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« Les cadres vivent un éclatement identitaire »

Enjeux | Plus loin avec | publié le : 15.04.2008 |

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« Les cadres vivent un éclatement identitaire »

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Le modèle organisationnel qui a produit la catégorie des cadres n'existe plus. Expérimentant de nouveaux rapports au pouvoir, à leur carrière, à l'entreprise, aux autres, les cadres doivent se «bricoler» une nouvelle identité. Entre désinvestissement et tensions plus ou moins contenues.

E & C : Suicides, stress des cadres... Qu'est-ce qui a changé dans la perception qu'ils ont de leur place dans l'entreprise ?

Eric Roussel : Nous ne sommes plus dans un modèle taylorien, quand les cadres étaient bien visibles, savaient ce qu'ils avaient à faire, avec qui, mais aussi pour qui et pour quoi ils travaillaient. Aujourd'hui, leurs référents ont changé. Fusions, acquisitions, montages divers... Les contours de l'entreprise sont désormais flous et complexes. Ils s'interrogent : qui est, finalement, mon employeur, mon chef ?

En interne, la course vers toujours plus de flexibilité et d'adaptabilité - au moyen de l'individualisation de la relation salariale - conduit à effacer ce que les cadres pouvaient avoir en commun à l'étage taylorien de l'organisation. Rémunération, temps de travail, objectifs..., autant d'éléments qui atomisent les situations de travail. Il n'y a plus une communauté, mais un ensemble de particularités. A cela s'ajoute un double mouvement inverse de «cadrisation» des non-cadres et de relative «prolétarisation» des cadres. Ces éléments s'additionnent et brouillent la visibilité et la lisibilité que les cadres, mais aussi les autres salariés, ont de leur position. Tout cela produit un éclatement identitaire. Les cadres ont une perception confuse d'eux-mêmes et des autres. Du coup, il devient difficile de savoir ce qu'est un cadre, mais aussi de savoir comment se comporter en tant que cadre.

E & C : Leur malaise provient-il de ce brouillage ?

E. R. : Oui, mais aussi de paradoxes. Une analyse de la littérature managériale, réalisée par Luc Boltanski et Eve Chiapello, dans Le nouvel esprit du capitalisme*, observe que l'ensemble des mots ayant rapport au pouvoir, au conflit, à la lutte, à la domination ou à la subordination ont pratiquement disparu de la prose des années 1990. A la place, il est question de management et de coaching, d'adhésion et d'influence, de charisme. Quid du pouvoir, si l'on ne le nomme plus ? Le coach se substitue au manager, qui tend lui-même à remplacer le cadre. Pourtant, les uns et les autres sont toujours placés dans l'obligation de construire de toutes pièces de la cohérence au milieu d'un flot de décisions qui leur parviennent et qu'ils doivent faire appliquer ; le devoir de se faire obéir d'un collaborateur devenu, par la magie des nouveaux mots du management, un égal, n'étant pas la moindre de ces contradictions. On demande, en effet, aux cadres de manager par la persuasion et la proximité, de susciter un engagement commun quand ils ne sont plus autorisés à exercer leur autorité. Par ailleurs, ils doivent se donner entièrement, alors qu'ils savent aussi qu'ils sont interchangeables. Enfin, on exige d'eux qu'ils travaillent dans la coopération, alors que l'entreprise les met continuellement en concurrence. Autant d'injonctions paradoxales difficiles à vivre, mais avec lesquelles ils doivent pourtant composer...

E & C : Dès lors, comment se comportent-ils ?

E. R. : Nombre de leurs comportements dépendent du rapport qui existe entre leurs chances objectives d'ascension (ce qui leur arrive vraiment) et leurs chances subjectives (ce qui aurait dû, de façon idéale, leur arriver). Les cadres auront tendance à se désinvestir et à prendre leurs distances par rapport à leur travail lorsque l'écart s'accroît entre ces chances, en fait quand ce qui leur arrive réellement tend à s'éloigner de ce qui aurait dû leur arriver. En revanche, si les chances objectives et subjectives sont égales, les tensions resteront contenues. Cela ne veut pas dire qu'il n'y en a pas. Simplement, le cadre poursuit sa route en composant avec, en les contenant. Il s'en sortira s'il parvient à lire, dans le flou et le foisonnement des signes, les preuves de sa valeur. L'aptitude qui consiste à pouvoir supporter, dans le temps, l'incertain, ou plutôt l'assurance que rien n'est acquis, compte probablement parmi les dispositions les plus précieuses dans les conditions actuelles du monde du travail. Mais, vu la proportion de cadres aujourd'hui favorables aux 35 heures, ils sont nombreux à avoir revu à la baisse leurs chances d'ascension.

E & C : Quels sont les signes extérieurs dece désinvestissement ?

E. R. : Peut-être que le plus probant est leur inscription dans la syndicalisation. Pour nombre d'entre eux, parmi ceux que j'ai rencontrés, la syndicalisation porte la marque du deuil de leurs espoirs de carrière. Autrement dit, c'est un syndicalisme par défaut. S'il ne faut pas le sous-estimer, il ne faut pas, non plus, généraliser. Les cadres sont, aujourd'hui, proportionnellement, plus syndiqués que les ouvriers.

E & C : Qu'en est-il de leurs ambitions et de leur projet de carrière ?

E. R. : Sous l'ère taylorienne, les cadres formaient ce qu'on a appelé un salariat de confiance. Ils s'investissaient sans compter, dès lors que l'entreprise leur offrait une ascension possible et une sécurité de l'emploi. C'était une relation de don/contre-don bien particulière. Désormais, les termes de l'échange ne sont plus les mêmes. Il est, aujourd'hui, plus difficile de visualiser les chemins de carrière, sauf pour ceux que les services des ressources humaines ont rangés dans la catégorie - floue - des cadres à haut potentiel. Les risques de chômage, et de déclassement, ne les épargnent pas non plus. S'ils ne font pas partie des élus, ils chercheront, au gré des occasions, à construire par eux-mêmes leur destin professionnel, ailleurs que dans leur entreprise. L'attachement a cédé le pas à l'opportunisme. On est dans la recherche utilitariste d'expériences multiples en vue d'accroître le rendement des carrières. La vision de l'entreprise est alors réduite à un moyen au service de soi. Le cadre devient bricoleur de son identité, mais il ne maîtrise pas toutes les règles de ce bricolage, et n'en détient pas, non plus, nécessairement, le mode d'emploi.

* Gallimard, 1999.

Parcours

• Docteur en sociologie, Eric Roussel est formateur dans plusieurs établissements (Cnam, Cesi, CCI...). Ses cours portent, notamment, sur la sociologie du travail et des organisations, les relations professionnelles, mais aussi sur le management. Il est également chercheur au sein du laboratoire Lesma-Audencia Nantes.

• Il a publié Vies de cadres, vers un nouveau rapport au travail (Presses universitaires de Rennes, 2007). Il a rédigé une étude sur le travail des cadres au quotidien, Figures de cadres, dans le cadre d'une convention entre l'Ires et la CFE-CGC (2007).

Ses lectures

1984, George Orwell, Folio, Gallimard.

L'empire de la vérité, Pierre Legendre, Fayard, 1983.

Figures du pensable, les carrefours du labyrinthe, tome 6, Cornelius Castoriadis, Seuil, 1999.

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