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« Les cadres se rebellent contre un management défaillant »

Enjeux | Plus loin avec | publié le : 02.06.2009 |

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« Les cadres se rebellent contre un management défaillant »

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La crise a fait émerger des conflits parfois violents, dont certains soutenus ou portés par des cadres. Leur contestation n'est pas idéologique, elle se nourrit du non-respect de leur travail et de leurs prérogatives par une direction trop éloignée du terrain.

E & C : Début avril, des salariés, dontdes cadres, de Faurecia ont retenu pendant cinq heures trois cadres dirigeants. Pour la première fois, la CFE-CGC défilait le 1er mai... Est-ce un changement de culture chez les cadres ?

David Courpasson : Ce sont des signes d'une mobilisation ouverte et publique. Voilà la nouveauté. Néanmoins, ces personnes à responsabilités managériales ou techniques, avec ou sans statut cadre, n'ont pas attendu cette crise économique pour exprimer leur contestation. Mon hypothèse est qu'ils ne seront pas forcément à l'origine de conflits sociaux, mais, en revanche, ils pourraient bien en prendre rapidement le leadership.

E & C : Quels sont les autres signes avant-coureurs d'un tel changement ?

D. C. : Nous avons observé certains signes, depuis une quinzaine d'années. Par exemple, au-delà du fameux «syndrome» de la maison d'hôtes des années 1990, qui n'est pas anodin, quantité de cadres partent de l'entreprise. Pour devenir propriétaire d'une vigne ou se lancer dans la recherche ou le conseil... Autant de styles de vie alternatifs qui sont loin d'être des cas isolés. Une sorte de ras-le-bol généralisé qui traverse aujourd'hui les générations.

E & C : Que traduit ce phénomène ?

D. C. : Il ne s'agit pas véritablement d'une révolte contre le système capitaliste, comme on peut l'observer dans d'autres catégories socioprofessionnelles, mais plutôt d'une contestation de fond du management contemporain : les politiques managériales obsédées de performance sont accusées, de plus en plus souvent, d'empêcher les cadres et autres professionnels d'effectuer correctement leur travail. Il s'agit donc de résistances fondées sur la volonté de préserver le travail bien fait, de conforter la qualité du système de production, de conserver une relation client de qualité...

La rébellion concrétise et rend visible le fait que le management pourrait bien être défaillant. Un cadre entre alors en contestation parce qu'il est soudain lassé de subir les ordres d'un superviseur désagréable et moins compétent, parce qu'il se sent blessé par une offre qui ne se refuse pas, mais qui le coince et lui donne le sentiment d'être manipulé, ou parce qu'il se voit refuser un minimum de respect. Les contestations trouvent leurs sources dans un refus éthique des contradictions permanentes dans lesquelles le management opère, dans l'absence de repères stables, crédibles, qui fassent sens, et, enfin, dans la difficulté qu'éprouve le cadre à situer et à conserver une identité qui lui soit propre.

De telles confrontations vont prendre de l'importance, tout simplement parce que les cadres se disent qu'il est de leur responsabilité d'alerter sur les dérives du tout-financier et sur les tournants pris, depuis quelques années, par les entreprises dans la recherche forcenée de profits. Alors oui, des conflits sociaux importants peuvent naître.

E & C : Quelles formes pourraient prendre ces conflits ?

D. C. : Tout dépendra de la réponse de certaines directions aux requêtes légitimes des cadres. Si elles font preuve d'une certaine écoute et tendent vers une coopération, alors il pourra y avoir des compromis. En revanche, si elles font la sourde oreille ou si leur réponse est de leur demander de réduire leur salaire « en attendant des jours meilleurs », on peut s'attendre à ce que certains passent à l'action de manière visible, ouverte et organisée. Et ce, d'ailleurs, en dehors de l'action syndicale proprement dite. Les contestations des cadres, de ce que l'on a déjà constaté, ne sont pas réductibles à des mouvements sociaux syndicalement ou politiquement encadrés ; aucun drapeau ne les identifie. Elles ne se réfèrent pas, non plus, à une idéologie anti-quelque chose. Néanmoins, il n'est pas recevable, pour nombre de cadres, que certains grands patrons demandent des efforts de solidarité à des personnes qui savent clairement que les difficultés de leur entreprise viennent, en partie, de choix managériaux contestables. En outre, de plus en plus de cadres se demandent comment ces dirigeants peuvent faire appel à la solidarité quand, à leur niveau, cette notion n'est pas appliquée. Ils sont nombreux à trouver de plus en plus de raisons de «basculer» dans la contestation, comme en témoignent les portraits et réactions collectés sur notre site (1).

E & C : Ces conflits opposeraient-ils des cadres à d'autres cadres ?

D. C. : Ce n'est pas une lutte des classes mais plutôt une lutte de professionnalités de cadres et de managers. D'un côté, il y a ceux en contact direct avec le produit et le client, comme les ingénieurs de production, les ingénieurs R & D, les commerciaux, et, de l'autre, ceux du siège, les cadres fonctionnels centraux, les «marketers», les contrôleurs, les auditeurs... Il y a, à l'évidence, une incompatibilité de visions, de logiques et d'objectifs entre ces groupes. On en revient, ainsi, à la controverse, très active aujourd'hui, sur la bonne façon de concevoir et de vendre un produit. Bref, de réaliser un travail. Lorsque, dans notre centre de recherche (2), nous recevons en entretien ces cadres, nous évoquons, bien sûr, les parachutes dorés et les retraites chapeaux. Mais, ce qui compte pour eux, ce qui développe le projet de rébellion, c'est le sentiment de ne pas être respecté dans leur travail et leurs prérogatives : maîtriser son temps, son environnement, sa performance, celle de son équipe ; d'être sans cesse contesté dans cette sphère. Des éléments oubliés par le management impersonnel et impitoyable de ces quinze dernières années.

(1) < www.jeresiste.com >, lancé il y a deux mois par le centre de recherche de l'EM Lyon, ce site donne la parole à ceux et celles en désaccord sur des pratiques et des décisions de leur univers professionnel.

(2) < http://events.em-lyon.com/oce/accueil/index.aspx >

PARCOURS

• David Courpasson est professeur de sociologie à EM Lyon Business School, et chercheur à OCE, centre de recherche de EM Lyon, spécialisé dans l'analyse politique et critique du management et des organisations.

• Il est aussi rédacteur en chef de la revue Organization Studies, et professeur visitant à Lancaster University (Grande-Bretagne).

• Il a coécrit, avec Jean-Claude Thoening, Quand les cadres se rebellent (Vuibert, 2008).

LECTURES

La faculté de l'inutile, Iouri Dombrovski, Albin Michel, 1988.

Le journal d'un fou, Nicolas Gogol (traduction Boris de Schloezer), Librio.

L'éducation sentimentale, Gustave Flaubert, Gallimard.

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