RTT ne créera pas d'emplois. Et en plus c'est une contrainte légale.

Ce sont leurs postulats de base. Lorsque les patrons ont su qu'il y aurait une loi Aubry II, et qu'ils seraient obligés d'y passer, ils ont été nombreux à faire la politique de l'autruche, à jouer l'opposition. Résultat des courses : peu d'entreprises ont anticipé.

Or lorsqu'on s'y prend à temps – et nous l'avons fait chez Yoplait –, on relance vraiment le dialogue social. Chez nous, il était tendu mais on a abouti à un bon compromis, introduit la flexibilité ; et nous avons en outre un avantage concurrentiel.

D. Laurent : Je serais plus nuancé.

Je comprends que certaines entreprises aient préféré attendre entre la loi Aubry I et la loi Aubry II. Pour savoir notamment à quelle sauce les cadres allaient être mangés. Le forfait annuel en jours a surpris tout le monde. Quant à affirmer que le dialogue social serait relancé grâce à la loi, c'est un peu un marché de dupes. C'est sûr, nous avons plus négocié cette année que par le passé.

Mais l'hypertechnicité de la loi ne fait qu'accentuer le décalage entre des entreprises qui possèdent une ingénierie juridique et des partenaires sociaux qui n'ont pas le niveau.

Chr. Larose : Pour que les élus CGT soient costauds sur les dossiers, il faut les former et en avoir les moyens. On ne fait pas le poids contre le staff des DRH et leur armada de juristes. Quand j'ai négocié le premier accord de branche dans le textile, Guillaume Sarkozy (président de la commission sociale de l'Union des industries textiles) se retournait sans cesse vers ses juristes. Du coup, autant se concentrer sur des points essentiels : le maintien ou non du pouvoir d'achat, le nombre d'heures sup et leur rétribution, l'annualisation et ce qu'on entend par travail effectif.

Que pensez-vous du sondage sur les 35 heures lancé par le stagiaire ?

D. Laurent : C'est la pire ânerie à faire ! Si une direction lance une consultation avant les négociations, elle se retrouve pieds et poings liés.

Chr. Laval : Chez Yoplait, nous avons organisé un référendum, mais après la négociation. Pour s'assurer de l'adhésion de la majorité des salariés.

Chr. Larose : C'est aux syndicats d'organiser consultations et sondages. Surtout quand on court le risque de voir un mauvais accord signé par des minoritaires. Dans le film, les délégués auraient pu y penser.

J. Kheliff : Le référendum n'est pas le summum de la démocratie. La solidarité n'est pas inhérente au salariat. À cause d'un sondage, j'ai vu des négociations capoter, alors que l'accord prévu devait préserver 110 emplois. C'est pire encore quand c'est l'employeur qui l'organise.

Chr. Larose : Pas étonnant que les syndicats du film se sentent court-circuités. J'aurais moi-même organisé un souk terrible.

Propos recueillis par Sandrine Foulon et Valérie Lespez

Auteur

  • Valérie Lespez