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« La crise actuelle pose la question du partage de la valeur ajoutée »

Enjeux | Plus loin avec | publié le : 15.09.2009 |

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« La crise actuelle pose la question du partage de la valeur ajoutée »

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On assiste actuellement à un transfert des rémunérations vers les secteurs les moins productifs, qui repose la question du rapport entre production de richesse et salaire. Le secteur de la finance, notamment, semble bénéficier de cette mutation qui compromet la stabilité du système capitaliste.

E & C : La productivité du travail en France est réputée bonne, mais son évolution, en revanche, vous semble problématique. Pourquoi ?

Philippe Askenazy : La productivité horaire du travail en France est effectivement parmi les plus élevées au monde. Elle est comparable à celle des Etats-Unis, pourtant technologiquement plus avancés. Cependant, cette vision de la performance française reste statique, car les progrès de productivité tendent à stagner aux alentours de 1 % par an contre 2 % dans les années 1970-1980. On assiste donc à une érosion par rapport à ce que l'on observe outre-Atlantique. Ce phénomène questionne le choix de la France de développer les emplois à faible valeur ajoutée en privilégiant leur nombre plutôt que la croissance. Tout se passe comme si, à force de se focaliser sur la question du chômage, notre pays avait abouti à déprimer la croissance.

E & C : Quels sont les paradoxes de la productivité française et quels en sont les risques ?

P. A. : Si l'on regarde la situation microéconomique française depuis les années 1990, il semble que l'on assiste à une augmentation des inégalités de répartition entre, d'une part, le secteur de la finance, où les rémunérations explosent et, d'autre part, de nombreux autres secteurs. Dans ces derniers, on ne voit pas les salaires progresser, en dépit des efforts fournis en termes de productivité du fait de changements organisationnels et de l'intensification du travail. Les secteurs qui tirent l'économie vers le haut comme, par exemple, celui du commerce, ne sont paradoxalement pas ceux qui bénéficient le plus de la croissance. On assiste, de fait, à une redistribution de la richesse créée en faveur du secteur de la finance, c'est-à-dire à un transfert de richesse de ceux qui travaillent le plus vers la finance, ou, pour le dire autrement, à une captation par ce secteur de la valeur produite par le travail sans justification économique réelle. Cette situation, présente aussi bien en Europe qu'aux Etats-Unis, est lourde de menaces pour la croissance future, dans la mesure où une partie du salariat n'a plus les moyens de consommer à hauteur des standards nationaux, sauf à s'endetter. C'est ce qui s'est passé aux Etats-Unis quand, du fait d'une régression des salaires dans certains secteurs, une partie des travailleurs pauvres ont dû s'endetter pour se loger, entraînant la crise financière que l'on sait. Cette situation «systémique» pose un problème de stabilité du capitalisme pour les années à venir.

E & C : Quelles sont les raisons de ce phénomène ?

P. A. : Plusieurs raisons sont à incriminer, dont la mondialisation et la désindustrialisation, qui tendent à gommer la référence à un étalon de valeur du travail. Avec la quasi-disparition des emplois non qualifiés dans le secteur industriel, c'est, en effet, l'idée d'un salaire économique minimal qui disparaît, et, avec elle, l'idée d'un référentiel des salaires. Le travail ouvrier, qui servait de base, est, aujourd'hui, tiré vers le bas par les salaires pratiqués dans les pays où le coût de la main-d'oeuvre est dérisoire. Ce phénomène a, bien sûr, été aggravé par la désyndicalisation et la régression de l'action collective des salariés en faveur du pouvoir d'achat.

La loi de l'offre et de la demande ne permet plus une rétribution en fonction de la richesse produite. Aujourd'hui, deux cas de figure existent. A l'extrémité inférieure de l'échelle des salaires, tend à prévaloir un salaire fixé par le jeu de la régulation sociale plutôt que par la loi du marché ; à l'extrémité supérieure, prévaut un système dont le référentiel est la star payée en fonction de son aura narcissique plus que pour sa participation à la création de valeur ajoutée. C'est le cas, notamment, des Pdg ou de certains acteurs du secteur de la finance, qui exigent des rémunérations de vedettes sous prétexte que d'autres vedettes, ailleurs - et notamment aux Etats-Unis -, sont mieux rétribuées. Dans les deux cas, apparaît une déconnexion des grilles salariales et des performances, avec un danger de déséquilibre des mécaniques économiques au plan de la consommation qui, pourtant, alimente la croissance.

La crise actuelle n'est pas seulement financière, c'est aussi une crise des rémunérations, qui pose la question de la valeur travail et du partage de la valeur ajoutée, non seulement entre le capital et le travail, mais également entre les travailleurs eux-mêmes. Toutefois, il semble qu'on assiste à un mouvement international dans le sens d'une fixation d'un salaire minimum, notamment outre-Atlantique, depuis la domination des démocrates. Cela laisse espérer que l'émergence de nouvelles normes sociales puisse venir au secours des défaillances de l'économie de marché.

E & C : Dans ce contexte, que pensez-vous des bonus servis par les banques à leurs traders, qui font aujourd'hui débat dans l'opinion publique ?

P. A. : La mise en place d'un système de bonus-malus qui tiendrait compte des résultats de l'activité des traders dans la durée me paraît illusoire dans le cas d'une profession où le turn-over est rapide et important. Par ailleurs, l'argument qui consiste à ne pas plafonner les bonus par crainte de faire fuir les compétences à l'étranger est fallacieux, car rares sont les traders ayant vraiment une carrière internationale. Le star système n'est potentiellement qu'un leurre qui repose sur l'idée fausse que certains sont nécessaires à leur poste, ce qui est loin d'être prouvé. De fait, la piste d'une limitation de ces rémunérations pour retrouver plus d'équité dans la répartition générale des salaires n'est pas à négliger.

PARCOURS

• Philippe Askenazy est économiste du travail, directeur de recherche au CNRS, docteur de l'EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales).

• Il participe au mouvement La République des idées, lieu de production et d'échange d'idées neuves en Europe et dans le monde. Il est également chroniqueur pour Le Monde.

• Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, dont, Les désordres du travail : enquête sur le nouveau productivisme (Seuil, 2004), qui a reçu le prix du livre d'économie du Sénat. Il a dirigé, avec Daniel Cohen, l'ouvrage collectif 27 questions d'économie contemporaine (Albin Michel, 2008).

LECTURES

Travailler sans les autres ?, Danielle Linhart, Le Seuil, Paris, 2009.

Low Wage Work in the Wealthy World, Jérôme Gautié and John Schmitt (editors), Russell Sage Foundation, New York, 2009.