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« Le salarié ne se soumet pas, il se dédouble »

Enjeux | Plus loin avec | publié le : 30.03.2010 |

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« Le salarié ne se soumet pas, il se dédouble »

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La question des suicides au travail nourrit actuellement le débat public autour de l'organisation du travail et de ses conséquences. La notion de «travailleur dédoublé» permet de sortir du jeu de ping-pong entre ceux qui incriminent la fragilité personnelle des victimes et ceux qui accusent l'entreprise.

E & C : Dans votre article publié récemment dans l'ouvrage Travail et santé, vous introduisez la notion de «travailleur dédoublé». D'où vient cette notion ?

Eric Hamraoui : J'emprunte ce concept au travail de Sidi Mohammed Barkat, philosophe, enseignant au département d'ergonomie et d'écologie humaine de l'université Paris-1. Dans mon propre article, il apparaît en contrepoint de l'analyse du travail de plusieurs chercheurs - sociologues et cliniciens du travail - qui mettent en exergue la dimension de soumission volontaire du travailleur aux exigences des nouvelles organisations. Pour Barkat et pour moi, le salarié ne se soumet pas aux nouvelles conditions de travail, il se dédouble en maître et en exécutant de la production. Telle est la définition paradoxale de la singularité du sujet autonome promu par le système d'évaluation individualisée des performances. Le travailleur est peut-être autonome, mais il est surtout divisé. Il se trouve, ainsi, placé, d'abord et avant tout, sous son propre contrôle, ce qui, bien sûr, n'exclut pas un contrôle extérieur. Mais, dans tous les cas, la structure de pouvoir, autrefois extérieure, glisse aussi en lui. Il devient désormais le théâtre de la lutte sociale qui, autrefois, opposait les travailleurs à leurs employeurs.

E & C : Quels problèmes cela pose-t-il ?

E. H. : La première difficulté tient au fait qu'au moment où il croit pouvoir atteindre l'idéal de la performance l'individu s'y perd inévitablement. L'image élogieuse de soi, que l'encourage à cultiver le système de l'évaluation, rend acceptable et, un temps, supportable la fatigue du corps qui s'échine à réaliser les objectifs que l'individu se fixe lui-même. Ce faisant, le corps s'épuise. Lorsqu'il devient trop pressant, un tel dispositif ne laisse parfois à l'individu d'autre issue que d'effectuer un saut hors du système par l'usage d'une violence retournée contre lui-même. Cette explication du suicide, suggérée par Sidi Mohammed Barkat et que je reprends à mon compte en lien avec la théorie du sujet dédoublé, permet d'évoquer un second problème non réductible à celui de la servitude - volontaire ou non : celui de l'incessante convocation par l'entreprise de la créativité et de la vitalité du sujet sans qu'il puisse en éprouver le bénéfice.

E & C : Quel est le moteur de cette logique diabolique ?

E. H. : Le moteur, c'est l'adhésion à l'idéologie de la reconnaissance et la course infernale après celle-ci. Cette adhésion et cette course expliquent la jouissance sans joie à se dominer éprouvée par le travailleur dédoublé. Elles s'inscrivent, dans une certaine mesure, dans la logique du toujours plus, qui correspond au principe de croissance exponentielle de nos sociétés. Accroître la maîtrise sur soi et son environnement est l'un des maîtres mots de l'époque. L'individu est pris dans un mouvement de fuite en avant apparaissant comme une vitalité portée à son paroxysme. Le corps des individus est transformé en somme d'énergies. Mais ce corps est-il encore vivant ? Est-ce cela la vie ? La mort n'est-elle pas déjà là, même si elle ne se voit pas ?

E & C : Comment sortir de ce cercle vicieux ?

E. H. : Peu à peu, comme acquis des luttes sociales, s'était imposé le principe de l'échange du labeur contre une promesse de vie à l'extérieur du travail. Aujourd'hui, cette vie n'existe plus. La «fausse vie» que nous menons en tant que sujets dédoublés s'est substituée à elle, avec l'illusion, largement partagée, de pouvoir y échapper au moyen de l'augmentation de notre pouvoir d'achat. Illusion qui constitue l'un des obstacles à la sortie du cercle vicieux. Le temps et les forces de vie nécessaires pour y parvenir se réduisent en effet comme peau de chagrin. Mourir peut alors apparaître comme l'ultime tentative pour s'en sortir, pour trouver une issue. « Celui qui se donne la mort voudrait vivre ; il n'est mécontent que des conditions dans lesquelles la vie lui est échue », disait Arthur Schopenhauer dans Le Monde comme volonté et comme représentation (1819). Réfléchir à la signification de ce geste me paraît être la première condition à remplir pour trouver une issue à la situation actuelle. Ce débat n'a curieusement pas encore lieu en France, où la question du suicide au travail occupe pourtant trop souvent la scène de l'actualité. Le système de l'évaluation n'est destructeur que de façon détournée, c'est-à-dire en exaltant l'ouverture, la polyvalence, la résilience ainsi que l'énergie des individus. Il serait urgent de réfléchir à l'opposition entre le corps et la pensée chez le travailleur dédoublé, qui court après l'image fictive que donne de lui le système de l'évaluation individuelle de la performance.

PARCOURS

• Eric Hamraoui est maître de conférences en philosophie à la chaire de psychanalyse-santé-travail du Cnam, et chercheur, membre de l'équipe «psychodynamique du travail» du Centre de recherche sur le travail et le développement (CRTD). Jusqu'à 2007, il a été directeur de programme au Collège international de philosophie.

• Il est l'auteur de nombreux articles de philosophie des sciences et relatifs à la question du travail, dont «Servitude volontaire ou désubjectivation ?», dans l'ouvrage collectif, sous la direction d'Yves Clot et de Dominique Lhuilier, Travail et santé (éd. Erès, 2010).

LECTURE

La Résistance créatrice, sous la dir. de D. Lhuilier et P. Roche, éd. Erès, 2009.

L'évaluation, le travail et la vie, de S. M. Barkat, in Evaluation du travail, travail d'évaluation, coordonné par F. Hubault (coll. Le travail en débats), éd. Octarès, 2007.

L'Idéal au travail, M.-A. Dujarier, Paris, PUF, 2006.