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Vie des entreprises

Portraits de femmes au travail la nuit

Vie des entreprises | REPORTAGE | publié le : 01.04.1999 | Anne Fairise

Ouvert aux femmes depuis 1991, le travail nocturne concerne aujourd'hui 40 000 salariées dans l'industrie. Ses avantages : des horaires allégés, des primes, du temps libre le jour, moins de bruit dans les ateliers. Son inconvénient majeur : une journée double pour les mères de famille.

Un CDI, mais à condition d'accepter le travail posté, avec ses horaires décalés, ses rotations entre le matin, l'après-midi et la nuit. Quand son entreprise, spécialisée dans l'électronique, lui a fait cette proposition, en 1994, Josette Mistretta a hésité. « Ma fille avait 9 mois…

Mais il fallait bien travailler : c'était les horaires alternants ou rien. J'ai pensé que je m'arrangerais avec mon mari pour garder la petite et que j'arriverais bien à changer de poste. » Cinq ans après, cette opératrice de vernissage en est toujours au même point. À 31 ans, elle supporte de plus en plus mal le travail de nuit.

« Je gagne 6 500 francs net. Comme j'élève seule ma fille aujourd'hui, plus du tiers de mon salaire passe en frais de nourrice. Tout ce que je veux, c'est revenir au jour. Même si je perds 800 francs de prime, je m'en sortirai mieux et je pourrai m'occuper de ma fille. Des femmes qui aiment travailler la nuit ? je n'en ai jamais entendu parler. »

À Nancy, pourtant, Béatrice Bourgon, salariée d'un équipementier automobile, ne quitterait son poste fixe de nuit « pour rien au monde ». C'est elle qui a souhaité « monter de nuit ». Cette jeune mère de 31 ans apprécie les horaires allégés avec salaire maintenu et, surtout, le temps libre pour s'occuper le jour de sa fillette. « Je ne travaille que quatre nuits, soit 30 heures payées 39. J'ai presque un week-end de quatre jours puisque je finis le vendredi à 5 heures pour reprendre le lundi à 22 h 30. » Autre motif de satisfaction : la nuit, il y a moins de salariés dans l'usine, donc moins de bruit. « Les cadences sont les mêmes qu'en journée, mais j'ai l'impression de travailler moins dur. »

Un grand vide juridique

Comme Josette Mistretta et Béatrice Bourgon, 40 000 femmes travaillent actuellement de 22 heures à 5 heures du matin dans l'industrie, par choix ou par contrainte. Elles ne représentent qu'une minorité parmi les 650 000 Françaises qui sont à pied d'œuvre la nuit, en grande majorité dans les services de santé. Mais leur nombre progresse régulièrement, surtout parmi les ouvrières non qualifiées : 8 % d'entre elles travaillent de nuit actuellement, contre 3 % en 1991, année où les entreprises du secteur industriel se sont vu reconnaître le droit, par la Cour de justice européenne, de faire travailler les femmes la nuit. La Cour de Luxembourg, saisie par un tribunal français, a en effet jugé discriminatoire l'article L. 213-1 du Code du travail interdisant le travail nocturne des femmes « dans les usines, manufactures, mines et carrières, chantiers, ateliers… ». Une décision qui a fait grand bruit et conduit à un vide juridique, l'article L. 213-1 étant rendu inapplicable par la règle communautaire qui s'impose.

Reste que, huit ans après, la France n'est pas encore sortie de ce vide juridique : l'article en question n'a toujours pas été abrogé. L'hostilité quasi générale des partenaires sociaux, dénonçant un risque de banalisation, a eu raison d'un avant-projet de loi, en 1992. Le sujet a suscité une vive polémique. Supprimer l'interdiction du travail de nuit allait-il aboutir à « flexibiliser » davantage la main-d'œuvre féminine ? Ou bien à favoriser l'accès à l'emploi dans le secteur industriel, peu féminisé, et éviter des licenciements dans les entreprises où le travail de nuit est inévitable ? CGT, CFTC et FO ont refusé en bloc toute modification législative. La CFDT n'était pas opposée au principe, mais à condition de négocier des contreparties sérieuses au travail de nuit, celles prévues dans l'avant-projet de loi (réduction du temps de travail ou majoration salariale) étant jugées insuffisantes.

Devant ces résistances, le gouvernement a incité les partenaires sociaux à négocier dans les branches les contreparties au travail de nuit, avant la discussion finale du projet de loi… qui n'a jamais eu lieu. Résultat ? Une entreprise industrielle peut faire travailler les femmes la nuit. « Et elle n'a besoin ni d'un accord de branche ni d'un accord d'entreprise.

Quant aux contreparties au travail de nuit, elles varient beaucoup d'une entreprise à l'autre. Car, selon les cas, elles sont définies par accord de branche ou d'entreprise », commente Dominique Roux, juriste spécialisée sur cette question.

Sur le terrain, le sujet a provoqué beaucoup de débats. À Laval, chez le fabricant de téléphones mobiles Alcatel, les 680 salariés se sont prononcés majoritairement contre les horaires nocturnes pour les femmes quand il a été question de créer une équipe de nuit fixe le week-end. « Nous avons organisé un vote à bulletins secrets : 77 % étaient contre », se souvient Marcel Chefnay, délégué CGT. La CGT a donc introduit, dans l'accord d'entreprise concernant la création de cette équipe, un article interdisant le travail de nuit des femmes. Surprise, l'une des salariées, volontaire pour travailler la nuit, a porté l'affaire devant les prud'hommes, qui ont tranché, en novembre dernier, en sa faveur. La CGT s'apprête aujourd'hui à négocier un avenant. « Nous voulons que le travail de nuit ne soit possible que sur la base du volontariat et ouvert seulement aux femmes en CDI. Pour éviter qu'il ne se généralise et, surtout, préserver les intérimaires. »

Double journée pour les ouvrières

Difficile de préserver le volontariat dans les entreprises où le travail posté s'est généralisé. C'est pourtant le cas à Grenoble, chez le fabricant de cartes électroniques SCI, situé au pied du Vercors. « Le travail de nuit des femmes est entré dans les mœurs de l'entreprise, y compris dans l'esprit des ouvriers. Nous ne faisons aucune différence entre hommes et femmes, et il n'y a aucune discrimination à l'embauche », explique Yves Benalio, directeur des ressources de cette usine de 400 salariés. En 1992, ce sont les salariées qui ont demandé à travailler de nuit quand a été créée, de manière expérimentale, une équipe fixe de nuit. Les syndicats étaient divisés. « J'étais opposé à ce que les femmes travaillent la nuit. Mais les militantes m'ont convaincu qu'il fallait laisser aux salariées la possibilité du choix », se souvient Bernard Lagier, représentant CFDT. Les salariées, en revanche, se disputaient presque ces horaires nocturnes. Marie-José Guzman, 49 ans, en témoigne : « Il y avait tellement de demandes pour ces 25 heures de nuit par semaine, majorées de 30 %, qu'on ne travaillait que quelques semaines de nuit afin qu'une majorité profite de l'aubaine. Les femmes étaient tellement motivées qu'en travaillant moins d'heures elles faisaient la même production que ceux de la journée », raconte cette « pionnière ».

Depuis, l'enthousiasme est retombé. Le travail posté s'est presque généralisé. Et, comme la direction réserve les postes de jour en priorité aux plus de 52 ans, la question du choix ne se pose plus vraiment. « Depuis que les femmes tournent, elles ont accumulé énormément de fatigue », estime Catherine Perrone, déléguée FO. Problèmes les plus souvent évoqués : le manque de sommeil et la difficile conciliation avec la vie de famille. « Toutes les femmes de mon équipe font la même chose : elles rentrent à 5 heures, se lèvent à 7 heures pour préparer le déjeuner des enfants, les habiller et les accompagner à l'école. Puis, retour au lit pour quelques heures, avant d'aller les chercher à midi. Car la cantine, c'est cher », explique Aline Lafay, 26 ans. « Les femmes travaillant de nuit dorment beaucoup moins que leurs collègues masculins », assure Jennifer Bué, de la Dares, coauteur d'une étude sur le travail de nuit des femmes dans l'industrie. « On retrouve le phénomène classique de la double journée, aggravé par le manque de sommeil. Globalement, le travail de nuit a un coût individuel beaucoup plus élevé pour les femmes que pour les hommes. »

À Nancy, chez l'équipementier automobile VDO France, l'introduction du travail de nuit en septembre dernier, par le jeu d'un accord Aubry sur les 35 heures, n'a pas posé de problème. « Comme nous voulions augmenter la durée d'utilisation de notre matériel, nous étions partis sur l'idée d'une équipe de soirée. La proposition d'en monter une de nuit est revenue après consultation du personnel sur les aménagements horaires », explique Yves Lambert, le DRH de cette usine qui compte deux tiers de femmes parmi ses salariés. « C'est vrai, l'idée de travailler la nuit est venue naturellement. Les salariés, en fait, voulaient à tout prix préserver leurs week-ends et continuer à travailler sur cinq jours », note Jean-Marie Chappé, délégué CFDT. Quand il a fallu trouver des volontaires, les candidatures ne se sont pas bousculées. La direction n'en a recueilli que trois parmi la centaine de femmes travaillant en production. Les trois quarts des postes ont été pourvus par recrutement externe. Six mois après, les esprits ont évolué. « De plus en plus de femmes sont volontaires pour travailler la nuit. Dans l'équipe nocturne, pas une n'a souhaité changer d'horaires », constate Yves Lambert.

Rien d'étonnant pour Michèle Bardot, qui n'échangerait son poste de nuit contre aucun autre. La raison ? Des horaires allégés et des conditions de travail moins pénibles. Dans les vastes halls où travaillent en journée quelque 150 salariés, quinze femmes seulement poursuivent la nuit, sur les chaînes semi-automatisées de fabrication de tableaux de bord de voitures. « Comme il y a moins de monde, je suis moins stressée. Et, dans les petites équipes comme la nôtre, l'ambiance est meilleure. Le travail passe beaucoup plus vite la nuit qu'en journée », affirme Michèle. Ayant longtemps travaillé en horaires alternants, elle apprécie aussi la fixité des horaires. Mais surtout, ce poste lui a enfin permis de décrocher un CDI, à 43 ans, après des années passées à naviguer de CDD en CDD.

Des contreparties proposées aux volontaires

Faciliter l'accès des femmes à l'emploi : voilà ce qui a poussé les syndicats de l'équipementier automobile Plastic Omnium à accepter le travail de nuit des femmes. « Nous nous sommes aperçus qu'aucune femme n'avait été embauchée depuis dix-sept ans. Ce qui leur barrait la route, c'était le fait que la direction avait des réticences à faire travailler les femmes en 3 x 8 », explique Daniel Cuisinier, représentant CFDT. Le syndicat a proposé de créer une équipe de nuit fixe. Ce qui n'a pas été sans soulever un débat avec les militantes CFDT, majoritairement contre, et la CGT. En 1995, il n'y a pas eu plus d'engouement du côté des salariées, qui représentent 40 % du personnel de production dans une usine de fabrication de pare-chocs, située à Langres (Haute-Marne).

Mais des contreparties ont été proposées aux volontaires, sous forme de primes de nuit, avec un essai sur trois mois et la possibilité de revenir au jour. Effet indirect de la création de l'équipe de nuit : une dizaine de femmes ont été recrutées en 2 x 8. « L'équipe nocturne a changé la vision des femmes au travail. Aujourd'hui, la direction recrute des femmes aussi bien que des hommes », analyse le représentant CFDT.

Côté juridique, rien n'est réglé malgré les incessants rappels à l'ordre de l'Europe. « Si le gouvernement français ne précise pas d'ici à la fin du mois d'avril ce qu'il compte faire, la Cour de justice sera de nouveau saisie pour entamer une procédure de mise sous astreinte », menace aujourd'hui la Direction des affaires sociales de Bruxelles. Même si le ministère du Travail fait le mort, le dossier pourrait être mis rapidement au menu du Palais-Bourbon.

Suma, la PME où tout a commencé

Jamais Albert Stoeckel, directeur d'Emtec Magnetics France (anciennement Suma SA), n'aurait imaginé ce qui allait se produire dans son entreprise. Société alsacienne de conditionnement de cassettes, Suma était confrontée en 1988 à de graves difficultés financières. Un plan de licenciements concernant plus de 100 personnes (un cinquième de l'effectif) est lancé. Albert Stoeckel songe aussi à passer au travail en continu (7 jours sur 7) en cinq équipes successives. Il négocie un accord d'entreprise qui prévoit l'extension du travail de nuit aux femmes dans le cadre du passage des 2 x 8 aux 5 x 8. Contreparties : réduction du temps de travail et majoration de salaire. « 68 % des femmes ont accepté. Mais elles n'avaient pas vraiment le choix. L'emploi était en jeu », dit Albert Schwenpzel, délégué CFDT qui a signé l'accord avec la CGC. FO s'y est opposée. La CGT aussi, qui a porté l'affaire devant le tribunal. La suite est connue : la Cour de Luxembourg, saisie, déclare en 1991 la réglementation française discriminatoire…

Qu'en pense aujourd'hui Albert Stoeckel ? « Sans le courage des femmes, nous ne nous en serions pas sortis. Notre actionnaire de l'époque, le groupe BASF, aurait probablement fermé l'usine. » La CFDT, seul syndicat aujourd'hui présent dans l'entreprise, est lucide : « Nous avions accepté de signer si la direction s'engageait à maintenir l'effectif en CDI à 380 personnes. Nous sommes 332. C'est notre défaite. »

Auteur

  • Anne Fairise