Dans une Europe de l'énergie libéralisée par Bruxelles, le français EDF fait de la résistance, son statut du personnel brandi en étendard. Tandis que l'allemand RWE s'impose un régime minceur. Les deux entreprises sont désormais concurrentes. Mais elles ne se battent pas avec les mêmes armes.
Une fois n'est pas coutume, le soleil brille dans un ciel sans nuages au-dessus d'Essen. Pour un peu, cette morne cité minière du bassin de la Ruhr, située à 30 kilomètres de Düsseldorf, en deviendrait presque gaie. Mais ces temps-ci, Alwin Fitting n'a aucune envie de rire. « Les salariés ont peur », assène le syndicaliste, président du conseil d'entreprise (l'instance de représentation des salariés qui, dans le système allemand de cogestion, participe activement aux décisions) et membre du conseil de surveillance de RWE Energie, le plus important producteur d'électricité en Allemagne. « En 1993, poursuit-il, l'entreprise employait encore 24 000 personnes. Aujourd'hui, en raison de l'ouverture du marché à la concurrence et des mesures que nous avons dû prendre pour nous y adapter, nous ne sommes plus que 19 000, et 3 000 nouvelles suppressions de postes sont programmées dans les mois à venir. Ceux qui restent voient leur charge de travail augmenter, et beaucoup doivent changer de domicile en raison des nouvelles contraintes de mobilité interne. Résultat : l'ambiance de travail est exécrable. »
Quelques jours auparavant, au siège parisien d'EDF, rue de Monceau, l'atmosphère était nettement plus positive. « L'accord sur la réduction du temps de travail que nous avons signé le 25 janvier dernier est une très bonne chose », se réjouit Robert Pantaloni, l'un des administrateurs salariés de l'entreprise publique. « Le passage aux 35 heures va nous permettre de créer de 18 000 à 20 000 emplois nouveaux au cours des trois prochaines années, tout en rajeunissant nos effectifs. Pour la première fois depuis quinze ans, nous allons générer davantage de postes de travail que nous n'en détruisons. Cet investissement humain va nous aider à préparer les grands chantiers de l'avenir et à améliorer notre compétitivité pour affronter la concurrence dans les meilleures conditions. Les salariés ont approuvé cet accord à une écrasante majorité. » Au même instant, quelques étages plus bas, le PDG François Roussely rendait publics les comptes de l'exercice 1998, en soulignant « un niveau de bénéfices jamais atteint auparavant » : 5 milliards de francs de résultat net (avant rémunération de l'État), pour un chiffre d'affaires de 185 milliards de francs.
À croire que ces deux géants européens de l'énergie ne vivent pas dans le même monde. « Ce n'est pas une apparence, c'est un fait, rétorque Alwin Fitting au siège de RWE. Grâce au nucléaire, EDF a des prix de revient inférieurs aux nôtres. Par ailleurs, son statut d'entreprise publique lui donne accès à des ressources dont nous ne disposons pas. Enfin, la France joue le jeu de la concurrence de manière beaucoup plus restrictive que nous. » La directive européenne de 1996 sur la libéralisation du marché de l'électricité s'applique en effet aux industriels allemands depuis le 29 avril 1998, alors que sa transposition dans le droit français n'a été votée au Palais-Bourbon que le 2 mars dernier, au terme d'une belle partie de bras de fer au sein de la « majorité plurielle », et avec un retard de plus d'une semaine sur la date-butoir, fixée par Bruxelles au 19 février. En outre, les deux transpositions sont loin d'être sous-tendues par la même logique.
Si l'Allemagne a choisi de s'exposer à 100 % au grand vent de la concurrence, la France s'est arrangée pour « sortir couverte », c'est le moins que l'on puisse dire. Seuls les plus gros consommateurs d'électricité de l'Hexagone, soit 440 grandes entreprises industrielles représentant 26 % du marché, sont désormais libres de s'approvisionner où bon leur semble. Certains, comme Usinor, ont déjà choisi d'autres fournisseurs.
Mais ces égratignures sont loin de provoquer la panique parmi les 120 000 salariés d'EDF, même si les syndicats sont en état d'alerte maximal. « Les défaitistes prédisent déjà la mort du service public, mais nous ne sommes pas d'accord. Rien n'est inéluctable », avertit Jacky Chorin, secrétaire de la Fédération nationale Force ouvrière de l'électricité et du gaz. « Sur la nécessité d'aller plus loin dans l'ouverture à la concurrence, que ce soit en France ou en Europe, il y a pour le moins débat, et nous entendons bien poser nos conditions.
Rien ne doit venir remettre en question les acquis sociaux, qu'il s'agisse du statut de 1946, des régimes de retraite ou de l'égalité de traitement entre les différentes catégories d'usagers. Sinon ce sera l'explosion, et, dans une entreprise qui n'a plus connu une seule coupure de courant à la suite d'actions collectives depuis 1987, ce serait dommage. » À bon entendeur…
Sur le terrain du fameux statut, comme sur beaucoup d'autres, les syndicats d'EDF ont obtenu gain de cause, puisque le projet de loi du 2 mars (actuellement en navette parlementaire), loin de le supprimer, en impose l'application à tout nouvel acteur souhaitant produire et vendre sur le marché français. Les concurrents d'EDF devront donc faire profiter leurs salariés des mêmes avantages que l'entreprise nationale en termes de temps de travail, de représentation syndicale, de primes, d'heures supplémentaires, d'œuvres sociales, etc. Le tout conduisant à un surcoût (estimé par François Roussely lui-même) de plus de 10 % par rapport à la stricte application du droit du travail. Bien entendu, les entreprises privées françaises crient au scandale.
Jean-Marie Messier, le patron de Vivendi, présent dans la production d'énergie via sa filiale Dalkia (19 000 salariés), a dénoncé à plusieurs reprises le « conservatisme électrique » français. Gérard Mestrallet, le PDG de Suez-Lyonnaise (dont la filiale énergétique Elyo, emploie 18 000 personnes), a déjà prévenu le secrétaire d'État à l'Industrie, Christian Pierret, que son groupe « ne saurait offrir à ses personnels un statut aussi avantageux sans perdre toute compétitivité vis-à-vis de la concurrence étrangère ». Une « concurrence étrangère » qui observe les manœuvres hexagonales avec une bonne dose d'ironie. « Franchement, vous nous voyez construire une centrale en France et chasser sur les terres d'EDF avec le même système social ? Politiquement, ce n'est pas très réaliste », admet Alwin Fitting à RWE, avant d'envoyer un petit coup de patte amical à ses homologues français. « J'ai beaucoup d'admiration pour EDF, dit-il, non seulement pour sa maîtrise technique, mais aussi pour la capacité de ses syndicats à préserver envers et contre tout les avantages des personnels. »
Toutefois, à Paris, Michel Cruciani se garde bien de pavoiser. « Je ne suis pas certain que notre statut s'impose éternellement à la concurrence, ne serait-ce que pour des raisons juridiques, rétablit le secrétaire national de la Fédération CFDT de la chimie et de l'énergie. En effet, depuis les lois Auroux, les entreprises privées n'ont plus la possibilité d'appliquer des statuts dérogatoires au Code du travail, ce qui est le cas du nôtre. Si nos concurrents portent le dossier devant les tribunaux, ils ne manqueront pas d'arguments. D'un point de vue plus général, nous ne sommes pas suffisamment préparés à l'arrivée de la concurrence, il y a un retard dans les esprits. Nous devons apprendre à raisonner comme une grande entreprise européenne dont le siège est à Paris, ce que nous sommes, et non comme un monopole titulaire d'une délégation de souveraineté de la part des pouvoirs publics, ce que nous ne sommes plus. C'est un problème de capacité d'adaptation et, sur ce terrain, je dois dire que RWE constitue pour nous une référence au sein de l'Europe de l'énergie. »
Simple échange de politesses entre confrères ? Sûrement pas. Provoquée non seulement par la déréglementation, mais aussi par une structure du marché de l'énergie très différente de la nôtre (voire encadré), l'« adaptation » a été effectivement menée tambour battant à RWE. Fermetures de sites, réduction drastique du nombre de directions régionales (tombées de quatorze à quatre), suppressions de postes, raccourcissement des lignes hiérarchiques, montée en puissance du commercial : toute la panoplie des mesures de restructuration a été mise en œuvre depuis six ans. À EDF, François Roussely est lui aussi en train de réorganiser l'entreprise en distinguant l'« amont » de l'« aval », c'est-à-dire la production de l'ensemble des activités et services qui s'adressent directement au « client », en passe de devenir le maître mot rue de Monceau.
D'où l'embauche de Loïc Capéran, ex-directeur commercial et marketing de Fiat, au poste de numéro deux du groupe, chargé de l'ensemble de la politique commerciale.
Mais l'évolution reste beaucoup moins brutale que de l'autre côté du Rhin, et si les deux cultures d'entreprise sont assez proches, l'une est prudemment ménagée, l'autre pas. « Tout comme EDF, nous sommes une entreprise d'ingénieurs, avec une culture interne entièrement dominée par la technique, explique Heinz-Willi Mölders, le directeur adjoint des ressources humaines. Depuis des décennies, on expliquait aux opérateurs des centrales que l'essentiel était la sécurité d'approvisionnement des usagers. Maintenant, on leur demande de produire des kilowatts à la quantité et au moment nécessaires pour générer le maximum de marge. C'est une véritable révolution mentale ! Mais nous n'avons pas le choix car, sous l'effet de la concurrence, nos prix de vente baissent de 10 à 20 % auprès de la clientèle que tout le monde s'arrache, celle des entreprises. Nous devons réduire nos coûts, en particulier nos coûts sociaux. »
Selon Alwin Fitting, la direction générale a déjà économisé 1 milliard de marks (environ 3,4 milliards de francs) sur la masse salariale depuis trois à quatre ans, et « la pression sur les coûts ne cesse de s'accentuer, c'est même devenu une obsession ». Pour se protéger, les salariés de RWE Energie ne bénéficient d'aucun système comparable à celui du statut d'EDF, puisque l'ancien cadre législatif et social du secteur, qui datait de 1935, a été abrogé par la loi du 29 avril 1998 votée sous le gouvernement Kohl. Mais l'Allemagne reste le pays du consensus. Et rien ne se fait en dehors des règles fixées chaque année par la négociation entre le patronat et le syndicat de la branche, l'ÖTV (Öffentliche Dienste, und Transport Verkehr). « Les licenciements secs sont exclus, sauf si le salarié refuse un poste qu'on lui propose en équivalence, précise le président du conseil d'entreprise. Nous utilisons toutes les mesures d'incitation au départ volontaire. La principale étant la préretraite, qui permet aux gens de partir à 55 ans avec 85 % de leur salaire net. » L'ÖTV est tout aussi vigilant sur les salaires puisque les 300 000 salariés du secteur énergie ont bénéficié d'une augmentation de 2,2 % il y a quatorze mois. Et exigent 3 % dans les négociations de 1999 qui sont en cours. Le directeur adjoint des ressources humaines, Heinz-Willi Mölders, admet que son travail « n'est pas passionnant depuis quelques années puisqu'il consiste essentiellement à négocier le départ des gens dans le cadre d'un bras de fer permanent avec Alwin Fitting ». Il considère que « le pire est encore à venir » dans cette restructuration permanente qui est « tout simplement une question de survie pour l'entreprise ».
Vraiment ? À regarder de près les résultats, on se demande si la direction générale, avec à sa tête le président du directoire Manfred Remmel, n'a pas tendance à noircir un peu le tableau afin d'accélérer encore le processus. En 1997-1998 (l'entreprise clôt ses exercices comptables au mois de juin), l'électricité a dégagé 57 % des profits du conglomérat RWE (présent également dans le pétrole, la chimie, les télécoms, la mécanique, le bâtiment et le traitement des déchets), alors qu'elle ne représente que 31 % de son chiffre d'affaires. Et sa marge nette a frôlé les 4 %. Pas mal, pour une entreprise censée avoir un pied dans la tombe ! « La question n'est pas là, rétorque Mölders. Nous sommes une entreprise privée, possédée par des compagnies d'assurances, des banques et des fonds de pension américains, même si notre capital est contrôlé à plus de 30 % par un groupement de communes. Si nous ne préservons pas notre rentabilité, la holding nous cédera à quelqu'un qui fera ce travail à notre place. » Cette logique financière est exactement celle que redoute la CGT, qui recueille toujours plus de 50 % des voix aux élections des délégués du personnel d'EDF. Ce poids lui permet d'occuper quatre sièges d'administrateurs salariés au conseil d'administration, sur un total de six sièges réservés aux représentants du personnel… et de continuer à contrôler le très influent conseil supérieur consultatif (la version EDF du comité central d'entreprise), l'un des derniers bastions de la CGT. Et, surtout, l'une de ses dernières tirelires : le conseil gérant un pactole de 2,4 milliards de francs par an, fruit du prélèvement de 1 % sur les ventes d'électricité et de gaz au profit des agents d'EDF-GDF. « Nous venons de racheter London Electricity en investissant 13 milliards de francs, ce qui ne crée aucun emploi en France, rappelle Olivier Frachon, le secrétaire CGT du CCE. Et maintenant, François Roussely envisage ouvertement l'hypothèse d'une ouverture du capital. Aujourd'hui déjà, la direction mégote sur les augmentations de salaire. Qu'en sera-t-il lorsque nous aurons des actionnaires privés qui exigeront 15 % de rémunération sur leur investissement, alors que nous payons entre 3 et 5 % à l'État ? »
La « modération salariale » est déjà en œuvre à EDF puisque l'accord 35 heures du 25 janvier dernier – bien qu'il prévoie des augmentations générales de 1 % par an sur les trois ans à venir – va déjà permettre d'économiser 700 millions de francs sur la masse salariale, les jeunes embauchés (payés moins cher) venant se substituer aux 15 000 agents qui vont partir en retraite ou en préretraite. En attendant une complète remise à plat du système de rémunération et l'inéluctable réforme du régime spécial de retraite.
La CGT et FO, qui ont refusé de signer le volet salarial de l'accord du 25 janvier, ne s'y sont pas trompés. 700 millions d'économies à venir sur les salaires… contre 3,4 milliards d'économies déjà réalisées à RWE : on comprend mieux pourquoi Alwin Fitting, le président du conseil d'entreprise du groupe allemand, estime que ses collègues français « nagent dans le luxe » ! Un luxe qui devient difficile à supporter lorsqu'EDF se porte candidate au rachat d'une partie du capital d'EnBW (Energie Baden-Württemberg), le quatrième producteur d'électricité d'Allemagne. « Nous aussi, nous convoitons EnBW, rappelle Alwin Fitting. Cette affaire aurait été naguère considérée comme une chasse gardée. Aujourd'hui, nous avons un peu l'impression de nous battre avec les mains liées derrière le dos. »
« Le statut des agents d'EDF est un mausolée de marbre », déclarait François Roussely dès son arrivée à la tête de l'entreprise, en juin dernier, après une guerre des chefs dévastatrice entre son prédécesseur Edmond Alphandéry et l'ancien directeur général, Pierre Daurès. « Faux, archifaux, le caractère intouchable du statut est un mythe, proteste Jacky Chorin, secrétaire de la Fédération nationale FO de l'électricité et du gaz. Le texte a été modifié une quarantaine de fois depuis sa promulgation, en 1946, et pas toujours sur des points de détail, loin de là. D'où notre vigilance. » Le syndicaliste rappelle que, depuis la fin de l'année 1996, la signature d'un seul syndicat suffit pour modifier l'organisation du travail. Et, en l'absence d'accord, la direction peut imposer ses décisions de manière unilatérale au bout d'une période de trois mois suivant sa proposition.
« Cette modification va dans le sens d'une flexibilité dangereuse pour les salariés », estime Jacky Chorin. Plus récemment, le 31 décembre dernier, un décret paru au « Journal officiel » a légalisé le recours, au sein de l'entreprise publique, du travail à temps réduit ou partiel. En outre, il permet maintenant d'instaurer des primes ou des compléments de rémunération pour compenser les pertes de salaire induites par d'éventuels changements dans l'organisation du travail. Ce texte comble le vide juridique qui a permis à FO et à la CGT d'obtenir l'annulation de l'accord sur la semaine de 32 heures conclu en janvier 1997 au sein de l'établissement public. Autrement dit, la résistance syndicale au changement continue, mais elle est techniquement de plus en plus difficile à exercer.
Depuis sa mise sur pied au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, EDF a profité d'une situation de monopole d'État, titulaire d'une mission de service public. Le paysage électrique allemand est beaucoup plus complexe, quelque 900 opérateurs de toute taille se partageant le marché. Neuf grands groupes privés, récemment privatisés ou semi-publics dominent le secteur.
Et le « vieux » leader RWE (l'entreprise a plus de cent ans) doit constamment résister aux attaques de ses deux poursuivants immédiats, Veba et Viag.
Depuis longtemps, ils ne se gênent plus pour venir chasser sur ses terres traditionnelles que sont le Land de Hesse et celui de Rhénanie-Nord-Westphalie. La libéralisation du marché européen impulsée par Bruxelles, avec l'irruption de la concurrence étrangère qui en découle, ne constitue donc pas une révolution pour RWE Energie. Beaucoup moins que pour EDF, en tout cas. Ce qui n'empêche pas le trio de tête (RWE, Veba et Viag) – qui contrôle les trois quarts de la production et 40 % de la distribution – de s'entendre discrètement pour maintenir à un niveau élevé les tarifs d'acheminement du courant afin d'équilibrer la baisse continuelle des prix de vente. Les entreprises industrielles allemandes, pouvant s'approvisionner où bon leur semble en Europe, profitent à plein du système. Mais les particuliers, sans aucune puissance de négociation, restent abonnés aux services des « Stadtwerke » – ces centaines de régies communales qui leur fournissent le courant ainsi que le gaz et d'autres commodités.
À charge pour les Stadtwerke d'apprendre à leur tour à faire leur « shopping », ce dont elles ne se privent plus.