Tandis que leurs collègues du public s'arc-boutent sur leurs régimes avantageux, les salariés du privé subissent un net durcissement de leurs conditions de départ à la retraite et du mode de calcul de leur pension.
Michel et André ont commencé à travailler à 14 ans, en tant qu'apprentis menuisiers. Mais, si le premier a fait toute sa carrière comme fonctionnaire de la ville du Havre, le second a passé trente-cinq ans de sa vie dans le privé, à la Lyonnaise des eaux, en Gironde. Tous deux ont fini agent de maîtrise au début des années 90. André est parti le premier en retraite, à 58 ans, avec une pension d'un montant « légèrement supérieur » à son dernier salaire. Son secret ? Une majoration liée à ses quatre enfants et, surtout, la caisse de retraite de la Lyonnaise qui est venue « chapeauter » les régimes complémentaires Arrco-Agirc.
Michel, le fonctionnaire du Havre, est parti à « 60 ans pile » mais en perdant « pas loin de 2 000 francs de rémunération ». Un manque à gagner lié, pour l'essentiel, à la disparition de ses primes de technicité équivalentes à 17 % de son ancien salaire brut. Michel avait « prévu le coup », en souscrivant une assurance vie. Il aurait pu tout aussi bien adhérer à la Préfon, l'avantageux régime de retraite par capitalisation réservé aux fonctionnaires, mais « on n'en entendait pas parler à l'époque où je travaillais ».
Michel reprend l'avantage sur André en matière de revalorisation de sa pension. Alors que celle de l'ancien contremaître de la Lyonnaise suit l'évolution des prix, l'ex-fonctionnaire bénéficie des augmentations générales de la fonction publique. Sa pension a ainsi profité, après coup, de la revalorisation catégorielle prévue dans l'accord Durafour de 1989. L'exemple de Michel et d'André en témoigne. Et le rapport de la commission Charpin sur les retraites le confirme : « À carrière complète et salaire de référence identique », les retraités du privé et du public sont grosso modo logés à la même enseigne. Mais l'écart tend à se creuser au détriment des premiers. Pour enrayer de graves déséquilibres financiers, leurs institutions de retraite ont en effet pris des mesures draconiennes ces dernières années : durcissement des conditions pour prétendre à une retraite à taux plein pour le régime général ; révision à la baisse des prestations versées par les caisses de retraite complémentaire. Quant aux avantages particuliers accordés, par le passé, dans nombre de grandes entreprises privées, ils fondent comme neige au soleil.
À la Lyonnaise, les collègues d'André encore en activité en savent quelque chose : « Depuis que la direction a dénoncé les accords sur ce troisième étage de retraite à la fin des années 80, le salarié qui part à 58 ans perd 30 % de la valeur de ses points de retraite Lyonnaise, et 22 % s'il part à 59 ans », explique Fernand Casala, délégué CGT du groupe. Par suite, au bout de trente-cinq annuités de cotisation, cette retraite surcomplémentaire ne rapporte plus que 700 à 800 francs par mois « pour quelqu'un qui a encore un salaire décent », précise Fernand Casala. 700 francs, donc, à comparer aux quelque 3 800 francs que perçoit actuellement André. Dans le public, ces avantages particuliers, fruits des Trente Glorieuses, ont perduré. Principale supériorité par rapport au privé, les employeurs du public continuent de financer généreusement ces régimes. EDF-GDF verse ainsi, chaque mois, l'équivalent de 55 % du salaire brut de ses agents. Et, quand les cotisations ne suffisent plus compte tenu du déséquilibre démographique du régime (c'est le cas à la SNCF ou à la RATP), c'est l'État qui prend la relève, via une contribution d'équilibre. Autre privilège réservé au public : la possibilité d'obtenir des prestations sous conditions réduites.
C'est ainsi que les agents publics réputés avoir été en « service actif » peuvent prétendre à une retraite complète dès l'âge de 55 ans, et même 50 ans pour les conducteurs de train ou du métro parisien. Un acquis censé récompenser la pénibilité particulière du poste de travail, qui s'est banalisé au fil des ans. À EDF, le service actif concerne généreusement… près de la moitié des salariés. Quant aux militaires, ils remportent – avec les mères de trois enfants – la palme de la durée d'activité la plus courte pour partir en retraite : au bout de quinze ans de service seulement.
Si l'écart se creuse, c'est aussi à cause des obstacles grandissants auxquels se heurtent les salariés du privé pour accumuler les droits nécessaires à l'obtention d'une retraite complète. Gisèle et Colette n'avaient pas 20 ans quand elles sont entrées dans la vie active : la première au service du cadastre du Mans, rattaché depuis à la Direction générale des impôts ; la seconde, comme employée administrative d'une petite bonneterie de l'Aube. Quarante années plus tard, Gisèle, la fonctionnaire, a pu choisir la date de son départ. Mais pas Colette. Ayant cotisé trente-sept ans et demi sans s'arrêter, Gisèle aurait en effet pu liquider ses droits dès 56 ans et demi, tout en prétendant à une retraite complète. Autre solution ouverte aux fonctionnaires, la cessation anticipée d'activité, l'équivalent de l'Arpe pour l'administration. À une différence près : le déroulement de carrière des agents continue normalement dans ce régime, contrairement aux préretraités du privé.
S'étant arrêtée de travailler entre 1963 et 1975 pour élever ses deux enfants, Colette aurait eu intérêt à continuer d'accumuler des droits jusqu'à 60 ans révolus. Son patron en a décidé autrement : il l'a mise en retraite anticipée à 56 ans. Certes, les Assedic ont validé les trimestres manquants de Colette et pris en charge ses cotisations au régime complémentaire. Elle n'en a pas moins perdu l'équivalent de 10 % de sa pension nette mensuelle. La raison ? Ses quatre années de chômage n'ont pas compté dans les dix meilleures années servant de base de calcul à sa retraite.
Et encore, Colette a pu partir avant la réforme Veil de 1993 ! Si elle était partie cette année-là, elle aurait en effet dû attendre d'avoir près de 62 ans pour atteindre les 155 trimestres de cotisation nécessaires. De son côté, la Caisse nationale d'assurance vieillesse aurait dû remonter presque au début de sa carrière pour trouver ses seize meilleures années de salaire de référence. Du coup, les salariés du privé, autrefois si pressés de partir en préretraite, commencent à « y réfléchir à deux fois », constate le délégué CGT de la Lyonnaise. Les entreprises, elles, poursuivent leur course au rajeunissement de leur pyramide des âges : la Lyonnaise s'apprête ainsi à autofinancer un plan de départs en retraite anticipée à 55 ans qui ne serait que partiellement compensé par des embauches. Dur, dans ces conditions, pour les enfants d'André, de Michel ou de Colette de se faire une place au soleil et d'acquérir à leur tour des droits.
Rendu public le 25 mars, le rapport de la commission Charpin milite en faveur de la réduction de l'écart entre public et privé. Par l'alignement progressif de toutes les durées d'assurance nécessaires sur la base de 170 trimestres en 2019. Si elle était reprise par le gouvernement Jospin, futurs retraités du privé et du public se retrouveraient face à une même contradiction. À l'instar des entreprises du privé, France Télécom, La Poste, EDF-GDF, la SNCF et la RATP ont toutes mis en œuvre des dispositifs de cessation anticipée pour accélérer le rythme de leurs suppressions d'emplois et rajeunir leur pyramide des âges.
Si, pour les entreprises, la carrière de leurs salariés se limite à une trentaine d'années, de 25 à 55 ans, comment ces derniers pourront-ils acquérir les droits correspondant aux douze années restantes ?