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La société française face à la peur du déclassement

Enjeux | Plus loin avec | publié le : 17.11.2009 |

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La société française face à la peur du déclassement

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Le déclassement redouté par nombre de Français ne représente pas tant un réel danger que la peur de déchoir, qui augmente en raison de l'aggravation des inégalités. Dans ce contexte anxiogène, la flexicurité à la scandinave, socialement plus protectrice, reste «à vendre» aux Français.

E & C : Cela fait plusieurs années que vous travaillez sur l'une des grandes peurs sociales de ce début de siècle, la peur du déclassement. De quoi s'agit-il au juste ?

Eric Maurin : J'entends par déclassement les ruptures majeures dans les trajectoires des individus et des familles. Il peut s'agir d'une perte d'emploi stable, par exemple, mais également d'un décrochage scolaire. Dans une société comme la nôtre, fondée sur les statuts, ces pertes sont extrêmement difficiles à remonter. Elles entraînent, bien souvent, un basculement irréversible dans l'histoire des personnes concernées. Même si elles sont finalement peu fréquentes, ces ruptures diffusent une peur très profonde dans toute la société. De fait, la peur dépend moins de la fréquence avec laquelle la déchéance peut survenir que de l'ampleur qui peut être la sienne ; or, cette ampleur n'est nulle part aussi grande qu'en France. Ici, la peur concerne aussi bien les véritables exclus du système social que les classes moyennes et supérieures, celles qui ont le plus à perdre.

E & C : En quoi ce phénomène est-il corrélé à la crise économique ?

E. M. : En période de crise, l'actualité se focalise sur les sites industriels en difficulté et sur les restructurations les plus spectaculaires. En réalité, les enquêtes montrent que les salariés à statut restent, dans leur immense majorité, à l'abri de ces drames, même en période de récession. Les premières victimes des crises ne sont pas les personnes qui ont déjà un contrat stable, mais les précaires, celles qui sont sans protection. Pour elles, les embauches s'arrêtent, les CDD ne sont plus renouvelés et le chômage s'allonge comme nulle part ailleurs dans le monde. Pendant ces périodes, les inégalités se creusent dramatiquement entre ceux qui ont déjà un emploi et les autres. De même, le diplôme n'est jamais aussi protecteur qu'en temps de crise. Les inégalités entre ceux qui en possèdent un et les autres s'approfondissent à toutes les étapes de la carrière. Au moment des récessions, la fréquence des déclassements des personnes ayant un statut reste relativement faible, mais, en revanche, l'enjeu d'une éventuelle perte de statut devient plus dramatique, renforçant l'angoisse dans toute la société.

E & C : Quel danger réel se cache derrière cette peur ?

E. M. : Les conséquences sociales de cette crainte sont très profondes. Tant à l'école que dans l'entreprise, le spectre du déclassement stresse et mobilise tout le monde. Un véritable cercle vicieux se met en place, où l'anxiété induit des stratégies individuelles et des politiques publiques qui alimentent et entretiennent la peur de tous. Depuis quarante ans, gouvernements, syndicats et entreprises ont fait le choix de défendre d'abord ceux qui sont déjà les plus protégés dans la société - salariés en CDI, fonctionnaires -, au détriment, finalement, des plus fragiles, les précaires et les jeunes. Le fossé entre les premiers et les seconds n'a jamais été aussi profond qu'aujourd'hui et, par conséquent, la peur de chuter jamais aussi forte, y compris dans les classes moyennes et supérieures. La peur du déclassement entraîne, également, de profondes modifications dans la logique des choix de carrière au sortir de l'école. L'exemple de la crise de 1993 est, à cet égard, parlant, puisqu'il s'agit de la première crise ayant affecté l'économie après la massification de la scolarisation secondaire et universitaire. Avant cette date, les salariés diplômés faisaient le choix d'une carrière dans le secteur privé. Après, les flux s'équilibrent entre public et privé, et bon nombre de personnes très diplômées échangent en fait leur diplôme contre, non pas de la rémunération, mais de la protection, en choisissant le statut de fonctionnaire. Aujourd'hui, ces personnes surdiplômées, qui ont déjà l'impression d'avoir fait des sacrifices en termes de rémunération, ne sont pas du tout disposées à accepter les politiques de rigueur visant à diminuer leur nombre et à rogner leurs statuts. La crise des années 1930 avait déjà montré que les fonctionnaires, tout en étant certainement la catégorie de la population qui se sortait le mieux d'une conjoncture difficile, étaient, en même temps, la catégorie qui se sentait la plus injustement traitée par le pouvoir et le reste de la société.

E & C : Quelles sont les solutions en termes de formation, d'emploi et de protection sociale ?

E. M. : Il paraît difficile de revenir sur les avantages de la population protégée aujourd'hui par un statut, cela serait une injustice. Pour l'avenir, il semble, en revanche, prioritaire de renforcer la protection des plus vulnérables. Cela seul pourra limiter la peur du déclassement. Il faut relier la protection sociale à la personne plutôt qu'à l'emploi, cela seulement peut diminuer la peur du chômage. Dans les pays scandinaves, où le chômage est mieux indemnisé et plus longtemps, l'anxiété face à l'avenir semble largement moindre qu'en France. Au-delà des difficultés techniques de mise en place, le principal obstacle à l'acclimatation de la flexicurité scandinave en France semble de nature idéologique. Comme l'a bien montré Philippe d'Iribarne*, la société française reste très marquée par une logique élitiste, héritée de l'Ancien Régime. Une idée aussi anodine qu'une dotation scolaire susceptible d'offrir une seconde chance de formation aux élèves décrocheurs, par exemple, heurte notre idéologie de front. Pour beaucoup, et notamment pour tous les anciens «bons élèves», l'école ne peut pas être ramenée à une institution délivrant des compétences, elle doit rester une institution d'élévation et de sélection. La flexicurité reste «à vendre» aux Français.

* Ses travaux consistent à passer plusieurs mois dans des entreprises étrangères afin d'analyser l'adéquation entre l'économie des entreprises et la culture des individus.

PARCOURS

• Eric Maurin, polytechnicien, est professeur à l'Ecole d'économie de Paris (EEP) et directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), après avoir été administrateur de l'Insee.

• Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, dont Le ghetto français, enquête sur le séparatisme social (Le Seuil, 2004). Il vient de publier La peur du déclassement (Seuil).

LECTURES

L'étrange défaite, Marc Bloch, Gallimard, 1990.

L'étrangeté française, Philippe d'Iribarne, Seuil, 2006.

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