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« Comment mesurer le travail et sa valeur ? »

Enjeux | Plus loin avec | publié le : 14.10.2008 |

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« Comment mesurer le travail et sa valeur ? »

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La valorisation du travail est à l'honneur dans le discours politique. Mais, derrière la logique économique, se profile une éthique moralisatrice de l'effort qui rend incompréhensible le rapport du travail à la production de richesses.

E & C : Après l'ère du travailler moins, voici venue celle du travailler plus. Les Français s'y perdent. Quels sont les enjeux ?

François Vatin : Paradoxalement, il s'agit de la même logique. Le travail est pensé, dans les deux cas, comme une grandeur abstraite qu'on pourrait découper, répartir, multiplier, sans s'interroger sur le contenu même des activités ni sur ce qui fait leur caractère productif. Prenons, ainsi, l'exemple du lundi de Pentecôte travaillé. On raisonne comme si supprimer un jour férié allait mécaniquement augmenter le PIB de 1/365. On l'a vu aussi à propos de l'application des 35 heures. Qu'en est-il des pauses ? Des temps d'astreinte ? Du travail nomade ? Les chauffeurs routiers qui attendent qu'on décharge leur camion, est-ce du travail ou non ?

Il y a une analogie entre la formule «travailler plus pour gagner plus» et celle qui servait de soubassement aux 35 heures : «Travailler moins longtemps pour travailler plus nombreux», avec des problèmes similaires quand on doit appliquer le slogan. Le temps juridique de travail fournit un cadre social de régulation des relations de travail. Mais le travail lui-même ne se mesure pas forcément en temps. Cette représentation métrique bloque le débat.

E & C : Où se situe le problème ?

F. V. : Le problème est «comment mesurer le travail et sa valeur» ? «Travailler plus pour gagner plus» ou «travailler moins longtemps pour partager le travail» sont deux formules qui mettent en oeuvre la même représentation énergétique du travail, dans laquelle l'homme, à l'instar des forces de la nature, est producteur de force et de mouvement.

Les physiciens appellent «travail» le produit d'une force par une distance, comme, par exemple, quand on élève un fardeau d'un certain poids à une certaine hauteur. C'est par analogie avec le travail humain qu'ils ont élaboré cette grandeur. Inversement, à la fin du XIXe siècle, les physiologistes ont cherché à mesurer le travail industriel par homologie avec celui des machines. On a ainsi étudié énergétiquement le «rendement de la machine humaine». Cette conception, qui prévaut encore au début du XXe siècle chez Taylor, rend incompréhensible le travail dans un contexte d'automation. Comme le disait déjà Pierre Naville, sociologue du travail, au début des années 1960, « l'arrêt de la chaîne classique immobilise surtout des hommes, alors que l'arrêt de la ligne intégrée en mobilise » - pour entretenir le système et le remettre en route.

De même, dans la perspective énergétique, le travail intellectuel n'est compris que par analogie avec le travail physique. On parle, par exemple, de «charge mentale», comme si l'exigence cognitive était analogue au port d'une charge. Cette représentation du travail comme dépense d'énergie soutient également une conception idéologique et moralisatrice. Le travail n'est pas apprécié par rapport à son résultat, mais par rapport à l'effort fourni, à la peine. C'est l'ancienne éthique judéo-chrétienne, qui oblige l'homme à travailler à la sueur de son front. Dans cette perspective, remettre les chômeurs au travail permet non seulement de préserver leur employabilité, mais également d'assurer l'ordre social en répartissant de façon homogène l'obligation sociale de travail.

E & C : Que peut-on faire pour sortir de cette problématique idéologique ?

F. V. : Je ne crois pas qu'il convienne de séparer radicalement distribution de revenu et travail, comme le proposent les partisans du revenu inconditionnel, car le travail reste, aujourd'hui, le facteur déterminant de la socialisation et de l'identité. Mais le travail n'est socialisateur que parce qu'il est productif. C'est ce qu'oublient les dispositifs de «traitement social du chômage» en fournissant des pseudo-emplois, qui ne retiennent du travail que sa dimension socialisatrice et oublient sa finalité productive. Il faut donc penser simultanément la question du travail socialisateur et celle du travail producteur. Cela oblige à réfléchir aux modalités qui rendent le travail productif et à se débarrasser des vieilles représentations énergétistes. La production, en effet, n'est pas la sommation des quantités de travail mises en oeuvre, mais dépend également de l'organisation du système productif. C'est ainsi, par exemple, que le passage aux 35 heures a pu représenter pour certaines entreprises une opportunité de développement, dans la mesure où elle les a conduites à mieux rentabiliser leur outil de production. A contrario, on voit bien que la mise en pratique du «travailler plus pour gagner plus» n'a pas l'évidence qu'il y paraît. Il n'appartient pas au travailleur de simplement décider qu'il souhaite travailler plus si son employeur n'a pas de travail supplémentaire à lui demander. La force de ce slogan est qu'il a effectivement conduit à reposer la question du rapport entre travail et production. Mais il l'a fait en s'appuyant sur une vieille représentation du travail, tout à la fois énergétiste et moralisatrice, qu'il convient de dépasser pour traiter les enjeux présents.

PARCOURS

• François Vatin est enseignant-chercheur en sociologie à l'université Paris-10 Nanterre.

• Il est l'auteur de nombreux ouvrages, dont Le travail et ses valeurs, qui vient de paraître chez Albin Michel.

LECTURES

Le métier de prêtre, Céline Béraud, éditions de l'Atelier, 2006.

Basses oeuvres, une ethnologie du travail dans les égouts, Agnès Jeanjean, éditions du CTHS, 2006.