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Vie des entreprises

La qualité impose sa dictature aux services

Vie des entreprises | ANALYSE | publié le : 01.04.1999 | Valérie Devillechabrolle

Emboîtant le pas de l'industrie, les entreprises de services et les administrations commencent à adopter les fameuses normes ISO 9000. Objectif ? Certes gagner en qualité, mais aussi en productivité. Conséquences pour les salariés, qui adhèrent souvent à la démarche au départ : une intensification du travail et des contrôles accrus.

Deux minutes ! Et pas plus. Tel est désormais le temps dont dispose un employé du Crédit lyonnais pour vendre une Carte bleue au guichet. Ce qui correspond au délai d'attente maximal que le client suivant est censé supporter. La satisfaction de la clientèle n'est pourtant que l'un des objectifs des « campagnes qualité » que l'on voit se multiplier dans le secteur tertiaire. Ainsi, au Lyonnais, le mot d'ordre est de ne plus s'attarder avec les « petits clients » qui encombrent les agences pour se consacrer aux plus solvables dans le cadre de véritables démarches commerciales.

Pour les entreprises, comme pour les hôpitaux ou les collectivités locales qui se lancent actuellement dans les opérations qualité, l'essentiel est davantage d'obtenir des gains de productivité en rationalisant les procédures de travail. Ainsi, au conseil régional d'Ile-de-France, où l'on expérimente depuis 1995 un processus de normalisation de l'organisation des centres de formation d'apprentis, le message est clair : « Nous attendons de l'introduction de ces normes qu'elles permettent aux centres d'apprentissage d'offrir un meilleur service au moindre coût. »

La recette n'est pas nouvelle. L'industrie en use depuis quinze ans déjà. Dans son ouvrage L'Entreprise efficace à l'heure de Swatch et McDonald's, publié en 1998 aux éditions Syros, Guillaume Duval, qui a été ingénieur pendant treize ans dans plusieurs sociétés internationales, en témoigne : « La qualité est devenue l'un des vecteurs essentiels de la recherche de productivité par les entreprises, le moyen privilégié de diminuer leurs coûts. » Et, comme dans l'industrie, la méthode la plus fréquemment utilisée par les entreprises du tertiaire est l'adoption des normes d'organisation ISO 9000, créées en 1987. Ce qui, pour les centaines de milliers de salariés concernés, se traduit par une exigence : écrire ce qu'on fait, faire ce qu'on écrit… Les entreprises s'en remettent à l'Afaq, l'Association française pour l'assurance de la qualité (voir encadré). Dans le tertiaire, cette dernière a déjà délivré pas moins de 1 600 certificats de mise en conformité depuis 1993.

Des dossiers gérés en flux tendu

Principal avantage de ces procédures certifiées de qualité : le gain de temps dans l'exécution du travail. À Axa Assurances, qui a engagé en 1995 une démarche visant à certifier l'ensemble du groupe à l'horizon 2002, le résultat a été immédiat dans les services déjà mis aux normes : « Les piles de dossiers en attente ont disparu : ils sont désormais gérés en flux tendu », se félicite Vincent Railliet, directeur organisation et qualité d'Axa Assurances.

Les effets ont été tout aussi spectaculaires à Inter Mutuelles Assistance (IMA), où l'on a mis à plat les logiciels d'interrogation des adhérents en détresse. Fondés dorénavant sur une suite de questions simples et de réponses sans échappatoire, ces logiciels incitent les téléopérateurs à « ouvrir des dossiers à la chaîne », constate Mireille Lacoux, déléguée CFDT d'IMA. Sur le plateau spécialisé dans l'assistance des clients d'un gros constructeur informatique, la consigne est ferme : la durée moyenne d'une conversation ne doit pas dépasser trois minutes. Une sacrée économie de temps par rapport à l'époque – pas si lointaine – où ce constructeur assurait en interne un service après-vente en utilisant des ingénieurs de maintenance !

L'énorme avantage de ces nouvelles organisations « rationalisées » est facile à comprendre. Il n'y a plus besoin de salariés très qualifiés – et donc bien payés – pour faire le travail. Car les entreprises profitent souvent de la refonte des procédures pour intégrer les savoir-faire techniques dans l'ordinateur. « N'est-ce pas là le cœur de la démarche tayloriste qui vise d'abord et avant tout à ce que le savoir-faire devienne la propriété de l'entreprise et cesse d'être stocké dans la tête des salariés ? » s'interroge Guillaume Duval. On comprend mieux le sentiment de frustration qu'éprouvent les salariés habitués à disposer d'une certaine autonomie. « On en est réduit au rôle d'exécutants », déplore une assistante sociale, confrontée à une parcellisation des tâches mise en œuvre dans son département. Car le secteur social est lui aussi, depuis une dizaine d'années, engagé dans une véritable course à la productivité. Les collectivités locales ont cherché à contenir les budgets d'aide sociale, alors que la demande s'est considérablement accrue.

Pour résoudre l'équation, les départements ont dépêché dans les services sociaux des bataillons d'auditeurs censés réorganiser le travail à coups de nouvelles procédures détaillées. Résultat de ce saucissonnage, la majorité des travailleurs sociaux ont le sentiment de voir leurs compétences « trop peu » ou « partiellement » utilisées, et 48 % sont convaincus que leurs responsabilités ont diminué au cours des dernières années. C'est ce qui apparaît dans l'enquête « Travail en questions » diligentée par la fédération CFDT Interco et dont les résultats viennent d'être publiés chez Dunod (sous le titre Les Nouveaux Acteurs du social).

Une semaine pour intégrer les jeunes recrues

Les salariés ne cessent de découvrir les nouveaux effets de l'application des normes ISO. À France Télécom, dans les services concernés par la certification, « l'injonction principale de la hiérarchie a porté sur la disparition de toute documentation personnelle et sur l'interdiction absolue de s'en servir », raconte Pierre Khalfa, le délégué SUD. Mais, pour les entreprises, cette réappropriation des savoir-faire présente beaucoup d'avantages. En particulier celui de faciliter la mobilité interne et externe : France Télécom a ainsi pu piloter en douceur la conversion de 30 000 agents. Mais souvent, au lieu de s'exposer à gérer le vague à l'âme de salariés déconcertés par de nouvelles organisations de travail, les directions préfèrent embaucher plutôt que de reconvertir.

C'est le cas du Crédit lyonnais pour sa plate-forme téléphonique. « Grâce à la démarche qualité, nous n'avons plus besoin que d'une seule semaine de formation pour intégrer un nouvel embauché », explique Marianne Belle, DRH de Mondial Assistance, certifié depuis novembre 1997. Un sacré gain de temps pour une entreprise qui a recruté l'an passé plus de 500 jeunes, dont 320 saisonniers pour la seule période des vacances.

Afin d'encadrer ces nouvelles recrues, « les directions puisent volontiers dans les viviers de l'industrie, à la recherche de jeunes ingénieurs en mal de carrière rapide », souligne Chantal Cossalter, sociologue à Paris X, qui a beaucoup travaillé sur les centres d'appels des banques et des assurances.

L'introduction de nouvelles normes offre souvent l'opportunité de mieux contrôler le travail effectué. « Je vais enfin savoir ce que les salariés fabriquent de leur journée », aurait dit un président de conseil général de l'est de la France avant de commander un audit sur le travail, quart d'heure par quart d'heure, de ses services sociaux. Sous couvert d'une démarche qualité, les entreprises en profitent, elles aussi, pour se doter d'une batterie d'indicateurs de contrôle de l'activité exercée.

Dans le groupe Axa Assurances, les principaux indicateurs concernent, pour l'essentiel, les délais de réponse aux clients, mais aussi le nombre de contacts avec la clientèle, le nombre de souscriptions de contrats d'assurance vie, celui des résiliations. Vincent Railliet en convient : « Du point de vue strict de la qualité de la relation avec la clientèle, ces indicateurs ne donnent qu'une vision partielle des choses, notamment quant au comportement de nos salariés… »

Avec le consentement des salariés

C'est sans doute pour cela qu'au service clientèle de DHL on est en train de renforcer les procédures déjà très draconiennes de surveillance. À compter du mois d'avril, tous les superviseurs de cellule devront pratiquer non plus une, mais deux écoutes – en direct ou enregistrées – de salariés par jour afin que chacun d'eux soit contrôlé non plus une mais 2,5 fois par mois. Pour Mario Bisson, le directeur du centre d'appels, cette démarche va dans le bon sens : « Lorsqu'un problème est détecté, des temps de conversation anormalement longs, par exemple, nous proposons des formations pour les corriger. » Quant aux jeunes salariés du service, ils se plient apparemment volontiers à cette discipline : « Au téléphone, on ne s'entend pas travailler, raconte Sandrine, 30 ans, téléopératrice depuis dix-huit mois à DHL. On ne peut donc pas se corriger tout seul. À l'écoute d'un enregistrement, je suis encore plus sévère avec moi-même que mon superviseur : les blancs, le jargon franglais de la maison, cela ne pardonne pas ! »

Avec ces procédures, « c'est bel et bien le langage du devoir, formalisé par écrit, qui s'impose à l'ensemble du personnel », explique Frederik Mispelblom, maître de conférences en sociologie à Évry et auteur d'Au-delà de la qualité (publié chez Syros). De ce point de vue, « les cadres ont encore plus à perdre que les autres salariés », souligne Sophie Millot, consultante spécialisée dans les démarches qualité du tertiaire. À la Cegos, l'un des plus gros organismes de formation et de conseil, certifié depuis 1994, l'originalité et la digression « non contrôlées » ne sont plus de mise chez les consultants. Non seulement tous subissent désormais, à intervalles réguliers, une procédure d'« habilitation » de leurs domaines d'expérience. Mais ils sont aussi tenus de remplir « une revue de contrat » avant d'accepter toute mission de conseil. « Cela nous prémunit contre le risque de voir le client s'écarter – gratuitement – des prestations négociées au départ », se félicite Bruno Zefferi, directeur de la qualité et de la satisfaction clientèle de la Cegos. Reste que la plupart des salariés acceptent de se plier à des procédures contraignantes.

Des syndicats peu concernés

Dans l'enquête réalisée en 1998 par Sophie Millot dans 143 entreprises de services, les deux tiers d'entre elles reconnaissent avoir engagé un processus d'assurance qualité pour « responsabiliser le personnel et l'associer à des changements parfois très forts ». Guillaume Duval résume parfaitement le problème : « Qui va oser dire : “La qualité ? je m'en fous !” ? » Et c'est encore plus vrai pour des salariés conscients, en temps normal, d'être incompris ou de n'avoir pas tous les moyens pour bien faire. Dans les hôpitaux, par exemple, « les agents soignants s'investissent d'autant plus dans la démarche qu'ils pensent avoir trouvé l'occasion de satisfaire leur idéal de soins au chevet des malades », raconte Anne-Marie Gallet, de l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact), qui intervient actuellement à l'hôpital de La Rochelle. « Je suis obligée de les ramener à la réalité, autrement dit aux contraintes de l'hôpital. »

Lorsque les salariés s'aperçoivent du changement, il est trop tard. « Car ces normes fonctionnent, explique Sophie Millot, comme de véritables machines de guerre pour l'organisation du travail. Elles excluent tout retour en arrière ! » Quant aux syndicats, ils ne semblent guère s'en soucier. « De la même façon qu'ils n'avaient pas compris les conséquences du benchmarking ou du passage au flux tendu dans l'industrie, les syndicats ont du mal à visualiser les changements qu'entraîne la qualité. Ils sont trop transversaux et impalpables pour eux », constate Yves Lasfargue, ancien responsable de l'Union des cadres CFDT et grand spécialiste des organisations du travail. Il faut dire aussi que les entreprises ne leur facilite pas la tâche en diffusant ces nouvelles organisations du travail par tâches d'huile. « Ainsi, ajoute Yves Lasfargue, tout cela semble n'avoir ni début ni fin. » Il n'en reste pas moins qu'à petites touches la qualité est en train d'imposer sa loi dans les services.

L'Afaq, une affaire florissante

Depuis dix ans, l'Association française pour l'assurance de la qualité (Afaq) convertit les entreprises françaises à la certification. De ses débuts modestes, elle n'a conservé qu'un siège, à Bagneux, sur les bords de la N20.

Mais cette association, animée par un collège tripartite de fournisseurs, d'acheteurs et de professionnels des mesures, est devenue une affaire prospère.

Présente dans une quarantaine de pays dans le monde, l'Afaq aestampillé de sa marque 85 % des certificats délivrés en France l'an passé.

Pour un chiffre d'affaires de l'ordre de « 300 à 350 millions de francs ». Impossible d'en savoir plus : en tant qu'association, l'Afaq n'est pas tenue de communiquer ses résultats. Ses effectifs ont en revanche plus que doublé entre 1995 et 1998. Outre les 210 salariés à temps plein, elle entraîne désormais dans son sillage un corps de 700 auditeurs, consultants externes dont l'expérience couvre tous les secteurs. Et l'Afaq ne compte pas s'arrêter en si bon chemin.

Elle participe ainsi activement à l'élaboration des nouvelles normes internationales ISO 9 000 qui devraient, d'ici à la fin de l'an 2000, remplacer la version actuelle, vieille de… cinq ans.

Et cette fois-ci, c'est promis, l'objectif final sera bien de « satisfaire le client » !

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle