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« La victimologie et la thérapeutique ont remplacé le combat social »

Enjeux | Plus loin avec | publié le : 18.03.2008 |

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« La victimologie et la thérapeutique ont remplacé le combat social »

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Les termes de «souffrance au travail» ou de «harcèlement» traduisent une psychologisation des conflits du travail. Elle renvoie les individus au statut de victime ou d'agresseur isolé, que le «thérapeute» ou la justice prend en charge. Alors qu'il faudrait revoir les déterminants objectifs de la dégradation des rapports de travail.

E & C : Pour quelle raison critiquez-vous le concept de harcèlement moral ?

Jean-Pierre Le Goff : Le livre de Marie-France Hirigoyen sur le harcèlement moral a connu, dès sa parution, en 1998, un succès qui en a rapidement fait un best seller. Le concept qu'elle y met en avant est devenu, en l'espace de quelques mois, l'un des thèmes favoris des médias, puis s'est invité au sein du débat politique, obligeant le législateur à l'insérer, en janvier 2002, dans son texte sur la modernisation sociale.

Il n'y a pas si longtemps, on parlait d'aliénation ou d'exploitation dans le travail. On invoque, désormais, plus volontiers, la «souffrance au travail» et le «harcèlement». Cette notion marque donc un changement de paradigme. Les restes de l'idée d'exploitation s'allient à la problématique thérapeutique et la défense des victimes prend le relais de la lutte des classes. La victimologie et la thérapeutique ont remplacé le combat social. L'ère est venue de la psychologisation des problèmes rencontrés dans le cadre professionnel, que le thérapeute est censé résoudre. Loin de moi l'idée d'occulter l'existence de situations d'injustice dans la sphère professionnelle, mais le livre de Marie-France Hirigoyen a joué le rôle de miroir grossissant d'un mal-être social sans qu'on prête grande attention à la problématique qu'il suppose et à ses conséquences possibles dans les rapports sociaux.

E & C : Quelle est cette problématique et quels en sont les présupposés ?

J.-P. L. G. : Au-delà du grand déballage émotionnel qu'il permet, le harcèlement moral porte effectivement témoignage d'une dégradation des rapports de travail. Les méthodes de management et l'injonction paradoxale d'autonomie qu'elles orchestrent ont contribué à déstabiliser tant les managers que les managés. Les fonctions d'encadrement, d'aide, le sens de la responsabilité se sont amenuisés à mesure qu'augmentaient le manque de temps des encadrants et le stress lié à l'obligation de performance immédiate. Là où le chef, indépendamment de ses qualités ou de ses défauts individuels, n'était pas tant un individu qu'un représentant d'un pouvoir qui le dépassait, il n'y a plus de chef du tout aujourd'hui, mais seulement des gestionnaires.

Le changement de vocabulaire en matière de ressources humaines, notamment, est très significatif. En quelques années, le «chef du personnel» est devenu un «directeur des ressources humaines». Par ailleurs, le sens du collectif tend à se perdre. La pression du chômage et l'intensification du travail érodent les temps et les espaces de libre sociabilité et de solidarité entre les salariés. Les nouveaux moyens de communication, pour leur part, individualisent les problématiques : on ne s'adresse plus au groupe mais à chaque individu en particulier. Au fil de ces changements structurels, au cours desquels les différents pouvoirs et institutions ont de plus en plus de mal à assumer leurs rôles de référence et de protection, c'est le rapport de l'individu aux autres qui a changé.

E & C : Comment faire évoluer cette situation ?

J.-P. L. G. : Les gens ne sont plus insérés et structurés dans une dimension collective et institutionnelle, mais livrés à eux-mêmes. Renvoyés à leur solitude. Les individus ont le plus grand mal à se construire et les passages à l'acte agressifs se multiplient. Dans le même temps, l'agressivité peut s'exercer sans limite contre l'autre, dépouillé de sa dimension sociale. Le patron ou le collègue sont réduits à des actes individuels, éventuellement malveillants, que la psychologie doit expliquer et dont les auteurs doivent rendre compte devant les tribunaux.

Le concept de harcèlement, supposé parer aux dysfonctionnements du système, participe, en fait, de ce qu'il dénonce en enfermant le débat social dans des questions psychologiques individuelles. Les relations de travail s'engluent dans l'impasse de demandes de réparations en cascades sans que soient considérées les conditions sociales dans lesquelles se jouent les rapports individuels. Dans cette logique, les conditions objectives de travail sont hors champ. Il ne s'agit pas de revenir sur l'aide aux victimes, mais de revoir les déterminants objectifs de cette dégradation des rapports de travail. Une logique managériale parachutée comme une exigence de gestion, indépendamment de la réalité de l'expérience collective vécue, ne peut que contribuer à la déshumanisation et à l'anomie, créant les conditions favorables à l'agressivité. Pour éviter les débordements individuels, le rôle du management est d'abord de fournir un cadre cohérent, de véritablement «encadrer». Ce qui ne peut être réalisé qu'en renonçant définitivement à l'idéal de performance totale de l'individu, qui n'est qu'un leurre.

Parcours

• Jean-Pierre Le Goff est sociologue, chercheur au laboratoire Georges-Friedmann (Paris-1-CNRS) et préside le club Politique Autrement, qui explore les conditions d'un renouveau de la démocratie dans les sociétés développées.

• Il est l'auteur de nombreux ouvrages, dont Le mythe de l'entreprise. Critique de l'idéologie managériale (1992 et 1995), Les illusions du management (1996 et 2000), parus aux éditions La Découverte. Il vient de publier La France morcelée (Gallimard-Folio), sur les nouvelles formes du conflit social.

Lectures

Clemenceau, Michel Winock, Perrin, 2007.

La petite fille et la cigarette, Benoît Duteurtre, Gallimard-Folio, 2005 et 2007.