Le Medef brandit la menace d'un retrait de la Cnam. Si le monopole de la Sécurité sociale était ainsi ébréché, qui prendrait le relais ? Les assureurs ou les mutuelles expérimentent des réseaux de soins. Mais ils sont loin d'être prêts. La sécu privée, ce n'est pas encore pour demain…
En cette soirée d'octobre 1999, le téléphone sonne tard dans le bureau de Nicole Notat, au siège de la CFDT, boulevard de la Villette. Au bout du fil, le « baron » Ernest-Antoine Seillière. « Madame, dit le patron des patrons, qui entretient des relations courtoises mais distantes avec la secrétaire générale de la CFDT, je dois vous prévenir qu'après en avoir débattu tout l'après-midi le conseil du Medef a décidé de quitter la Caisse nationale d'assurance maladie. Je tenais à ce que vous en soyez la première informée, avant d'avertir l'Avenue de Ségur. » En clair, le ministre des Affaires sociales. « Êtes-vous bien certain, monsieur le président, d'avoir mesuré la gravité de cette décision », interroge Nicole Notat. « Absolument. Vous savez comme nous que la prochaine loi de financement de la Sécurité sociale ne donnera pas à la Cnam les moyens d'appliquer le plan d'économies décidé au printemps. Nous en avons tiré les conséquences. » Surprise, mais pas bouleversée, Nicole Notat s'empresse d'appeler Jean-Marie Spaeth, le président cédétiste de la Cnam, qui se trouve encore dans son bureau, au dix-huitième étage de la tour Héron, à Montparnasse.
Mais ce Lorrain de 53 ans, qui préside l'assurance maladie depuis juin 1996, a déjà été mis au courant par son vice-président, Georges Jollès, l'homme du Medef à la Cnam. Également président de l'Union des industries textiles, ce dernier est un peu gêné aux entournures. Car c'est lui qui a symbolisé, en 1995, le grand retour du patronat à la Cnam, en revenant occuper le fauteuil vacant de l'ex-CNPF au conseil d'administration de l'assurance maladie. Ancien numéro deux du groupe Bidermann, il sait que, désormais, Jean-Marie Spaeth n'a plus de majorité au sein du conseil de la Cnam. Le patronat, qui a soutenu la CFDT pour reprendre à Force ouvrière la présidence de l'assurance maladie, abandonne donc son allié en rase campagne. Au même moment, un autre dirigeant patronal, joint sur son portable alors qu'il dînait chez Drouant avec Claude Bébéar, le PDG d'Axa, exulte : Denis Kessler, vice-président délégué du Medef, comprend que, désormais, le monopole de la Sécurité sociale sur la gestion du système de santé vit ses derniers instants.
Ce scénario n'est-il que pure fiction ? À vrai dire, un retrait du Medef du régime d'assurance maladie n'aurait rien de surprenant. François Perigot, Jean Gandois et, enfin, Ernest-Antoine Seillière, dès son élection, en décembre 1998, à la tête de l'organisation patronale, ont fait publiquement état de leurs doutes sur l'utilité de siéger à la Cnam. Contrairement au régime d'assurance chômage, l'Unedic, considéré comme un bon exemple de paritarisme, car les partenaires sociaux paient et décident.
« L'ex-CNPF s'est pourtant accommodé de cette situation à la Cnam pendant trente ans », fait remarquer Jean-Marie Spaeth, faisant allusion à la longue cogestion de la Caisse par le patronat et FO, incarnée par le tandem célèbre Émile Bourcier et Maurice Derlin. Mais la crise aidant, les déficits se sont creusés, l'offre de soins, tant dans les hôpitaux qu'en médecine de ville, est devenue pléthorique. « Tant qu'elle n'aura pas été réduite, on ne pourra pas maîtriser les dépenses de santé », affirme Georges Jollès, qui ne cesse de réclamer des réformes « structurelles ».
Et puis, l'attitude à géométrie variable du patronat sur la santé s'explique aussi par les divergences qui existent avenue Pierre-Ier-de-Serbie entre deux camps : celui des « légalistes », incarné notamment par l'UIMM, attaché à la gestion publique de l'assurance maladie et hostile à l'autre lobby ; et celui des assureurs, que Denis Kessler, redevenu président de la Fédération française des sociétés d'assurances après une courte expérience de directeur général chez Axa, défend à merveille. Promu numéro deux de l'organisation patronale dans le cadre de la mue du CNPF en Medef, Kessler a l'oreille de Seillière. Pas encore assez pour imposer ses vues sur la santé. Mais le statu quo est menacé à tout moment par une brusque dérive des dépenses de santé.
Derrière Kessler, tous les assureurs complémentaires sont dans les starting-blocks, alléchés par cet énorme marché potentiel, alors qu'ils ne gèrent « que » 80 milliards de francs sur 1 500 milliards de dépenses – comme ne manque jamais de le remarquer le président CFDT de la Cnam. En début d'année, compagnies d'assurances, mutuelles et instituts de prévoyance ont vu s'entrouvrir la porte de l'assurance maladie. « Avec la couverture maladie universelle (CMU), le loup entre dans la bergerie », a-t-on entendu dire. Il est vrai qu'avec la mise en œuvre de la CMU, ils vont être directement associés à la gestion du risque santé. Les bénéficiaires de la CMU seront couverts par la Sécurité sociale pour le régime de base et par les complémentaires ou les caisses primaires d'assurance maladie pour le reste. Comme il faudra bien éviter la dérive des dépenses, assureurs et régimes de base travailleront de concert. Bref, la CMU offre aux assureurs une forme de légitimité qui leur manquait dans le monde de la santé. Pour les mutuelles, c'est un peu différent. Avec 25 millions de personnes couvertes en complémentaire santé, elles ont déjà un pied dans le système. « Le fait que les assureurs paient leur écot sur la CMU justifie d'autant plus leurs revendications quant à leur rôle actif dans la gestion globale du risque », précise Claude Le Pen, professeur d'économie de la santé à Paris-Dauphine.
Du fait du monopole des organismes de la Sécurité sociale sur le risque santé de base, les assureurs n'ont pas de véritable expérience en la matière. Ils ont certes récupéré quelques miettes sur des populations comme les travailleurs frontaliers ou les expatriés, par exemple. Qui sait que la compagnie d'assurances La Strasbourgeoise, filiale du Groupe Azur, est le premier intervenant dans l'Ain et en Haute-Savoie pour les Français travaillant en Suisse.
Cet assureur garantit un remboursement équivalent à celui de la Sécurité sociale, « au premier franc », et de la part complémentaire. C'est également lui qui fixe le montant de la cotisation d'assurance. Mais François Hecker, directeur général adjoint de la société, reconnaît lui-même qu'il a affaire à une population au profil avantageux. La moyenne d'âge de ses assurés est de 34 ans, ils sont actifs et plutôt en bonne santé. Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes : le contrat est équilibré et l'assureur gagne de l'argent.
Même chose pour la société Apri Insurance, filiale du groupe de protection sociale Apri. Elle assure un certain nombre d'expatriés, notamment en Grande-Bretagne. Et elle mène sur cette population une véritable politique de maîtrise des dépenses de santé. Mais l'expérience n'est pas facilement transposable. Apri Insurance utilise les structures existantes dans les pays où elle est représentée : les Health Maintenance Organisation (HMO) aux États-Unis, ou le National Health Service (NHS) au Royaume-Uni. Dans le même registre, Axa gère aussi au premier franc les expatriés en Allemagne, en Hollande ou encore en Espagne.
Autre porte d'entrée pour les assureurs et les mutuelles : les délégations de gestion. Rien n'empêche la Sécu de confier la gestion de certaines populations à des tiers. C'est ce qu'elle fait au profit des mutuelles pour les fonctionnaires ou les étudiants. Idem à la MSA – la sécu des agriculteurs –, au profit de Groupama, ou encore à la Canam, avec les AGF et les Mutuelles du Mans Assurances. Mais ces liens sont quasi historiques. En outre, dans ces cas de figure, les assureurs complémentaires n'ont aucune marge de manœuvre. Les cotisations d'assurance sont toujours fixées et prélevées par le régime de base. Ces assureurs remboursent les prestations, comme le ferait la Sécurité sociale, chaque fois qu'ils reçoivent un décompte. Le seul avantage, outre l'indemnisation qu'ils perçoivent pour le service rendu, c'est de pouvoir maîtriser la gestion administrative.
Mais ce qui fait couler le plus d'encre, c'est la multiplication des expériences de réseaux ou de filières de soins. Avec la réforme engagée à partir de 1996 à la Sécurité sociale par Alain Juppé, et sous réserve d'avoir obtenu l'accord préalable de la Cnam et de la Commission d'orientation des filières et réseaux de soins, présidée par Raymond Soubie, chacun peut y aller de son expérimentation. Mais les projets agréés se comptent sur les doigts de la main. Jugé politiquement incorrect, le projet d'Axa de gérer au premier franc 60 000 assurés sociaux en Ile-de-France n'a jamais été déposé devant la Commission. Quant au projet de Groupama sur cinq départements, il a obtenu le feu vert mais il est actuellement en stand-by sur le bureau de Martine Aubry. À les entendre, institutions de prévoyance, mutuelles et compagnies d'assurances ne sont guère pressées de gérer la santé au premier franc. Reste que, dans les coulisses, tout le monde anticipe l'implosion du système actuel.
L'ambition la plus affichée, c'est évidemment celle d'Axa. Claude Bébéar clame haut et fort que son projet n'est pas une « Sécu bis ». Sur le principe, il a raison. L'objectif est de casser le monopole de gestion des caisses primaires, mais pas celui de la Cnam. Celle-ci continuerait en effet à être le moteur du système. Le premier assureur français parie sur une évolution du système de soins vers une mise en concurrence des gestionnaires. Axa ne croit pas à la nationalisation du système comme au Royaume-Uni, et encore moins à une privatisation à l'américaine. Le groupe de Bébéar parie sur une voie médiane.
Moins gourmands, les autres assureurs ne restent pas non plus les bras croisés. Résultat : on voit se multiplier des plates-formes téléphoniques d'aide aux assurés, voire se monter de véritables réseaux de prestataires de soins.
Avec un bémol cependant. Les assureurs ne sont pas des philanthropes et ils s'arrêtent là où ils ne gagnent plus d'argent ! Les plates-formes ou autres réseaux ciblent donc presque exclusivement le dentaire et l'optique, postes où la somme qui reste à la charge de l'assuré et de l'assureur complémentaire est la plus importante. Les premières à avoir étendu à l'ensemble de leurs assurés les services d'une plate-forme téléphonique, avec analyse des devis dentaires et optiques, sont les AGF. Deux millions de clients ayant souscrit une complémentaire santé soit à titre individuel, soit par le biais de leur entreprise en bénéficient depuis février 1999. Axa propose les mêmes services depuis juillet 1998, mais sur une population de 100 000 assurés seulement. L'objectif étant à terme de couvrir tous les assurés santé. Les Mutuelles Mieux-Être ou encore Groupama n'en sont encore qu'à leurs débuts. Ces centres d'appels ne donnent pour le moment que des conseils très généraux, sans aller jusqu'à l'analyse des devis dentaires ou optiques.
Pour Groupama, il ne s'agit encore que d'une expérience test sur trois grandes villes françaises, dont la vocation première est surtout d'apporter une notoriété en ville à l'« assureur vert ». Mais, en revanche, sur l'optique et le dentaire, Axa et AGF travaillent actuellement à la création de réseaux de professionnels avec lesquels les assureurs négocient des accords tarifaires et la dispense d'avance de frais. Autre infrastructure à grande échelle, celle de la Mutualité française. La constitution de réseaux pour les soins dentaires ou l'optique est apparemment facile, les mutuelles étant propriétaires de 350 centres en optique et de 800 en dentaire. Mais la mise en réseau de toute cette logistique pour offrir une palette complète n'est pas une partie de plaisir.
Reste que la Fédération nationale de la mutualité française approche du but. Elle signera fin avril une charte qualité avec tous les opticiens. Une autre est à l'étude avec les dentistes.
La création de ces plates-formes et de ces embryons de réseaux a un objectif immédiat : permettre aux assureurs de fidéliser leur clientèle. Mais dans le cas où la gestion de la Sécu serait mise en concurrence, ils sont loin d'être opérationnels sur des postes onéreux. Comme l'hôpital. Les AGF font actuellement un test sur 20 000 personnes. Partant du constat que 20 % des opérations sont inutiles, l'assureur propose de mettre gratuitement à la disposition de son client un médecin spécialiste capable de lui donner un second avis éclairé sur la nécessité de l'opération. Ce qui profite presque exclusivement à la Sécurité sociale, qui paie plus de 90 % des prestations hospitalières.
Que viennent faire les AGF dans la jungle hospitalière ? « Si nous devons aller plus loin, ce savoir-faire sera précieux », dit Marianne Binst, directrice des filières de soins aux AGF. Au vu des expériences capitalisées ici et là, le monopole de la Sécu n'est pas encore menacé…
40, 50, 60 milliards… L'effet du « plan stratégique d'action » proposé le 30 mars dernier au conseil d'administration de la Caisse nationale d'assurance maladie par son directeur général, Gilles Johannet, aura été soigneusement ménagé.
C'est au final sur 62 milliards de francs d'économies à réaliser entre 1999 et 2002, dont la moitié dans les hôpitaux, que porte ce régime minceur.
Il a donné lieu à une passe d'armes entre Jean-Marie Spaeth, Georges Jollès, et Martine Aubry, à propos des dépenses hospitalières sous tutelle de l'État. Mais ce n'est pas le seul obstacle qui se dresse devant cette énième tentative d'assainissement des comptes de l'assurance maladie.
D'abord, une large concertation va s'engager auprès de tous les acteurs de la santé. Et on peut imaginer que les discussions avec les syndicats de médecins ou les industries pharmaceutiques seront animées.
Ensuite, c'est à l'automne, lors du vote de la loi de financement de la Sécurité sociale, que l'on connaîtra, comme le rappelle le Medef, « le calendrier, l'ampleur et la vitesse » des économies. Autrement dit, l'heure de vérité pour le plan Johannet.