Branle-bas de combat aux États-Unis, où le régime de retraite par répartition risque d'exploser avec le choc démographique des années 2030, en dépit de milliards de dollars de réserves. Confronté au même chantier, Lionel Jospin ferait bien de s'inspirer du volontarisme de Bill Clinton en la matière.
« La jeune génération de ce pays se prépare à la privatisation. Les jeunes ont perdu confiance dans le système. Ils redoutent qu'il ne disparaisse avec leur propre retraite. Ils savent que leurs prestations seront inférieures à celles de leurs aînés. L'opinion publique se déplace donc vers des systèmes privés qui assureront la principale source de revenu au moment de la retraite. » Non, nous ne sommes pas en France, au sein de la commission de concertation sur les retraites, qui a planché pendant des mois, sous l'égide du commissaire général au Plan, Jean-Michel Charpin. L'auteur de ces propos, c'est John D. Rea, vice-président de l'Investment Company Institute (ICI), un proche des républicains.
Cette association, installée à deux pas de la Maison-Blanche, regroupe quelques-uns des plus grands fonds mutuels américains. Des structures financières qui recueillent près de 30 % des quelque 30 000 milliards de francs amassés dans l'ensemble des fonds de pension. Cette profession de foi en faveur d'un système de retraite entièrement privé, John D. Rea l'a faite, il y a quelques semaines, devant des représentants des syndicats français et européens, invités aux États-Unis par la French American Foundation. Face à un tel par terre, le vice-président de l'ICI a malgré tout atténué ses propos, convenant que, même aux États-Unis, il ne s'agit pas de « démanteler la Sécurité sociale ». « Le système va perdurer. Ce n'est qu'une petite partie qui sera individualisée. »
L'anecdote est révélatrice des débats passionnés qui agitent à l'heure actuelle non seulement Washington, mais une partie de l'Amérique. Depuis des semaines, la presse d'outre-Atlantique fait ses gros titres sur la bataille engagée entre Bill Clinton, qui veut consolider la Sécurité sociale – terme qui ne recouvre là-bas que l'assurance vieillesse –, et la majorité républicaine du Congrès, qui pousse à la privatisation. Le même genre de mano à mano entre tenants de la privatisation et défenseurs de la répartition que celui auquel on assiste actuellement en France.
La comparaison n'est pas fortuite. Ces similitudes entre les situations des régimes de retraite français et américain sont en effet beaucoup plus nombreuses qu'on pourrait le croire. D'abord, contrairement aux idées reçues, il existe aux États-Unis un régime d'assurance vieillesse. Il est géré en répartition et alimenté par une cotisation de 12,4 % supportée à égalité par les employeurs et les salariés. Tous les salariés américains peuvent y prétendre à partir de 65 ans. Au royaume des fonds de pension, la retraite « Sécu » est relativement généreuse. Pour les petits salaires, le taux moyen de remplacement est de 55 % du dernier salaire. Ce taux descend à 41 % pour les revenus moyens et à 33 % pour les plus hautes rémunérations. Autre similitude, les États-Unis ne vont échapper ni au choc démographique, qui se produira à partir de 2011, au moment où les enfants du baby-boom commenceront à partir en retraite, ni au vieillissement de la population. Alors que l'on compte actuellement 3,4 actifs pour 1 retraité, le rapport démographique sera ramené à 2 actifs pour 1 retraité en 2030.
Comme en France, les pouvoirs publics se sont inquiétés de l'avenir des régimes de retraite par répartition. En 1983, dix ans plus tôt qu'en France, il a été décidé de retarder l'âge de la retraite à partir de l'an 2000, pour le porter à 67 ans en 2027 ! Ce traitement homéopathique ne suffisant pas, un conseil consultatif pour la Sécurité sociale, sorte de mission Charpin permanente à la mode yankee, s'est mis au travail début 1997. Résultat : un rapport de vingt-cinq pages seulement, rendu public en juillet 1998 et disponible sur Internet, qui s'efforce d'établir un « diagnostic partagé » et d'explorer toutes les solutions de réforme. Une leçon de synthèse et de démocratie pour les Français. Ensuite, les choses sont allées vite : un sommet sur les retraites a eu lieu les 8 et 9 décembre dernier dans la capitale américaine. Et les premières mesures ont été présentées par Bill Clinton dans son discours sur l'état de l'Union, le 20 janvier dernier.
Plus prévoyant que son homologue français, le régime américain d'assurance vieillesse a commencé à faire des réserves dès 1983. Excusez du peu : ces réserves, qui se montaient à 3 930 milliards de francs à la fin de 1997, se sont encore accrues l'an dernier de 600 milliards. Selon les experts, elles atteindront 22 800 milliards en 2021. Mais elles auront totalement fondu en 2032 sous l'effet de la démographie, et le régime ne pourra plus, alors, payer que 72 % de la masse des pensions. Un scénario catastrophe à donner froid dans le dos côté français. Certains observateurs, et notamment les syndicats américains, remettent en cause des prévisions qui portent jusqu'en 2070 (alors qu'en France la prospective du Plan s'arrête en 2040). « Nous sommes contre la privatisation », tonne William Patterson, directeur du département retraite de la grande centrale syndicale américaine AFL-CIO. Le message a été entendu. Non seulement les auteurs du rapport sur les retraites, remis au président américain en juillet dernier, ont affirmé leur attachement à un système qui protège les retraités, les veuves, les orphelins et les invalides, mais Bill Clinton lui-même s'est prononcé, sans aucune ambiguïté, pour le maintien d'une protection aussi solide que le roc : Social Security, a rock solid guarantee. Les experts américains n'ont pas été avares de propositions. Vu de France, leurs conclusions n'ont rien d'original. Qu'on en juge : parmi leurs recommandations, on retrouve une réduction des pensions par modification d'un mode d'indexation jugé trop avantageux, une réforme du mode de calcul ou une hausse des cotisations, trois idées qui constituaient les piliers de la réforme Veil de 1993. Autres propositions : un abattement sur les pensions des salariés les mieux payés (10 %, par exemple, par tranches de 60 000 francs) ; l'accélération du relèvement de l'âge de la retraite, voire la retraite à 70 ans ; l'extension de l'assurance vieillesse aux agents de l'État et des collectivités locales qui n'en bénéficient pas. Sans oublier la création de plans de retraite individuels ou la possibilité d'investir les réserves en actions… Pour chacune d'entre elles, des scénarios permettaient de mesurer l'impact des mesures prises, selon leur date d'entrée en vigueur. Une vraie source d'inspiration pour le Français Jean-Michel Charpin.
De ce vaste bric-à-brac, Bill Clinton a finalement retenu deux idées fortes. D'abord, l'affectation d'une grande partie (60 %) des excédents budgétaires des quinze prochaines années à l'assurance vieillesse. Ce qui, dans l'esprit des démocrates, n'est que justice puisque le régime d'assurance vieillesse a contribué à boucher les trous du budget fédéral dans les années 80. Mais l'idée d'un tel transfert scandalise les républicains qui réclament, comme les libéraux français, toujours plus de réductions d'impôts. L'autre mécanisme qui a séduit le pensionnaire de la Maison-Blanche, c'est le placement en actions d'une partie des réserves constituées depuis 1983, pour un peu moins du tiers des 16 800 milliards de francs thésaurisés. En clair, il s'agit de grossir le fonds de réserve avec des produits financiers qui permettront de limiter les hausses de cotisations. Un schéma sur lequel a également travaillé le conseil d'analyse économique de Lionel Jospin. Autant dire que le vif débat qui agite actuellement les États-Unis préfigure celui qui ne manquera pas d'avoir lieu, à l'automne prochain en France, quand il s'agira de concrétiser les réflexions de la commission Charpin en réformes.
Outre-Atlantique, la première salve de critiques a été tirée par Alan Greenspan, le gouverneur de la Réserve fédérale, qui a été en 1983 responsable du conseil exécutif pour la Sécurité sociale. Et qui, à ce titre, a préconisé la constitution de réserves placées en bons du Trésor. Selon lui, rien ne permet d'affirmer que le budget dégagera des excédents pendant quinze ans, ni que la rentabilité des actions sera ce qu'elle a été au cours de ces dix dernières années. Il émet de sérieux doutes sur la capacité de l'État fédéral à préserver l'intérêt des retraités dans un pays où les rendements des fonds de pension publics sont de 2 à 3 % inférieurs à la rentabilité des fonds de pension privés.
Le patron de la Fed n'est pas le seul à formuler des critiques. Jeff Faux, président de l'Economic Policy Institute, un organisme de conjoncture proche des démocrates, en fait une affaire de doctrine économique : « N'y a-t-il pas mieux à faire avec les excédents budgétaires que de consolider les revenus déjà confortables des retraités dans un pays où les inégalités s'accroissent ? Ne faudrait-il pas s'inquiéter d'une stagnation de la masse salariale depuis vingt ans alors que la rentabilité du capital s'envole ? »
Aux États-Unis comme en France, les questions posées par la constitution du fonds de réserve et l'avenir du système de retraite par répartition sont bien les mêmes. Avec une conviction identique : la retraite par répartition est un revenu de remplacement avec lequel on ne saurait prendre le moindre risque et qui suppose un partage de l'effort entre actifs et retraités. Les orientations prises par Bill Clinton ont globalement satisfait l'AFL-CIO. « C'est un rejet de la privatisation et du paiement des pensions par des comptes privés. De plus, cette solution évite de réduire les prestations », se félicite David S. Blitzstein, directeur du bureau des pensions de l'UPCW, le syndicat de l'alimentation.
Car on y revient toujours, à cette opposition entre répartition et capitalisation. L'essentiel du bras de fer engagé par les républicains porte sur le fait que la consolidation du fonds de réserve tourne le dos à la privatisation. Alors que les syndicats estiment que le principal avantage de cette formule est d'éviter de précipiter les salariés vers des fonds de pension privés. Le sauvetage de l'assurance vieillesse est jugé d'autant plus capital que quatre retraités sur dix en tirent aujourd'hui plus de 80 % de leur revenu. Et que, dans ce pays, les employeurs sont dispensés de toute obligation en matière de retraite.
Parce que l'âge de la retraite a déjà été porté à 65 ans, ce n'est qu'en 2011 que le baby-boom fera sentir ses effets, quand partira en retraite la génération née en 1946. La population américaine va prendre, elle aussi, un coup de vieux : 20 % de la population aura plus de 65 ans en 2030, contre 12 % en 1990. Là-bas aussi, la durée de vie s'allonge.
En 1940, l'espérance de vie d'un homme de 65 ans était de treize ans. Elle était de quinze ans pour une femme. En 2030, elle sera de dix-huit ans pour les hommes et de vingt et un ans pour les femmes.
Cette rupture démographique n'est pas le seul élément qui rapproche l'Amérique du Vieux Continent. Sur le marché du travail, les évolutions sont comparables. Ainsi, le nombre d'actifs, qui augmentait de 2 % par an entre 1960 et 1989, ne progressera que de 1 % entre 1990 et 2009 et ne devrait s'accroître que de 0,2 % entre 2010 et 2050.
C'est la conséquence de la diminution du nombre des naissances enregistrées à partir de 1960. Le taux de fécondité est tombé de 3 enfants par femme de 1947 à 1964 à 1,74 en 1976.
Depuis, il est lentement remonté à 2, mais les experts prévoient une stabilisation dans les décennies futures autour de 1,9. Davantage de retraités qui vivront plus longtemps et moins d'actifs, il n'en faut pas plus pour que l'Amérique s'inquiète.
En 1996, on comptait 3,3 actifs pour 1 retraité. Ce rapport démographique tombera à 2 en 2030. Après une phase de stabilisation entre 2030 et 2050, il se dégradera à nouveau lentement. Cependant, le taux de dépendance (rapport entre la population de plus de 65 ans et la population âgée de 20 à 64 ans) restera moins élevé qu'en Europe.
De 20,9 % en 1990, il passera à 35,5 % en 2030. À cette date, il sera de : 42,8 % au Royaume-Uni, 43,1 % en France, 48,7 % au Japon, 52,4 % en Italie et 53,8 % en Allemagne. Au-delà demeure un certain nombre d'incertitudes. Par exemple, l'économie du XXIe siècle sera-t-elle capable de mettre des jobs à la disposition des travailleurs âgés ? De quel type d'emplois s'agira-t-il ? Les autres interrogations portent sur les flux migratoires. Dans un pays qui s'est construit sur l'immigration, c'est un élément clé.