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« Le désengagement est plus risqué que la contestation »

Enjeux | Plus loin avec | publié le : 16.03.2010 |

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« Le désengagement est plus risqué que la contestation »

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La crise économique a exacerbé la crise de confiance entre salariés et employeurs, déjà bien ancrée dans des organisations du travail stressantes. Elle s'exprime par un désengagement difficile à appréhender par les DRH. Pour retisser le lien, ils pourraient construire des «espaces» dédiés permettant aux salariés de s'exprimer.

E & C : La crise de confiance actuelle entre employeurs et salariés peut-elle être imputée à des événements précis ?

Jérôme Pélisse : Depuis le déclenchement de la crise économique, à l'automne 2008, une conjonction de décisions «contradictoires» a contribué à diminuer la confiance des salariés envers l'entreprise et ses dirigeants : plans sociaux, fin du recours aux CDD ou à l'intérim, peu d'augmentations salariales et, en même temps, de manière très médiatisée, ont été soulignés les salaires, retraites chapeaux et autres parachutes dorés... de dirigeants, dont certains ont justement pris ces décisions. Au-delà, il existe des raisons structurelles bien plus profondes qui s'ancrent davantage dans les évolutions du travail : une forme de précarisation de l'emploi et des conditions de travail. Mais aussi l'intensification, liée en partie aux 35 heures, et, surtout, aux changements organisationnels, où on pressure de plus en plus les salariés. Cette intensification se réalise aussi par la volonté d'enrôler la subjectivité des salariés au service du travail, de faire qu'ils s'engagent constamment et soient les plus performants dans tous les aspects de leur activité. Mais sans ou avec de très faibles contreparties.

E & C : Comment se manifeste cette crise ? Les signes sont-ils les mêmes chez tous les salariés ?

J. P. : Cette crise de confiance se manifeste par un désengagement, un refus de cette sollicitation à être tout le temps engagé. Cela peut prendre des formes variables : absentéisme, turn-over, démissions mais aussi refus d'heures supplémentaires, qui est le type de conflit qui a le plus augmenté entre 1998 et 2005... Paradoxalement, l'engagement syndical, la contestation ou la mobilisation sont des formes d'engagement positives pour l'organisation. En fait, il faut davantage se méfier de «l'exit», pour reprendre la typologie sur les comportements collectifs d'un sociologue américain, Hirschman. Selon lui, il existe trois grands types de réaction : la «voice», la revendication, la contestation ; la «loyalty», la loyauté, la conformité, et «l'exit», c'est-à-dire le refus de participer. Pendant longtemps, les employeurs et les DRH ont cherché à limiter la «voice», la jugeant négative, pour la transformer en «loyalty». Aujourd'hui, la problématique est de savoir comment réagir à «l'exit».

Les formes de désengagement dépendent en effet des catégories sociales. L'absentéisme, par exemple, concerne plus souvent les ouvriers et les employés. Les cadres démissionnent, changent de métier, ou encore, comme l'a noté David Courpasson dans son livre (1), s'investissent moins dans leur travail, sous forme de retrait, par exemple en jouant sur la prise de jours RTT. Ils peuvent aussi, parfois, maquiller certains chiffres, ou les remplir à la va-vite, car ils sont soumis à des reportings incessants qui n'ont plus beaucoup de sens... Autant de phénomènes difficiles à quantifier.

E & C : Quels sont les signaux quantifiables ?

J. P. : L'absentéisme est l'indicateur prioritaire des DRH, avant celui des griefs exprimés par les salariés, par les syndicats ou les représentants du personnel. Les DRH savent aujourd'hui que le désengagement est plus risqué que la contestation. L'indicateur de mauvaise qualité des biens et des services est également utilisé, ainsi que ceux des griefs ou de l'ambiance des réunions de CE. Mais ces derniers sont peu quantifiés. Dans l'enquête que j'ai menée sur les conflits (2), nous avons aussi mesuré un taux de recours aux prud'hommes, et quantifié des taux de sanctions par établissement qui sont la trace de conflits individuels.

E & C : Le désengagement constitue-t-il un réel danger pour la performance de l'entreprise ?

J. P. : Depuis une dizaine d'années, la notion de performance même a évolué. Celle d'une entreprise, aujourd'hui, est financière, c'est la valeur de son action pour les entreprises cotées, ou d'indicateurs financiers pour les autres, qui sont, dans les deux cas, évalués à court terme, chaque année. Sur le court terme, elle s'accommode finalement assez bien de salariés peu investis. Auparavant, la performance était plus souvent calculée sur du moyen ou du long terme afin d'assurer la pérennité de l'entreprise, de gagner de nouveaux marchés... Or l'absentéisme et le désengagement ont plutôt des effets sur le long terme. En revanche, pour les salariés, l'effet est immédiat. Si un collègue est absent, il faut compenser, faire davantage d'heures... et ce surtravail est souvent sans contreparties.

E & C : Quelles sont les conditions pour retisser la confiance ?

J. P. : Reconnaître la pluralité des points de vue, des stratégies, que l'existence du conflit est une bonne chose... Cela peut paraître paradoxal, mais construire des espaces ou des dispositifs où les salariés puissent exprimer des critiques est une condition de la confiance. Les IRP existent, évidemment, mais ces institutions sont actuellement et dans beaucoup d'endroits en décalage avec les revendications portées par les salariés. Les DRH sont, en partie, responsables de leur institutionnalisation. Les réunions sont devenues une enceinte d'experts, aux sujets souvent très techniques - sur l'intéressement, la protection sociale... Les militants syndicaux, souvent contraints de devenir des professionnels du syndicalisme, ont moins de temps, et particulièrement dans le système français, moins la nécessité de s'appuyer sur les revendications de la base pour exercer leurs mandats.

Autre condition du retour à la confiance : le long terme. Les organisations du travail qui exigent, par exemple, un changement de poste tous les trois ans pour les cadres ne favorisent pas l'engagement. Je ne remets pas en cause l'idée de bouger, mais trois ans, c'est court ! L'ériger en norme, c'est nier le fait que le travail est un collectif et que la confiance se construit en interaction. Pour que la confiance existe, il ne faut pas d'incertitude radicale, comme savoir que l'on peut être muté ou licencié du jour au lendemain.

(1) Quand les cadres se rebellent, avec J.-C. Thoenig (éd. Vuibert).

(2) Voir Judiciarisation ou juridicisation ? Usages et réappropriations du droit dans les conflits du travail, in Politix n° 86, 2009.

PARCOURS

• Jérôme Pélisse est maître de conférence en sociologie à l'université de Reims, chercheur à l'IDHE Cachan (laboratoire Institutions et dynamiques historiques de l'économie), associé au Cevipof (Centre de la vie politique française).

• Il a coécrit, avec S. Béroud, J.-M. Denis, G. Desage et B. Giraud, La lutte continue ? Les conflits du travail dans la France contemporaine (éd. du Croquant, 2008).

• Il sera l'animateur scientifique d'un groupe de travail de l'Anvie, qui débutera le 30 mars, sur le thème : «Redonner du sens au travail. Comment gérer la conflictualité et favoriser l'engagement ?»

• Programme sur < www.anvie.fr >

LECTURES

Quand le travail se précarise, quelles résistances collectives ?, S. Béroud et P. Bouffartigue (coord.), éd. La Dispute, 2009.

Les nouvelles dimensions du politique. Relations professionnelles et régulations sociales, L. Duclos, G. Groux et O. Mériaux (coord.), LGDJ, 2009.

Les relations sociales en entreprise, T. Amossé, C. Bloch-London et L. Wolff (coord.), La Découverte, 2008.

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