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« La culture d'entreprise n'est pas homogène »

Enjeux | Plus loin avec | publié le : 13.04.2010 |

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« La culture d'entreprise n'est pas homogène »

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L'entreprise est un groupe social à part entière et, à ce titre, il peut être séduisant de parler de «culture d'entreprise». Un moyen de se distinguer des autres groupes sociaux, voire des autres entreprises. Cependant, cette idée d'une image consensuelle pour l'ensemble des salariés est plutôt idéologique.

E & C : La notion de culture d'entreprise est apparue, selon vous, relativement récemment. De quand date-t-elle ?

Denys Cuche : A partir des travaux d'anthropologie menés aux Etats-Unis sur la notion de culture, s'est diffusée dans les organisations l'idée que chaque entreprise aurait une culture spécifique. Un peu comme une marque de fabrique qui permettrait, en externe, de distinguer cette entreprise par rapport à d'autres et qui servirait, en interne, d'image consensuelle pour l'ensemble des salariés. Dans les années 1970, à une époque où les produits japonais faisaient une entrée en force sur le marché mondial, notamment américain, il s'agissait de comprendre et éventuellement de contrer le succès des firmes japonaises, dû à un supposé «modèle d'entreprise japonais». Peu à peu, la notion de culture d'entreprise a gagné l'Europe, puis le monde entier. En France, elle est venue prendre le relais de «l'esprit maison» cher aux vieilles sociétés nationales.

E & C : Quelles fonctions remplit cette notion ?

D. C. : Il est probable que le succès rencontré par ce thème est dû au fait qu'il a pu apparaître comme une réponse à la critique que suscitaient les entreprises à l'heure des grandes mutations économiques des années 1980, quand se multipliaient les processus de fusion, accompagnés de restructurations très brutales. L'usage de la notion de culture était censé expliquer certains ratés dans ces processus de recomposition et entraîner l'adhésion des salariés, au moment même où ils étaient le plus bousculés. La notion permettait également de signifier le passage d'une gestion taylorienne du travail, fortement encadré et hiérarchisé, correspondant à une prépondérance de la logique industrielle, à une gestion plus humaniste - ou, en tout cas, reposant davantage sur les hommes -, rendue nécessaire dans une économie désormais axée sur les services.

La conception managériale n'a cependant retenu du concept anthropologique que ce qui pouvait servir ses objectifs, c'est-à-dire une interprétation très réductrice. Selon cette interprétation, la culture dominerait l'individu, elle lui préexisterait et il ne pourrait faire autrement que de l'intérioriser. On voit le bénéfice symbolique que les directions d'entreprise peuvent tirer de cette conception de la culture. Chaque organisation peut alors prétendre définir sa culture comme elle définit ses emplois, contraignant le salarié, dès lors qu'il accepte l'emploi, à adopter aussi la culture de son entreprise.

E & C : En quoi cet usage vous paraît-il contestable ?

D. C. : Pour les sociologues, si la notion de culture d'entreprise a un sens, c'est pour désigner la résultante des interactions culturelles entre les différents groupes de travailleurs qui la composent. La «culture d'entreprise», si culture d'entreprise il y a, est largement tributaire de la culture sociale des différentes catégories de salariés. Cela revient à dire, d'une part, qu'elle n'existe pas en dehors des individus qui font partie de l'entreprise, de l'autre, qu'elle n'est certainement pas aussi homogène que l'imaginent les dirigeants. D'un point de vue culturel, en effet, l'entreprise n'est pas une mais multiple, comme sont multiples les milieux sociaux d'où sont issus les travailleurs. Chacun sait que les confrontations dans l'entreprise peuvent être nombreuses, débouchant parfois sur des conflits ouverts. Même aujourd'hui, où les cultures métiers tendent à s'affaiblir, les salariés ne sont en aucun cas totalement dépendants de l'organisation. Difficile donc, en toute rigueur, de parler de culture d'entreprise indépendamment des rapports sociaux entre individus qui travaillent dans une même organisation. La culture d'entreprise, de ce fait, est sans cesse mouvante et elle n'échappe pas non plus aux influences de son environnement culturel local, régional, national, voire international.

E & C : N'est-ce pas ce dont prennent conscience les entreprises en souhaitant s'ouvrir à la diversité ?

D. C. : Prendre en compte la diversité est devenu une exigence incontournable pour les entreprises, dans la mesure où celles-ci ont aujourd'hui affaire à une clientèle elle-même de plus en plus diverse. Une authentique sincérité est sans doute quelquefois à l'oeuvre dans ce souci de respect de la diversité mais, bien souvent, elle est d'abord pour les entreprises une contrainte du marché : pour séduire la clientèle, il apparaît nécessaire que la diversité des salariés reflète un tant soit peu la réalité externe.

PARCOURS

• Denys Cuche est professeur de sociologie et d'anthropologie à la Sorbonne (université Paris Descartes) et chercheur au Ceped (Centre population et développement, UMR Paris Descartes, Ined, IRD).

• Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, dont La notion de culture dans les sciences sociales (éd. La Découverte, réédition revue et augmentée, 2010). Il est, par ailleurs, l'auteur de nombreux articles sur les migrations internationales.

LECTURE

La sociologie des organisations, Lusin Bagla, La Découverte, 2006.

La logique de l'honneur. Gestion des entreprises et traditions nationales, Philippe d'Iribarne, Seuil, 1989.

Sociologie de l'organisation et de l'entreprise, Renaud Sainsaulieu, Presses de la FNSP/Dalloz, 1987.