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« Sans éthique professionnelle, l'entreprise est en danger »

Enjeux | Plus loin avec | publié le : 30.06.2009 |

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« Sans éthique professionnelle, l'entreprise est en danger »

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Parce qu'elle n'est plus portée par le collectif de travail, l'éthique professionnelle se dégrade. La crise peut être l'occasion de la restaurer, les entreprises ne pouvant s'en passer sans risque. Et les chartes éthiques sont impuissantes à la remplacer.

E & C : Codes déontologiques, chartes éthiques, responsabilité sociale des entreprises : quel sens donner au développement des démarches éthiques dans les entreprises ?

Anne Salmon : Lorsque cette thématique de l'éthique a émergé, dans les années 1990, elle s'inscrivait dans une communication commerciale et séductrice. Puis, elle s'est institutionnalisée et s'est développée de manière systématique à travers des textes de plus en plus formalisés : codes, chartes, etc. Ce qui pouvait apparaître comme un phénomène de mode s'est révélé durable. La raison ? Le discours éthique répond à des besoins de justification, de mobilisation des salariés dans une période de dissociation des moyens économiques et des finalités sociales et humaines. Le capitalisme n'est plus tenu par l'idéologie du progrès, très forte pendant les Trente Glorieuses. C'est au moment où les entreprises externalisent les problèmes sociaux, abandonnent le modèle intégrateur du capitalisme industriel et se focalisent sur la rentabilité à court terme qu'elles produisent ce discours éthique.

E & C : Les salariés sont-ils convaincus par les chartes éthiques ?

A. S. : Non, parce qu'ils perçoivent ces discours comme des outils managériaux qui instrumentalisent les valeurs. Or, l'éthique ne peut pas être au service d'autres fins qu'elle-même. L'éthique au service d'une rentabilité financière dévalue l'éthique.

Par ailleurs, une éthique qui vient d'en haut, et n'est plus portée par le collectif perd de sa force. Lorsque les entreprises fonctionnaient encore selon un modèle intégrateur, le collectif de travail constituait un creuset pour elle. L'inculcation des valeurs se faisait dans ce tissu social, par les pairs, par les anciens, par la hiérarchie de proximité, parfois même par les syndicats. Face à la fragilisation des collectifs de travail, on assiste à une dégradation de l'éthique professionnelle. C'est d'ailleurs aussi pour compenser cette dégradation que les entreprises ont produit des chartes, des codes déontologiques. Ils sont censés régler les comportements, mais aussi apaiser la lutte de chacun contre chacun, engendrée par l'introduction du marché dans l'entreprise. Quand un service vend sa prestation à un autre service, que les rapports contractuels deviennent un mode de fonctionnement généralisé, cela produit forcément l'éclatement des formes de coopération traditionnelles.

E & C : Selon vous, seul le collectif de travail est capable de produire de l'éthique ?

A. S. : Tout à fait. La morale commence là où il y a un collectif vivant. Si l'on se trouve dans un collectif où l'on a envie de rester, où l'on se sent intégré, où l'on est mû à la fois par des affections, des tensions, des conflits, on est enclin à essayer de trouver avec les autres des formes de régulation. D'où, aussi, le désir d'éthique. A partir du moment où ce collectif éclate, où l'on se sent sur un siège éjectable, pourquoi chercherait-on des formes de compromis, des règles communes et partagées par le groupe ?

E & C : Quelles sont les conséquences, pour l'entreprise, de la dégradation de l'éthique professionnelle ?

A. S. : Si elle s'érode, autrement dit, si personne n'est sûr de la coopération de l'autre, les conséquences peuvent être dramatiques dans certains secteurs à risque (nucléaire, chimie). Si l'on ne croit plus au collectif pour émettre des propositions et des revendications, cela peut aboutir à des formes de désespoir ou même de violence individuelle allant parfois jusqu'au sabotage. Et ce d'autant que la déstabilisation des collectifs de travail affaiblit les collectifs de lutte.

Même en dehors de ces cas extrêmes, les conséquences peuvent être lourdes. Aujourd'hui, on travaille avec des tableaux de bord, des indicateurs, des règles techniques complexes et diversifiées qui permettent la traçabilité. Mais, comme il y a pléthore de tableaux de bord, le salarié, qui est en bout de course, choisit ce qu'il applique ou pas.

On peut donc se poser la question : qu'est-ce qui fait qu'on applique la règle ? La réponse est : l'éthique professionnelle. Quand elle dépérit, il n'y a plus de hiérarchie des valeurs, toutes les règles sont mises au même niveau, et c'est alors que les risques peuvent se révéler très importants.

E & C : Avec la crise financière, est apparue la nécessité de réguler, voire de moraliser le capitalisme. Est-ce aussi une occasion, pour les entreprises, de restaurer l'éthique professionnelle ? Et comment faire ?

A. S. : Sans vouloir généraliser, je constate une demande de réflexion, de la part de cadres dirigeants, sur les règles à trouver pour travailler dans un sens plus éthique. De même, les DRH se posent de plus en plus de questions sur les chartes et voient bien que quelque chose ne fonctionne pas. Mais restaurer l'éthique professionnelle suppose que les entreprises acceptent de ne pas tout maîtriser, laissent une certaine liberté et soient prêtes à ne pas tout rationaliser, notamment les échanges et les communications humaines. En déstabilisant les collectifs de travail, elles ont épuisé aussi les luttes collectives. Sont-elles prêtes à ranimer les contre-pouvoirs ?

PARCOURS

• Anne Salmon, titulaire d'un DEA de philosophie et docteur en sociologie, est professeure à l'université Paul-Verlaine de Metz, membre du laboratoire lorrain de sciences sociales (2L2S Erase).

• Elle est l'auteure de La Tentation éthique du capitalisme (La Découverte, 2007) et publiera, en septembre prochain, Moraliser le capitalisme ? (CNRS éditions). Elle mène actuellement une recherche importante sur l'éthique et les luttes sociales dans cinq entreprises de l'énergie.

SES LECTURES

La culture du nouveau capitalisme, Richard Senett, Hachette, coll. Pluriels, 2008.

Du mensonge à la violence, Hannah Arendt, Pocket, coll. Agora, 2002.

La lutte pour la reconnaissance, Axel Honneth, Le Cerf, 2000.