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« La logique de l'excellence se révèle destructrice »

Enjeux | Plus loin avec | publié le : 30.09.2008 |

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« La logique de l'excellence se révèle destructrice »

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La logique de la performance requise par l'entreprise est un piège pour l'individu, qu'elle conduit tout droit à l'échec. Ce système, où tout le monde participe à «la lutte des places», induit une violence coûteuse en termes humains - absentéisme, maladies, voire suicides. Il est urgent de revoir les standards qui le fondent.

E & C : Vous avez souvent dénoncé le piège de l'excellence pour les entreprises et les salariés. Pouvez-vous nous rappeler en quoi il consiste ?

Vincent de Gaulejac : En 1982, Tom Peters et Robert Waterman, consultants chez McKinsey, publiaient Le prix de l'excellence, un livre devenu rapidement un best-seller mondial. Ils y expliquaient comment développer la performance des entreprises en fondant le management sur l'autonomisation du salarié. Rendre le salarié responsable de ses réussites et de ses échecs est devenu, aujourd'hui, une antienne des directions d'entreprises, grandes et petites, tous secteurs confondus. Quelques années après, les auteurs avaient l'honnêteté de reconnaître que bon nombre d'entreprises ayant appliqué ce modèle étaient en difficulté ou n'existaient plus.

La logique à l'oeuvre, simple dans son principe, est particulièrement difficile à démonter dans les faits. L'imaginaire d'excellence mis en place par les entreprises encourage vivement les salariés à «surperformer» pour se sentir reconnus et appréciés. Le problème est que cette logique, apparemment gagnant-gagnant, conduit très vite le salarié à l'échec. Sa surperformance devient la règle et le moi, rapidement, n'est plus à la hauteur des exigences de l'idéal.

La rétribution au mérite est fondée sur la même logique perverse. Tout le monde est d'accord pour être payé de ses efforts et se hisser à la première place du mérite. Le seul problème, c'est que, par définition, la première place est unique, et la détenir suppose d'en exclure quelqu'un d'autre. Un système qui semble frappé au coin du bon sens se révèle donc destructeur et particulièrement difficile à contester. D'autant qu'il est devenu un standard quasi universel, appliqué aux entreprises privées comme à l'administration et même à l'Etat. Les organismes internationaux que sont le FMI, l'OCDE ou la Banque mondiale parlent d'une seule voix avec les grands cabinets de consultants pour affirmer que tous les aspects de l'économie mondiale doivent être gérés selon le diktat de la performance individuelle quantitativement évaluée.

E & C : Qui est responsable de cet état de fait ?

V. d. G. : Désigner un coupable est malheureusement trop facile. Personne n'est coupable à proprement parler. L'idéologie gestionnaire produit et légitime une forme de domination fondée sur un paradoxe difficile à dénoncer. La logique du «toujours plus» engendre une violence qui semble parfaitement «innocente». Ceux qui la mettent en oeuvre sont légitimés à le faire par la «guerre économique», tandis que ceux qui la subissent, dans une certaine mesure, la relaient aussi. Le patronat lui-même s'est laissé piéger par la logique gestionnaire et il n'est plus libre, maintenant, de ne pas se plier à la logique financière.

Tout le monde a certainement sa part de responsabilité. Les directions et le management, qui préconisent de faire toujours plus avec moins, mais, plus généralement, tout un chacun, puisque tout le monde participe à la lutte des places. La rémunération au mérite, les travailleurs sont pour. Tous veulent faire «au mieux», alors que le «mieux» des uns conduit au «moins» des autres jusqu'à leur élimination. Il y a une abstraction des causes, quand bien même les effets sont tangibles. Cela explique à la fois le sentiment diffus de harcèlement et l'impression d'impuissance face à ce processus. D'où la logique du chacun pour soi adoptée par les individus, qui ne voient pas d'autre solution que de tirer leur épingle du jeu.

E & C : Comment sortir du paradoxe ?

V. d. G. : La violence induite par le système et ses dommages collatéraux en termes d'absentéisme, de maladies professionnelles, de dépression, voire de suicides, exige de se mobiliser pour trouver malgré tout une issue. Le fait que le système conduise à un paradoxe oblige, pour s'en déprendre, à réfléchir sur ses conditions d'existence.

Ici, la réflexion est action. C'est l'analyse qui permet de se dégager d'un système qui rend les uns impuissants et les autres malades. Et ce, à condition qu'elle soit menée avec les intéressés eux-mêmes. La question de l'emploi a relégué au second plan celle du travail, qu'il est indispensable de remettre sur le devant de la scène.

Plusieurs constats s'imposent : la nécessité de reconstruire la dimension collective - espace, réunions, temps... -, c'est-à-dire de prendre acte du fait que la performance collective n'est pas la somme des performances individuelles, mais plutôt le fruit de la dynamique collective. Mais aussi la nécessité de revoir la philosophie des ressources humaines elle-même, qui semble trop souvent considérer l'individu comme un simple moyen au service de l'entreprise.

La réhabilitation de l'individu, sujet coopérant avec l'organisation pour trouver des solutions aux problèmes, s'impose donc. De même, il semble urgent de redéfinir le management autour de la fonction de médiation organisationnelle, capable d'amortir les contradictions du système, plutôt que de continuer à focaliser les énergies des cadres sur des indicateurs quantitatifs de performance.

PARCOURS

• Vincent de Gaulejac est professeur de sociologie à Paris-7 Denis-Diderot. Il est l'un des principaux représentants français du courant de la sociologie clinique, une approche qui tente d'articuler les dimensions sociales et psychologiques à partir des histoires de vie.

• Il est l'auteur, entre autres, avec Nicole Aubert, du Coût de l'excellence (Seuil, 1991), de La Lutte des places, avec I. Taboada-Leonetti (Desclée de Brouwer, 1994), et de La société malade de la gestion (Seuil, 2005).

LECTURES

L'idéal au travail, Marie-Anne Dujarier, PUF, 2006.

Du ketchup dans les veines : pourquoi les employés adhèrent-ils à l'organisation chez McDonald's ?, Hélène Weber, Erès, 2005.

Le sens du travail. Chronique de la modernisation au guichet, Fabienne Hanique, Erès, 2004.