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Enquête

L'organisation du travail en question

Enquête | publié le : 19.01.2010 |

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L'organisation du travail en question

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Alors que les entreprises sont sommées de négocier en urgence sur la prévention du stress, les partenaires sociaux veulent ouvrir le débat de l'organisation du travail. C'est l'enjeu majeur des accords à venir : faut-il adapter les salariés au fonctionnement et aux «process» de l'entreprise par des mesures individuelles, comme le souhaitent souvent les employeurs, ou accepter de modifier l'organisation du travail ? Des accords de méthode, autorisés par le ministère, peuvent donner le temps et les moyens d'aborder cette question sensible.

Tableau d'honneur ou bonnet d'âne ? Ce sera selon, a prévenu Xavier Darcos, le ministre du Travail. Les entreprises de plus de 1 000 salariés signataires d'un accord social sur la prévention du stress seront distinguées, les autres montrées du doigt. La distribution des prix commence sur le site Internet du ministère, à la date couperet du 1er février. A défaut d'accord, les entreprises qui veulent éviter le pilori doivent avoir commencé les négociations, établi un diagnostic et proposé un plan d'action (lire l'entretien p.29).

Confronté à la trentaine de suicides de France Télécom, dont l'Etat français détient plus du quart du capital, mais aussi au malaise aigu des agents de Pôle emploi, institution publique où cinq salariés ont tenté de mettre fin à leurs jours, le gouvernement se devait de réagir rapidement.

Faire évoluer les pratiques

Mais ce procédé, inhabituel en France, du «name and shame» à l'anglo-saxonne, qui fait peser sur les mauvais élèves un risque de réputation, peut-elle faire significativement évoluer les pratiques des entreprises, alors qu'une infime minorité d'entre elles s'étaient jusqu'ici préoccupées de décliner l'accord national interprofessionnel (ANI) de 2008 sur la prévention du stress ?

La période, marquée par une succession de suicides de salariés ces derniers mois, qui font suite à ceux des années 2006 et 2007 chez PSA, Renault ou EDF, commande une prise de conscience rapide de la part des employeurs. Et ce, d'autant plus que les juges sont venus les rappeler à leurs responsabilités plusieurs fois cette année (lire p. 24). Impossible, désormais, de s'absoudre d'une politique de prévention des risques psychosociaux, qui devra, en outre, être mise en oeuvre avec les partenaires sociaux.

Risques pénaux

« Si l'ANI de 2008 paraissait peu contraignant, et si l'injonction actuelle à négocier n'est pas assortie de sanctions financières, il y a des risques importants à les ignorer pour un employeur, indique l'avocate Béatrice Pola. L'absence de mesures préventives n'est pas sanctionnée en tant que telle, mais en cas de recours devant les juges, la décision sera d'autant plus sévère qu'elles faisaient défaut. » Et de rappeler que l'obligation qui incombe à l'employeur en matière de sécurité physique et mentale est une obligation de résultat qui contraindra l'employeur à faire la preuve que tous les moyens nécessaires étaient mis en oeuvre avec, notamment, des veilles, des études, une négociation sociale, des procédures de réparation...

Mais, sur quoi négocier ? « Tout le monde reconnaît, désormais, que l'organisation du travail peut avoir des caractéristiques plus ou moins pathogènes, que l'on peut définir, explique Jean-Claude Delgenes, directeur de Technologia, dont le cabinet d'expertise a mené de nombreuses enquêtes, notamment chez Renault et, tout récemment, chez France Télécom. La question de fond est, dès lors, de savoir si l'entreprise accepte de les modifier ou si elle considère cette donnée comme non négociable. »

Derrière ce débat resurgit la ligne de fracture qui séparait certains syndicats, considérant indispensable de s'attaquer avant tout à l'organisation du travail, et une partie des employeurs, affirmant que le stress est dû à une incapacité individuelle à s'adapter, et souhaitant se contenter de mesures ciblées sur les individus (téléphone vert, consultations de psychologie, voire massage sur le lieu de travail ; la formation des managers pouvant relever des deux approches...). Bref, même si de nombreux experts considèrent que ces outils peuvent aussi être utiles et s'ils n'empêchent pas de s'interroger sur le fonctionnement de l'entreprise, la question posée en filigrane demeure la même : faut-il adapter le salarié à l'organisation du travail, ou l'inverse ?

Manque de moyens

Le débat est clairement posé chez IBM, par exemple. Le projet, présenté en CCE le 19 décembre dernier ne risque pas de faire le plein de signatures. Le comité a rendu un avis défavorable et la CFDT, FO, la CGT et la CFTC ont annoncé leur refus de signer ce texte en l'état. Ces syndicats dénoncent le manque de moyens envisagés par l'accord, mais surtout le refus de remettre en cause le «process IBM».

« La direction affirme qu'elle ne pourra pas agir sur la structure managériale matricielle, sur la politique d'évaluation et de notation - le PBC, Personal Business Commitment -, toutes choses dépendant de la direction corporate américaine », précise Jean-Michel Daire, DS CFDT. Résultat : le programme de sensibilisation et de formation des managers ou la commission paritaire ouverte aux signataires, au sein de laquelle seront discutés des plans d'action, ne leur suffisent pas. Ils craignent même que cette superstructure n'affaiblisse le rôle des CHSCT dans ce domaine, comités qui, chez IBM, ont été les fers de lance de la bataille contre le stress ces dernières années.

Un pari à prendre

De son côté, l'Unsa, qui n'exclut pas de signer, est consciente de « prendre un pari ». « C'est le cas pour tous les accords de méthode, juge Thierry Poquet, le DSC. Au contraire d'autres syndicats, nous ne considérons pas que le stress est une prérogative exclusive du CHSCT. » Ambiance.

Même débat chez PSA, où un accord, inspiré des mesures du plan d'action mis en oeuvre après les suicides de 2007, ne convient guère à la CGT, qui dénonce la seule mesure du phénomène et l'inefficacité des cellules de veille déjà créées (lire p. 25).

Le calendrier gouvernemental risque aussi de poser problème, selon Michel Yahiel, président de l'ANDRH : « On peut être militant sur le fond et s'inquiéter des conséquences d'un délai aussi court sur la qualité et l'ambition des approches entreprises, indique-t-il. A l'ANDRH, nous plaidons pour une approche systémique de ces problèmes. Encore faut-il pouvoir s'en emparer et les mesurer en amont de la négociation. C'est souvent la rationalité qui a poussé les entreprises à utiliser des outils de plus court terme, moins ambitieux, mais plus simples à mettre en oeuvre, comme les plates formes téléphoniques, plutôt qu'à interroger les conditions de travail. »

Même préoccupation pour Henri Forest, secrétaire confédéral de la CFDT, dont l'organisation a annoncé son intention d'accompagner spécifiquement les négociateurs de 80 entreprises de tous secteurs : « Il ne faudrait pas que ce délai conduise à la mise en place par voie d'accord de dispositifs de court terme, comme les lignes téléphoniques vertes, les enquêtes et les observatoires, souvent installés unilatéralement jusqu'ici. Nous conseillons aux négociateurs CFDT de rechercher des accords de méthode qui permettront de travailler sur le fond et à plus long terme. Pour nous, il ne s'agirait pas de négocier la stratégie d'entreprise, mais de réussir à y associer des critères liés à la création de valeur humaine. »

Boîte de Pandore

Les employeurs craignent parfois d'ouvrir une boite de Pandore en entamant une négociation, estime Béatrice Pola. Mais, pour elle, « il est possible d'éviter certains cas de souffrance sans remettre en cause l'organisation d'une entreprise : par exemple en fixant des objectifs qui ne détruisent pas les solidarités entre collaborateurs. A l'inverse, il faut que les partenaires sociaux se gardent de faire preuve de manichéisme, notamment en affirmant que l'évaluation des salariés est, par hypothèse, génératrice de souffrance ».

Il est donc urgent de prendre son temps pour négocier en profondeur sur un phénomène de grande ampleur. L'INRS a publié, le 8 janvier, une étude selon laquelle le coût social du stress avoisinerait les 2 à 3 milliards d'euros (pour 2007), en dépenses de soins, absentéisme et décès prématurés. Une évaluation « a minima », selon les auteurs de l'étude.

L'essentiel

1 Les entreprises de plus de 1 000 salariés ont jusqu'au 1er février pour présenter un accord sur la prévention du stress ou, a minima, avoir entamé une négociation. Les mauvais élèves seront «blacklistés» sur Internet.

2 Au-delà de l'injonction du gouvernement, en cas de recours, les juges se montrent sévères pour les entreprises qui ont négligé leur obligation de prévention des risques.

3 Le débat de fond entre directions et syndicats porte, désormais, sur la volonté et la capacité d'ouvrir le dossier de l'organisation du travail.

Les juges exigent des outils de prévention

Le ministre et le directeur général du travail ne sont pas les seuls à mettre les entreprises en garde. Plusieurs juridictions ont rendu récemment des jugements qui les rappellent à leur devoir de prévention en matière de santé.

Ainsi, deux tribunaux des affaires de sécurité sociale (TAS) ont-ils donné raison aux proches de salariés suicidés : celui de Tours a considéré, en avril 2009, que la dépression qui avait mené un technicien de la centrale EDF de Chinon, âgé de 49 ans, à se jeter sous un train en 2004, était une maladie professionnelle, confirmant la décision de prise en charge par la Cnam ; le 17 décembre dernier, celui de Nanterre est allé plus loin, en condamnant Renault pour « faute inexcusable » après le décès d'Antonio B., ingénieur de 39 ans, qui s'était défenestré du 5e étage du Technocentre de Guyancourt en 2006.

Pleine responsabilité

Ce jugement impute une pleine responsabilité au constructeur dans ce décès. Ses nombreux attendus pointent le fait que, bien que la hiérarchie du salarié eût conscience de la dégradation de son état psychologique, l'employeur n'a pas su « mettre en oeuvre des mesures préventives au regard de l'organisation du travail pour ce salarié ». Il mentionne, d'autre part, les conséquences, détaillées par le cabinet d'experts Technologia missionné en 2007 sur le site de Guyancourt, du plan de relance «Contrat 2009», déployé alors par Renault, et qui impliquait une accélération du rythme de conception et d'industrialisation de véhicules.

La défense a pourtant fait valoir, notamment, que Renault s'était dotée depuis de longues années d'un observatoire du stress, que le salarié s'était soumis à un test de stress lors des visites médicales annuelles, et qu'il avait refusé la proposition du DRH, peu avant son suicide, de rencontrer le médecin du travail. Le constructeur a choisi de faire appel.

Par ailleurs, deux arrêts de la Cour de cassation, en novembre dernier, viennent d'élargir la notion de harcèlement moral en considérant qu'il peut être le fait, non plus d'un individu, mais d'une méthode de gestion collective.

G. L. N.