logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Enquête

Le grand malaise

Enquête | publié le : 07.04.2009 |

Image

Le grand malaise

Crédit photo

L'heure des bilans sonne douloureusement pour les quadragénaires. Beaucoup se sentent bloqués sur un palier de carrière, ignorés d'un management plus préoccupé des seniors et de la génération Y. Peu d'entreprises ont pris la mesure du désengagement de ces contributeurs solides, mais devenus méfiants vis-à-vis du management.

« Ce n'est pas comme ça que ma vie et ma carrière étaient censées se dérouler ; je ne sais pas combien de temps je pourrai encore tenir » : cette introspection inquiète pourrait être celle de nombreux salariés en milieu de carrière. A l'âge des bilans, ils sont à la fois préoccupés de l'avenir, démotivés, et parfois amers. Bref, touchés de plein fouet par la crise de la «middlescence».

Ce témoignage a été recueilli auprès d'un cadre du management intermédiaire, lors de la vaste enquête menée aux Etats-Unis par les consultants américains Robert Morison, Tamara Erickson et Ken Dychtwald, qui leur a permis de théoriser, en 2006 (1), ce concept de middlescence, crise de la moitié de vie, et de tracer les contours du malaise généralisé des salariés à mi-carrière.

En France comme outre-Atlantique, ces quadragénaires, piliers de leur entreprise, capables d'aligner des heures de travail à rallonge, se disent aussi de moins en moins passionnés par leur job, une bonne partie d'entre eux ont le sentiment d'être dans une impasse professionnelle. Ils sont à la fois guettés par l'ennui et le burn-out, ou épuisement au travail. Ils rêvent d'un autre destin.

Tentation du retrait

Quelques-uns consomment la rupture et s'essaient à une nouvelle carrière en solo, alimentant le «syndrome de la chambre d'hôte», ou encore choisissent de devenir consultants. Beaucoup d'autres cèdent à la «tentation du retrait», se contentant de ne réaliser que le travail prescrit, dans des postes qu'ils maîtrisent parfaitement, et devenant toujours plus défiants vis-à-vis du management de leur entreprise (2).

« Pour les quadragénaires, le vrai décrochage (par rapport aux autres populations, NDLR) réside dans la reconnaissance de leur investissement dans l'entreprise - 58 % la constatent, contre 69 % des trentenaires-, révélait, en mai 2008, une enquête Anact-TNS Sofres. Ils sont plus frustrés que la moyenne du manque d'impact de leur entretien annuel en termes de proposition d'évolution. » La Sofres constate, d'ailleurs, régulièrement, au gré d'autres enquêtes de ce type, que les quadragénaires constituent la catégorie la plus critique vis-à-vis de l'entreprise.

Le sentiment d'être sur la touche

A 42 ans, Laurent se pose justement des questions sur sa relation avec son employeur. Cadre dans une grande entreprise de l'audiovisuel, il a développé pour elle des jeux en ligne, à la tête d'une petite équipe de cinq personnes. Mais il a le sentiment que son heure est passée. « Aujourd'hui, le département parie sur des technologies pour lesquelles je n'ai pas reçu de formation, explique-t-il. Je n'ai pas changé de poste depuis six ans et j'ai l'impression d'être sur la touche. » Il commence à croire que le plus sage serait peut-être de négocier un départ.

Désengagement

Car, si les quadras ont les problèmes existentiels de leur âge - deuil de certaines ambitions professionnelles, fin de scolarité des enfants et dépendance des parents, notamment -, bien peu d'entreprises ont pris la mesure de leur désengagement. Au contraire, elles communiquent tous azimuts sur leur capacité à attirer et à intégrer les jeunes talents, à faire progresser les hauts potentiels - qui entrent dans les dispositifs dédiés vers 30-35 ans - et sur leurs efforts vis-à-vis des salariés seniors. Les quadras ? Ils se vivent comme des «ni-ni», contributeurs solides mais ignorés, passés aux oubliettes du management. « Nous nous sommes mobilisés sur les jeunes pour des raisons de pénurie de main-d'oeuvre, et sur les seniors, pour accompagner les évolutions réglementaires ; mais, pour l'instant, la question des quadragénaires n'est pas un sujet chez nous, reconnaît le DRH d'un groupe de construction. Pourtant, c'est une population sur laquelle nous avons investi en formation, à laquelle nous tenons, et qui est le moteur de l'entreprise. »

Fin de la progression verticale

Le palier de la mi-carrière semble difficile à aborder, autant pour les salariés que pour les DRH. La progression de carrière verticale vers des postes de direction a fini d'être un modèle classique, alors que les entreprises ne connaissent plus de phases de croissance de longue durée depuis les années 1980 et, qu'en outre, elles ont travaillé à réduire leurs niveaux hiérarchiques. Sans compter que, parmi la vaste classe d'âge des baby-boomers, les plus jeunes pourraient être contraints d'allonger leur carrière pour cause de réforme des retraites... et continuer, ainsi, à occuper les postes que lorgnent leurs cadets.

Mais il n'est pas simple d'imposer une nouvelle forme de mobilité interne fondée sur des évolutions transversales plutôt que verticales au sein de l'organisation. « Il est vrai que la difficulté à faire progresser les salariés experts de leur domaine peut générer des frustrations, explique Paule Viallon, DRH de Fives. Ils correspondent souvent à ce que nous appelons, dans notre matrice des profils d'évaluation, les «solides professionnels». Comment différencier et valoriser, par exemple, ceux qui, en R & D, maîtrisent une fonction depuis vingt ans, des jeunes qui n'ont pas cette expertise mais arrivent sur des postes comparables, si cette distinction ne s'attache pas à une évolution des responsabilités opérationnelles ? »

C'est toute la difficulté de la valorisation des fonctions expert. Depuis quelques années, certaines entreprises comme Thales, Danone, Solvay... mettent en oeuvre une double échelle de progression de carrière pour faire une place à ces salariés qui n'ont pas la vocation de manager, ou la possibilité de progresser verticalement dans l'organigramme. Des grilles de classification assurant des niveaux de rétribution évoluant à l'instar des fonctions managériales peuvent, ainsi, leur faire une place.

« Cette double échelle est fréquente dans les groupes d'origine américaine, mais aussi dans les grandes entreprises industrielles françaises, où l'on avait diagnostiqué les effets des départs à venir des quinquagénaires, le risque de perte d'expertise et la nécessité de fidéliser les experts quadras », indique Laurence Chou, qui dirige le département conseil en RH de Hewitt.

Améliorer la rétention des talents

« La mobilité interne transversale est aussi devenue un enjeu très important chez nos clients, confirme Patrick Levy-Waitz, patron du pôle accompagnement managérial d'Altedia (3). Ils portent un regard nouveau sur les experts, population dont on s'occupait peu jusqu'à présent. Il s'agit de trouver des correspondances entre les potentiels identifiés et des mobilités transversales. » Une ambition qui devrait être favorisée par le renouveau de la GPEC, « outil nécessaire mais non suffisant », prévient Patrick Levy-Waitz.

Plus largement, la rétention des talents, pourvu qu'elle ne soit pas considérée de façon exagérément élitiste (lire p. 30), pourrait contribuer à faire progresser la situation des quadras : elle figure comme une priorité réaffirmée par les DRH européens (dans l'enquête Hewitt, publiée le 25 mars, 34 % «veulent améliorer la rétention des talents à chaque niveau de l'organisation»), de même que l'amélioration de l'engagement des salariés (30 %) et le développement d'une «pépinière de leaders pour le futur» (38 %).

Problème : selon l'édition 2008 du baromètre «Choc démographique» de la Cegos, les outils de détection des talents restent classiques et sommaires (entretien d'évaluation, entretien professionnel). L'échec dans ce domaine proviendrait aussi d'un manque de sensibilisation et de formation des managers au rôle de détecteur de talents (dans 77 % des cas). En attendant, l'entreprise prend le risque de laisser les quadras d'aujourd'hui devenir des seniors démotivés... ou des auto-entrepreneurs aux ambitions mesurées...

(1) Managing Middelescence, dans Harvard Business Review, mars 2006, et Workforce Crisis : How to Beat the Coming Shortage of Skills And Talent, Harvard Business School Press, 2006.

(2) La tentation du retrait, Juliette Ghiulamila, L'Harmattan, 2007. Lire aussi Entreprise & Carrières n° 853 du 17 avril 2007

(3) Lire aussi : J'aime ma boîte, elle non plus (avec Yves Messarovitch), Hachette, 2006.

L'essentiel

1 Les quadragénaires sont les salariés les plus critiques vis-à-vis de leur entreprise. Hormis les dirigeants passés par la case hauts potentiels, la plupart des autres se sentent plafonner.

2 Les politiques RH ignorent les états d'âme de ces professionnels expérimentés qui arrivent à la «crise de mi-carrière» et se désengagent.

3 En identifiant des carrières d'expert pour les non-managers, en élargissant la politique des talents, en facilitant l'équilibre vie privée-vie professionnelle..., certaines entreprises les rassurent.

Comment ils ont raté l'ascenseur social

Les «Trente piteuses» ont ralenti la carrière des actuels quadragénaires. Et les déconvenues professionnelles en ont fait une génération plus prudente que la précédente, portée par trois décennies de croissance.

« Ils ont eu 30 ans au mauvais moment, au milieu de la crise des années 1990-1995, à l'âge où l'entreprise détecte habituellement ses hauts potentiels » : pour le professeur Jean-Marie Peretti (*), la génération des quadras actuels a joué de malchance avec la croissance. L'ascenseur social le plus rapide, celui qui conduit les trentenaires prometteurs vers le top management, après un parcours balisé de directions et de projets toujours plus ambitieux, s'arrête moins souvent lors des phases de contraction généralisée de l'économie, alors que les entreprises cherchent à maîtriser les coûts plutôt qu'à croître.

« Il y a bien eu des promotions de quadragénaires remplaçant des seniors, ces dernières années, y compris dans les fonctions RH, tempère Jean-Marie Peretti. Mais, statistiquement, cela reste faible. Cette génération n'a connu pendant sa vie professionnelle que des périodes d'expansion courtes avec des retours de manivelle rapides, comme avec l'essor des start-up, par exemple. »

«Insiders»

Résultat : une classe d'âge qui apparaît parfois un peu frileuse aux DRH, qui a tendance à ne plus accepter de prendre des risques, ce qui limite son potentiel d'évolution. Moins touchés que les jeunes par les formes flexibles d'emploi, et que les seniors par les départs massifs, ils sont des «insiders» qui ont appris à se protéger des aléas.

Génération sceptique

Du côté de l'entreprise, l'enjeu est de détecter des leaders dans cette population qui joue la prudence et finit par se montrer sceptique vis-à-vis des directions. « Nous manquons surtout de quadragénaires à potentiel, confirme sans ambage le DRH d'un groupe d'ingénierie. Ceux qui accepteront des postes de management, plus exposés, plus politiques ».

Le dernier baromètre européen des RH, de Hewitt, corrobore en partie ces propos, constatant que le développement du leadership reste l'une des grandes priorités des DRH. Il n'empêche, l'idée plus générale du déclassement entre générations, et en particulier entre celle du baby-boom et la suivante, victime des «Trente piteuses», popularisée, notamment, par le sociologue Louis Chauvel, est attestée par une vaste enquête de l'Insee en 2007. A l'approche de la quarantaine, les baby boomers les plus âgés (nés entre 1944 et 1948), avaient 2,1 fois plus de chances de grimper l'échelle sociale par rapport à leurs parents, que de descendre. Pour la génération née entre 1964 et 1968, toutes CSP confondues, le rapport est tombé à 1,4.

G. L. N.

(*) Il s'apprête à publier, à la fin de cette année, un ouvrage collectif sous le titre Tous leaders, dans lequel un chapitre est consacré au leadership des quadras.

Articles les plus lus