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Vie des entreprises

Spinetta, le pacificateur d'Air France

Vie des entreprises | METHODE | publié le : 01.04.1999 | Frédéric Rey

Après la tornade Christian Blanc, Jean-Cyril Spinetta a choisi de calmer le jeu à Air France. Ferme sur les objectifs, mais ouvert sur les moyens d'y parvenir, cet homme de dialogue a réussi à boucler trois grands accords en dix-huit mois.

« Le président d'Air France a intérêt à s'occuper du social, sinon c'est le social qui s'occupe de lui », remarque avec humour Jean-Cyril Spinetta. Le patron de la compagnie aujourd'hui partiellement privatisée parle en connaissance de cause. Nommé par le gouvernement Jospin en septembre 1997, cet homme de 55 ans a connu en l'espace de dix-huit mois deux grands conflits, d'abord avec les pilotes au début de l'été 1998, et plus récemment avec les ouvriers de la maintenance. Air France est toujours engagé dans un processus de transformation initié par son prédécesseur, Christian Blanc. C'est à Spinetta que revient aujourd'hui l'exercice d'équilibriste de poursuivre les changements tout en réussissant l'ouverture du capital. Pour y parvenir, Spinetta a choisi de calmer le jeu, de pacifier les relations sociales d'une entreprise qui a été largement secouée. Un objectif atteint.

En l'espace de trois mois, de novembre 1998 à janvier 1999, trois grands accords sociaux pluriannuels ont été conclus avec les grandes populations de la société : les pilotes, les PNC (hôtesses et stewards) et, enfin, un accord de réduction du temps de travail avec le personnel au sol, qui représente 32 000 personnes sur les 45 000 salariés de l'entreprise. Mais, paradoxalement, le développement de cette politique contractuelle, le rôle capital accordé au dialogue respectueux de certains principes, lui ont parfois valu quelques critiques acerbes. Jean-Cyril Spinetta serait-il cet homme trop mou ou trop honnête pour pouvoir gérer une compagnie aussi difficile qu'Air France ? « Il ne faut pas se tromper d'époque, souligne un ancien cadre, Spinetta n'était pas l'homme qui aurait pu faire face à la crise de 1993. Mais Blanc n'est pas un gestionnaire dans la durée. »

1 SPINETTA, UNE IMAGE SOCIALE

« Christian Blanc avait enthousiasmé mais aussi beaucoup épuisé la compagnie », souligne un cadre. La nomination de Spinetta a eu un effet rassurant. Tout différencie ces deux patrons. Carrure de rugbyman, cigare et veste croisée pour Christian Blanc contre paquet de gitanes, costume droit et silhouette élancée pour son successeur. Ce Corse s'est forgé une réputation – notamment lorsqu'il était PDG d'Air Inter, entre 1990 et 1993 – de patron humaniste, prosélyte du dialogue social.

Avec les syndicats, il marche en terrain connu. Issu d'une famille de militants de gauche, le jeune Spinetta est bercé dans cette atmosphère de lutte pour les droits des travailleurs. Son oncle est un des fondateurs de Force ouvrière. Avec l'avènement d'un gouvernement socialiste, en 1981, sa carrière se hisse dans les coulisses du pouvoir. Spinetta dirige à deux reprises le cabinet de Michel Delebarre. Il conserve de ce passage de solides amitiés : Jacques Pichot, aujourd'hui directeur général chargé des ressources humaines d'Air France, et François Brousse, à la direction de la communication. Son parcours tranquillise les syndicats de la compagnie, qui lui réservent un accueil favorable.

Dans une entreprise où la tornade Blanc avait fini par créer bon nombre de crispations, cette carte sociale est son premier atout. « Spinetta met toute son énergie à vouloir convaincre, explique Michel Bousquet, de la CGT ; il va consacrer du temps à expliquer. » Mais le style Spinetta n'a pas réussi à emporter l'adhésion de tout le monde. En quittant Air France, Christian Blanc a fait des orphelins du côté de l'encadrement et des pilotes. « Blanc était détesté ou adulé, mais il fascinait, souligne un cadre. Les pilotes, en particulier, avaient été séduits par son côté flamboyant alors qu'ils avaient tendance à mépriser Spinetta, du moins jusqu'au conflit de l'été 1998. »

2 LA STRATÉGIE DE L'ENCLUME

Au cours d'une séance de négociation, au plus fort de la crise de l'été dernier qui opposait la direction d'Air France à ses pilotes, Jean-Charles Corbet, le leader moustachu des pilotes en grève, s'est adressé à Spinetta en ces termes : « Président, je ne m'attendais pas que votre cuir soit aussi épais. » Réponse du tac au tac : « Je suis corse, et les cochons corses ont l'épiderme dur. » Au mois de juin 1998, Spinetta a une première occasion de mettre sa méthode en action : fermeté sur les objectifs, ouverture sur les moyens d'y parvenir. Christian Blanc recourait souvent à l'image de la bécasse pour expliquer sa façon d'agir : cet oiseau garde le même cap mais zigzague pour l'atteindre. Spinetta préfère le vol rectiligne de longue distance. « Lorsqu'il a défini un objectif, il fait tout pour le respecter, estime Jean-Claude Cebellieu, responsable du syndicat des hôtesses et des stewards. Vous pouvez taper dessus comme sur une enclume, rien ne le fait dévier. » Mais les pilotes sont coriaces et le style Spinetta va être rudement mis à l'épreuve.

Le président a absolument besoin de leur accord pour réussir l'ouverture du capital. Or il met les pieds en terrain miné avec, de surcroît, un calendrier qui joue contre lui. Pour comprendre la situation, il faut remonter à 1993, date à laquelle Blanc prend les rênes de l'entreprise qui se trouve alors en difficulté. Le patron de choc demande 30 % de productivité à l'ensemble du personnel. Les heures de vol des pilotes augmentent, mais pas question d'ajuster leur rémunération. En 1997, ils gagnent toujours 40 % de plus que leurs homologues étrangers. Blanc rompt les négociations et impose, avec la signature d'un seul syndicat de pilotes, une double échelle de salaires (B-scale). Les jeunes sont embauchés à 240 000 francs brut annuels contre 350 000 francs. Mais la mesure est provisoire, Christian Blanc ayant promis au tout-puissant Syndicat national des pilotes de ligne (SNPL) de réouvrir le dossier de la B-scale à la fin du mois de mai 1998, soit dix jours avant le commencement de la Coupe du monde de football. Blanc démissionne en 1997 et c'est Spinetta qui hérite de ce dossier.

Dès son arrivée, le nouveau PDG entame des discussions avec le SNPL. Spinetta maintient l'objectif de réaliser une économie de 500 millions de francs au moyen d'une solution socialement acceptable. Les fougueux pilotes ne démordent pas de leur position et préfèrent jouer la course contre la montre avec l'échéance du Mondial. Le 1er juin, la grève est déclenchée. Une négociation marathon s'engage. Mais, devant le blocage du SNPL, il faudra la menace d'un passage en force via le conseil d'administration et surtout le soutien de Lionel Jospin au président d'Air France pour amener les seigneurs du ciel à conclure un accord.

L'échange d'actions contre une baisse de salaire a d'ores et déjà permis cette année une économie de 250 millions de francs. « Air France est la seule compagnie dont les coûts salariaux des pilotes baissent de 7 % », précise Spinetta. Mais l'accord suscite des interrogations sur la réalité future des économies. Le gel des rémunérations, initialement prévu pour sept ans, est révisable à partir de 2001. Enfin, l'achat de soixante-dix avions d'ici à 2002 va avoir pour effet de donner un coup d'accélérateur au déroulement des carrières. Or l'évolution de la rémunération des pilotes effectue toujours des bonds importants liés à ces changements de statut. « Les composantes perverses sont toujours là », regrette un cadre.

3 NI PERDANT NI GAGNANT

« Si on veut construire des relations sociales stables, il faut énoncer simplement les règles du jeu, notamment en matière économique, exposer les marges de manœuvre possibles. Il faut ensuite s'y tenir. » Telles sont les convictions de Spinetta. À ce souci de transparence et de respect des engagements, il faut ajouter la recherche d'un compromis équilibré. « Le pire, c'est de laisser à son interlocuteur le sentiment d'une défaite », ajoute-t-il. Des sujets qui empoisonnaient les relations entre direction et syndicats sont remis sur l'établi. Spinetta répond ainsi positivement à la demande des hôtesses et des stewards de revoir le dossier de la double échelle des salaires qui avait été imposée par Christian Blanc à tous les nouveaux embauchés. Si cette B-scale n'a pas été supprimée, du moins a-t-elle été amendée afin d'accélérer le déroulement de carrière des plus jeunes. Au mois de janvier, l'accord sur les 35 heures signé avec six organisations syndicales déclenche un conflit parmi les mécaniciens de la maintenance. Ils reprochent à la direction de s'attaquer à la rémunération des horaires décalés (heures de nuit, dimanches et jours fériés). Après cinq semaines de grève, les syndicats de mécaniciens rencontrent Spinetta afin de trouver une porte de sortie. Un accord de fin de conflit est envisagé. Mais le mouvement de contestation a été long, parfois même violent, et Spinetta ne voulait pas laisser les mécanos sur un sentiment d'amertume. Devant un millier d'entre eux, dans les hangars de Roissy, il est venu s'expliquer et s'engager sur le maintien de leur pouvoir d'achat. À l'issue de son intervention, 80 % des grévistes ont voté la fin du mouvement.

4 UN APÔTRE DU DIALOGUE SOCIAL RENOUVELÉ

Moderniser les relations sociales… Dans une entreprise de transport aérien où, de surcroît, dix-sept organisations syndicales sont en concurrence pour représenter le personnel, cela reste un vœu pieux. Mais à travers l'accord signé avec les pilotes en octobre 1998, Spinetta a obtenu d'eux un engagement moral : une période de concertation d'au moins trois mois comme préalable à toute action. « Avec cette démarche, qui crée des obligations réciproques, nous souhaitons arriver à poser un premier acte de dialogue social qui ne soit plus un appel à la grève », souligne le PDG.

Depuis son arrivée à la tête de la compagnie, Spinetta s'est évertué à instaurer de nouvelles règles de fonctionnement avec les syndicats. Devant l'assemblée des mécaniciens, il réaffirme son respect du droit de grève ainsi que celui de la valeur contractuelle. « Blanc fonctionnait à l'affectif avec nous, explique Emmanuel Jahan, responsable du syndicat CGC ; Spinetta, plus rationnellement, nous respecte en tant qu'institution démocratique. » Là où Blanc a essayé le passage en force avec la signature d'un seul syndicat quitte à déclencher ensuite une opération de communication interne pour faire avaler la pilule, Spinetta tente de rallier le plus grand nombre de syndicats sous sa bannière. « C'est vrai que depuis ces derniers mois, avec la série d'accords signés, le bilan est plutôt positif », ajoute Emmanuel Jahan. Maintenant que les relations sont pacifiées, Spinetta va pouvoir s'atteler aux autres enjeux de la compagnie, en particulier parvenir à boucler une alliance internationale.

Entretien avec Jean-Cyril Spinetta
« Je considère qu'un chef d'entreprise n'a jamais à être en guerre contre ses salariés »

Profil recherché : homme de service public avec un goût prononcé pour le social, ayant le sens de l'État et négociateur chevronné. C'était en septembre 1997, Christian Blanc venait de démissionner d'Air France et Matignon lui cherchait un successeur au style plus consensuel. C'est Jean-Cyril Spinetta qui fut nommé.

Ce socialiste de 55 ans, père de quatre enfants, connaît bien le transport aérien puisqu'il a officié aux manettes d'Air Inter entre 1990 et 1993. Ironie du sort, il claquait la porte de cette compagnie à la suite d'un désaccord avec le ministre des Transports, au moment même où Christian Blanc atterrissait à Air France. Énarque, Spinetta a fait ses premières armes au ministère de l'Éducation nationale.

Il dirige une première fois, en 1984, le cabinet de Michel Delebarre, alors ministre du Travail, puis une seconde, en 1988, lorsque l'élu nordiste devient ministre des Transports.

Trois accords signés, un climat apaisé dans une entreprise traditionnellement turbulente, c'est un résultat assez positif…

En tout cas il était nécessaire. Air France était parvenu à un stade où une certaine stabilisation sociale était indispensable.

Il fallait mettre un terme à des incertitudes quant à la gestion du personnel et régler la question du coût salarial des pilotes, ce qui n'avait pas été fait. S'agissant du climat social, je considère qu'un chef d'entreprise n'a jamais à être en guerre contre ses salariés.

De même qu'il n'a jamais le droit d'opposer les catégories entre elles. J'ai vécu un conflit difficile avec les pilotes en juin dernier, j'ai mis un soin extrême à exposer clairement les problèmes des coûts salariaux, mais je ne me suis jamais senti en guerre. Le discours qu'un dirigeant se doit de tenir n'a certainement pas à être belliqueux.

Mais la France est un pays où si vous avez un langage rationnel, et non passionnel, vous passez pour quelqu'un de timoré.

Air France compte dix-sept syndicats. Quelle appréciation portez-vous sur la balkanisation du syndicalisme français ?

Air France est une entreprise où, au-delà même des pilotes et des hôtesses, il y a une très grande diversité de métiers.

Parmi le personnel au sol, par exemple, vous rencontrez des mécaniciens, des administratifs, des commerciaux, qui sont syndicalement fortement représentés. Mais je crois que cet éclatement syndical est loin d'être un avantage. Tout le monde en ressort affaibli. Je pense d'ailleurs qu'il y a pas mal d'hypocrisie à entendre ce concert de lamentations à propos de la faiblesse syndicale, alors que dans le même temps nombre d'entreprises utilisent à leur avantage cette division.

Personnellement, c'est une situation qui ne me convient pas. Nous avons en France un vrai problème de représentativité syndicale. Les critères existants sont beaucoup trop larges et favorisent l'émiettement. À la fois on les déplore, mais rien ne vient modifier une législation et une jurisprudence qui les favorisent.

Il faut revoir ces critères.

Vous venez de signer un accord sur les 35 heures. Quel est, selon vous, l'impact d'une telle mesure sur l'emploi ?

La comptabilité actuelle qui consiste à mesurer au jour le jour le nombre d'emplois résultant des 35 heures est d'une absurdité rare. Il faudra m'expliquer comment isoler les créations d'emplois liées à cette réduction du temps de travail.

D'autant que tous les modèles macroéconomiques le montrent, ce n'est que très longtemps après que l'effet réel est visible en termes de création d'emplois. Ce décompte accord par accord est une préoccupation plus politique qu'économique. Il faudra attendre cinq à dix ans pour connaître les conséquences réelles des 35 heures.

Et votre jugement sur les 35 heures elles-mêmes ?

Indéniablement, les 35 heures ont changé quelque chose, en obligeant les entreprises à entrer dans un dialogue social rénové, même s'il reste souvent difficile et entaché de conflits.

On le voit chez Renault, Peugeot ou Air France, à propos de la grève dans le secteur de la maintenance. Mais j'observe aussi que ce débat se déroule dans les entreprises, au plus près du terrain, sur des questions de fond. On aborde aujourd'hui des questions sur l'organisation du travail qu'on ne se posait pas avant avec autant de franchise, tant du côté syndical que du côté patronal.

Cela me paraît être un immense progrès par rapport à ce qu'était la réalité du dialogue social avant la loi Aubry. Nous allons continuer sur cette lancée. À Air France, nous nous apprêtons dans les prochaines semaines à discuter de l'application de l'accord-cadre dans les différentes unités de la compagnie.

Quelle est votre conviction sur le principe même de la réduction du temps de travail ?

La réduction du temps de travail prend dans la société française des formes multiples, généralement non choisies et contraignantes. Cela passe par l'allongement de la durée des études, et donc par un temps moins long passé dans la vie active, mais c'est aussi le temps partiel, la préretraite et même le chômage. Plutôt que de subir la réduction du temps de travail comme une conséquence de la situation économique, n'est-il pas plus judicieux d'essayer de la maîtriser en organisant l'adéquation entre la demande de travail et les besoins des entreprises ? J'avoue n'avoir jamais bien compris cette controverse sur la réduction du temps de travail. Le vrai débat est de savoir ce qui se passe en matière de partage des gains de productivité entre l'entreprise et les salariés. Si la loi était partie du postulat des 35 heures payées 35, il n'y aurait pas eu de polémique. Dès lors que ce n'est pas le cas, il y a débat sur ce partage. Je trouve intéressant et sain que ce débat ait lieu.

Propos recueillis par Frédéric Rey

Auteur

  • Frédéric Rey