logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Enjeux

« Ce qui se joue avec la tenue de travail est de l'ordre de la reconnaissance »

Enjeux | Plus loin avec | publié le : 18.11.2008 |

Image

« Ce qui se joue avec la tenue de travail est de l'ordre de la reconnaissance »

Crédit photo

Le vêtement de travail peut être porteur de valeurs fortes d'adhésion ou de rejet, car il met en question l'identité sociale et professionnelle des travailleurs. Selon que l'entreprise qui fait endosser «l'uniforme» montre de la reconnaissance ou, au contraire, du mépris pour ses salariés.

E & C : Vous qualifiez le vêtement de travail de «seconde peau». Quel sens donnez-vous à cette métaphore ?

Ginette Francequin : L'expression m'a été soufflée par deux des personnes que j'ai interviewées. Cela m'a renvoyée au livre du psychanalyste Didier Anzieu, Le moi peau. Pour cet auteur, la peau est à la fois le lieu du corps à corps avec la mère auquel l'enfant doit progressivement renoncer, et la carapace que l'individu se forge pour affronter la vie sociale. Le vêtement participe de ces deux registres : l'intime et le social. Il articule le social et le psychologique : la personne, le personnage et le rôle. S'y nouent l'intime de l'identité et le regard des autres. On l'enfile donc avec fierté quand il semble valorisant ou avec honte quand on s'y sent mal à l'aise, ridicule ou stigmatisé.

Le vêtement civil est choisi par le sujet dans la gamme de ce que la mode, l'époque, l'âge, l'apparence physique, les moyens pécuniaires permettent de s'offrir. Le vêtement de travail est, le plus souvent, imposé avec, éventuellement, une petite latitude de choix entre plusieurs tenues comme, par exemple, la veste ou le pantalon pour les femmes dans certaines professions.

Vêtement contraint, la tenue de travail présente également un enjeu dans la problématique montante de l'hygiène et de la sécurité. Plus qu'une norme sociale, il se situe donc entre la règle et l'obligation. L'oublier ou y déroger peut donner lieu à des sanctions comme, notamment, le licenciement pour faute de cet employé qui prétendait travailler en bermuda. Mais cette dimension de contrainte avec lequel le salarié peut prendre plus ou moins de distance selon les cas recouvre des vécus différents. Tel policier, par exemple, est fier de porter un uniforme synonyme de prestige dans le regard des enfants qu'il croise. Tel autre, au contraire, n'arrive jamais à se sentir à l'aise en uniforme et se sent soulagé à partir du moment où il n'est plus obligé de le porter.

E & C : S'agit-il simplement de la valorisation sociale de certains métiers ?

G. F. : Oui, en partie. Comme on est socialement plus valorisé de se déclarer médecin ou avocat qu'éboueur, la blouse blanche ou la robe noire sont synonymes de statut social et valorisent la personne. Ces cas extrêmes ne permettent cependant pas de comprendre exactement la fonction d'affiliation du vêtement de travail.

Le bleu de travail, caractéristique du monde ouvrier, pouvait, il y a peu, être synonyme d'une telle fierté que certains se réservaient un bleu propre comme vêtement du dimanche. Dans ce cas, l'ouvrier était fier de sa condition, c'est-à-dire tout à la fois de son savoir-faire et de son utilité sociale. A contrario, certains jeunes d'aujourd'hui ont du mal à se glisser dans la combinaison qui fera d'eux l'ouvrier lambda d'une grande entreprise. Comme s'ils n'y gagnaient pas, en retour, une place suffisamment valorisante. Cette tendance à refuser la tenue de travail au nom du sempiternel jeans passe-partout n'est pas tant la peur d'une perte d'identité personnelle que celle d'une identité collective qui permet de se sentir membre d'une communauté de culture et de valeurs. Tout se passe comme si, au mépris des directions d'entreprise pour leurs salariés répondait la honte de porter la marque de l'entreprise. Quand les patrons délocalisent et licencient à tour de bras, quand on n'hésite plus à jeter le salarié au nom de la rentabilité, le travailleur ne tient pas à s'afficher comme appartenant ni à l'entreprise ni à ses métiers. Plus que de valeur sociale dans l'absolu, ce qui se joue avec la tenue de travail est de l'ordre de la reconnaissance. On reconnaît le salarié - voire son métier - à son habit, mais si celui-ci en vient à ne plus signifier la reconnaissance au sens d'estime de qui le porte, le revêtir devient difficilement conciliable avec l'estime de soi à la base de l'identité, y compris de l'identité professionnelle.

E & C : Quelles sont les conséquences pratiques pour l'entreprise ?

G. F. : La première caractéristique d'un vêtement de travail est sa praticité, bien sûr, et les stylistes y sont sensibles. Mais, au-delà de cet aspect, la qualité d'un vêtement de travail est un gage de reconnaissance à deux niveaux. Un vêtement seyant, bien ajusté, valorise le narcissisme de qui le porte. Mais la qualité du tissu et des finitions est aussi le gage de la valeur que l'on accorde au salarié. Un vêtement solide, qui dure longtemps, semble dire que l'on considère le salarié et que, quelque part, son emploi, comme son vêtement, est pérenne.

Au-delà de l'usage, le vêtement de travail signifie les places, les grades, la reconnaissance, et l'on aurait tort de négliger ces aspects au nom de considérations purement utilitaires. Ce ne sont pas seulement les clients ou les usagers d'un service ou d'une entreprise qui doivent pouvoir s'y repérer, mais le salarié lui-même, de telle sorte qu'il puisse adhérer à l'emploi qu'il occupe, que celui-ci fasse sens.

PARCOURS

• Ginette Francequin est docteur en psychologie. Depuis 2000, elle est maître de conférences à la chaire de psychologie du travail du Cnam. Elle est membre du Laboratoire de recherches Lise-UMR-CNRS et membre associée au Laboratoire de changement social (LCS).

• Elle est l'auteure de plusieurs ouvrages, dont, en collaboration avec Bertrand Bergier, La revanche scolaire (éd. Eres, 2006). Elle vient de publier Le vêtement de travail, une deuxième peau (éd. Erès).

LECTURES

La sociologie clinique, V. de Gaulejac, F. Hanique, P. Roche, Eres, 2007.

Avoir vingt ans à l'usine, H. Eckert, La Dispute, 2006.

La société de cour, N. Elias, Flammarion, 1985.