Exaspéré par les multiples arrêts de travail qui bloquent les transports italiens, le gouvernement D'Alema songe à restreindre l'exercice du droit de grève dans les services publics. Les grandes centrales n'y sont pas hostiles, si cela permet d'écorner au passage le pouvoir de nuisance des syndicats corporatistes.
Il y a des jours où Jean-Claude Gayssot échangerait volontiers sa place avec Pierluigi Bersani, le ministre des Transports italien. Un membre du gouvernement qui se permet de taper du poing sur la table comme jamais lui-même n'oserait le faire en France, à l'égard des cheminots ou des agents de la RATP. Fin janvier, Pierluigi Bersani a décidé de reporter purement et simplement à une date ultérieure la grève de 24 heures qu'avaient votée les machinistes du syndicat Comu pour le 2 février, dans les transports urbains. « Ça suffit ! » a estimé en substance le ministre, excédé par les arrêts de travail à répétition observés par ce syndicat catégoriel qui avait déjà débrayé les 10 et 21 janvier. Et c'est l'ensemble du secteur des transports qui est secoué par ces mouvements.
Qu'on en juge : arrêt de travail de quatre à huit heures des contrôleurs aériens de Venise, le 27 janvier ; appel à la grève, le 1er février, des fédérations des transports urbains des trois grandes confédérations syndicales, CGIL, CISL et UIL ; mouvement de vingt-quatre heures, le 3 février, des employés des chemins de fer des syndicats autonomes adhérant à la fédération Orsa ; cessation de travail le 7 février de 10 heures à 14 heures des contrôleurs aériens de l'aéroport de Milan-Linate…
Totalement incongru en France, où le ministère des Transports remplit en général une mission de bons offices, ce genre de diktat n'est pas rare en Italie. D'ailleurs, le Comu n'a protesté que pour la forme : « Le gouvernement a eu une attitude antidémocratique. Notre grève était programmée depuis longtemps, mais monsieur Bersani a décidé de nous pénaliser », a déclaré Giulio Moretti, leader du syndicat, faisant allusion à la mansuétude dont auraient bénéficié les machinistes adhérents des autres organisations syndicales, les grandes centrales CGIL, CISL et UIL, qui avaient pourtant déposé leur préavis plus tardivement.
Reste que cette multiplication des mouvements sociaux dans le secteur névralgique des transports préoccupe sérieusement les pouvoirs publics italiens, surtout au début de l'année du Jubilé, où des millions de pèlerins et de touristes sont attendus dans la Péninsule. Du coup, le gouvernement songe à donner un coup d'accélérateur au projet de loi visant à limiter les grèves dans les services publics (voir encadré, page 41).
Un nouveau tour de vis, en réalité, destiné à durcir encore la législation, pourtant considérée comme exemplaire. L'Italie possède en effet dans son arsenal juridique une loi, votée en juin 1990, qui s'efforce de concilier le droit de grève et les droits garantis aux citoyens par la Constitution. Les syndicats qui veulent faire grève doivent ainsi déposer un préavis d'au moins dix jours. Ce qui laisse le temps aux partenaires sociaux de parvenir à un accord. Et aux usagers de s'organiser. La durée des arrêts de travail est tout aussi réglementée : la première grève décidée par une organisation syndicale ne peut pas durer plus de quatre heures, la suivante peut atteindre huit heures et ainsi de suite.
Autre spécialité italienne, des périodes de « franchise », c'est-à-dire d'interdiction totale d'arrêt de travail, sont même prévues dans les transports. Impossible de paralyser la Péninsule au moment des fêtes de Noël et de Pâques, à l'approche des jours d'élection ou pendant les vacances d'été : les trains doivent fonctionner sans interruption possible du 27 juin au 4 juillet, puis du 31 juillet au 3 septembre. Les avions décoller sans faute du 28 juillet au 3 août et du 10 août au 15 septembre ! Quant aux liaisons avec la Sicile et la Sardaigne, elles sont strictement réglementées par un service minimal quotidien de trains et de bateaux.
Cette question hypersensible du service minimal dans les services publics a été soumise à la concertation entre partenaires sociaux. Transports, enseignement, hôpitaux, ramassage des déchets, douanes, énergie, postes, audiovisuel public ont dû en passer par un accord paritaire pour définir les prestations minimales garanties. Pour veiller sur ce bel ouvrage, la loi a créé une commission, composée de neuf professeurs et présidée par Gino Giugni, considéré comme le « père » du droit du travail italien. Une institution qui n'a rien à voir avec ces comités Théodule qui fleurissent en France.
La commission Giugni passe au crible les accords signés dans les branches sur l'organisation du service minimal et peut demander aux partenaires sociaux de revoir leur copie. Mieux, les neuf sages sont fondés à se substituer carrément à eux. Leur proposition sera alors soumise à l'entreprise concernée et aux syndicats du secteur, puis deviendra opérationnelle tant qu'ils ne se seront pas mis d'accord.
Et ce n'est pas tout : la commission examine chaque grève. Si elle estime que l'une d'elle est illégitime, elle peut prononcer des sanctions aussi bien contre les syndicats que contre les salariés qui l'ont suivie. Elle peut aussi bloquer une grève annoncée pour non-respect de la loi. La commission Giugni a ainsi toujours refusé les grèves simultanées dans les transports aériens et les chemins de fer.
Voilà pour la théorie. En pratique – ce début d'année en témoigne –, la réalité est moins idyllique. Même si, comme le fait remarquer Giovanni Pino, coordinateur du secrétariat de la commission, « on juge essentiellement la loi à ses résultats dans les transports, là où elle a le moins bien marché ». « Mais il ne faut pas oublier qu'elle a très bien fonctionné dans la plupart des autres secteurs, notamment l'enseignement et la santé. » Les difficultés sont effectivement concentrées sur les chemins de fer – les Ferrovie dello Stato (FS), équivalent de la SNCF –, les transports aériens et les transports urbains.
À cela, plusieurs raisons. D'abord, il n'y a pas eu partout accord sur un service minimal. Les textes successivement proposés par les salariés et la direction des Ferrovie dello Stato ont été revus et corrigés par la puissante commission Giugni. Une énième mouture présentée fin 1999 est en cours d'évaluation. L'autre facteur d'aggravation de la situation sociale dans les transports, c'est l'émiettement syndical : l'Enav, organisme qui gère le contrôle aérien en Italie, compte 13 organisations syndicales pour 3 500 salariés ; les Ferrovie dello Stato, une bonne dizaine.
Beaucoup de syndicats en effet sont corporatistes. C'est le cas dans le contrôle aérien. Autre corporation très syndiquée, celle des chefs de gare réunis dans l'agressive USC (Union des chefs de gare). Pour affirmer leur existence, certains de ces syndicats sont devenus des champions du préavis de grève. Le principe est simple : une organisation syndicale annonce un arrêt de travail, puis le retire à la dernière minute. Selon une étude de l'institut de recherche Eurispes, sur 88 grèves proclamées en 1998 dans le transport aérien, seules 22 ont réellement eu lieu !
La plupart des grèves sont le fait des syndicats autonomes plutôt que des grandes confédérations CGIL, UIL ou CISL. Les deux premières préconisent d'ailleurs une réforme s'appuyant sur la représentativité syndicale : dans ce schéma, les organisations qui ne recouvreraient pas un certain pourcentage des salariés d'un secteur ne seraient pas autorisées à lancer des appels à la grève. Guido Abbadessa, secrétaire général de la branche transports de la CGIL, estime que la future loi encadrant le droit de grève « doit marcher de concert avec la loi sur la représentativité syndicale » ; toutes deux étant pour l'heure enlisées au Parlement.
Très active, la CGIL n'est pas hostile à la multiplication de grèves « virtuelles », ou « solidaires », comme celle observée l'été dernier par le personnel navigant de la Meridiana, seconde compagnie aérienne de la Péninsule. Le 27 juillet 1999, les passagers ont eu la surprise de voir les pilotes et les stewards arborer un brassard blanc, bien qu'ils aient déposé un préavis de quatre heures. Les télévisions italiennes n'ont pas cessé, ce jour-là, de montrer des clients incrédules mais plutôt contents de voir leur vol partir malgré la grève. Les salaires des vrais-faux grévistes de la Meridiana et les bénéfices du jour ont été versés en partie à des œuvres charitables.
Inutile de dire que l'inévitable commission Giugni a repris la balle au vol. Elle étudie sérieusement la possibilité d'accorder un droit de grève « virtuelle » aux personnels de services publics comme les pompiers des aéroports ou les mécaniciens, qui sont pour l'heure purement et simplement interdits de grève. Si la deuxième grande confédération italienne, la CISL, est totalement opposée à ce genre de projet, la CGIL est favorable à son expérimentation dans certains secteurs, à condition que les grèves « réelles » ne soient pas interdites. L'UIL l'envisage pour des services comme le contrôle aérien. Mais Sandro Degni, secrétaire général de l'UILT (la branche transports de l'UIL), est réservé, en revanche, sur le projet de loi antigrève en discussion : « Attention à ne pas trop restreindre l'exercice du droit de grève : avec cette nouvelle loi, il risque de devenir très difficile de faire grève.
Pierpaolo Baretta, secrétaire confédéral de la CISL, soulève d'autres problèmes : « La loi de 1990 concerne essentiellement des entreprises publiques en situation de monopole. Que va-t-il se passer lorsque s'achèveront les privatisations et la libéralisation de ces secteurs ? » Et il s'attend à une « nouvelle vague de conflits, notamment dans les services collectifs comme l'électricité, le gaz ou l'eau ». Alors que l'Italie avait connu une nette diminution du nombre des arrêts de travail depuis quelques années (environ 5 millions d'heures de travail perdues pour cause de grève en 1999 et 4 millions en 1998 contre 13,5 millions en 1996), la tendance pourrait bel et bien s'inverser. »
Moins de grèves dans le secteur public. C'est l'objectif du projet de loi approuvé en Conseil des ministres en mars 1999. Le texte du gouvernement D'Alema repose sur trois points.
Premièrement, décourager l'« effet d'annonce » : il ne sera plus possible d'annuler un préavis de grève sans une raison valable (par exemple, une avancée dans les négociations…). Deuxièmement, renforcer les sanctions prévues par la loi de 1990. Aujourd'hui, il revient aux employeurs de mettre en œuvre les sanctions infligées aux syndicats ou aux salariés des entreprises publiques par la commission Giugni.
Or, à l'issue d'un conflit, les entreprises publiques ont rarement envie de croiser à nouveau le fer avec leur personnel et oublient volontairement de faire payer les amendes. Dans le nouveau texte, c'est la commission qui réclamera directement les amendes, dont le montant sera plus élevé. Et, c'est une première, les employeurs pourront être sanctionnés à leur tour. Enfin, la législation sur les grèves dans le secteur public s'appliquera à certaines professions indépendantes, notamment les avocats, les pharmaciens, les chauffeurs de taxi, les artisans routiers… Les Italiens ont en effet un souvenir cuisant des arrêts de travail des avocats, qui ont paralysé l'ensemble du système judiciaire pendant des semaines ; ou des grèves des taxis qui ont bloqué Rome pendant une journée entière. Reste que ce projet de loi est enlisé au Parlement, en raison de l'opposition conjuguée de l'extrême gauche de Refondation communiste et de la droite, qui défend les professions libérales, les avocats étant nombreux parmi les parlementaires.
Inquiet de la recrudescence des grèves dans les transports, le gouvernement pourrait même recourir à un décret-loi rendant les mesures immédiatement applicables, même si le texte doit ensuite être ratifié par le Parlement.