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« L'hétérogénéité identitaire des seniors doit être prise en compte »

Enjeux | Plus loin avec | publié le : 26.02.2008 |

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« L'hétérogénéité identitaire des seniors doit être prise en compte »

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Les pratiques RH actuelles sont inadaptées pour gérer l'allongement de la durée de vie professionnelle. Abandonner la logique de gestion par l'âge et s'interroger sur la trajectoire passée et future des salariés âgés serait plus constructif.

E & C : Selon vous, les mesures RH par les âges sont inadaptées pour gérer la fin de carrière des seniors. Pourquoi ?

Thomas Troadec : Les entreprises commettent souvent l'erreur de considérer l'âge comme une donnée biologique, en développant des systèmes de GRH propres à cette population, comme le tutorat en fin de carrière. Tout se passe comme si, à un âge donné correspondaient une motivation et un engagement différents. C'est faux ! Les temps sociaux et les rites de passage, qui associaient l'âge adulte au temps du travail et la vieillesse au temps du retraité, ont complètement éclaté. Contrairement aux idées reçues, les salariés les plus âgés sont loin d'être homogènes : on peut trouver six ou sept identités au sein de cette même classe d'âge ! Et chacune aura une perception différente du sens accordé à son travail, à la motivation et au changement. Le problème est que cette hétérogénéité identitaire n'est souvent pas vue, ou pas reconnue, dans les systèmes d'organisation et de management. Or, c'est cela qui produit de la démotivation chez les seniors, et non le fait qu'ils aient plus de 50 ans !

E & C : Pour quelle raison préconisez-vous de revenir au vécu du salarié plutôt que de s'attacher à ses compétences ?

T. T. : On peut effectivement se demander en quoi consiste aujourd'hui la compétence : est-ce un individu qui sait ou quelqu'un qui s'adapte à une situation inédite et aléatoire et trouve des solutions pour gérer les dysfonctionnements ? Ce serait plutôt la seconde voie. Avec des organisations en mouvement perpétuel, c'est cette fameuse compétence comportementale qui prime, aujourd'hui, pour l'entreprise, plus que les savoir-faire techniques. Or, c'est précisément dans leur trajectoire antérieure que les salariés trouvent des repères qu'ils utilisent pour gérer une situation nouvelle de travail. Leur parcours et leur vécu professionnel sont des ancrages essentiels, à tel point que lorsque l'entreprise ne veut pas reconnaître qu'ils ont une histoire, ils vont mythifier leur passé, même s'il n'était pas mieux !

E & C : Quels sont les moyens de reconnaissance ?

T. T. : Créer des entretiens de mi-carrière, comme l'ont fait certaines banques, est une démarche intéressante. Parce que ce bilan fait le lien avec le passé du senior et permet d'étudier les possibilités offertes en seconde partie de carrière. C'est aussi un moyen de reconnaître que son passé est riche, et qu'il peut en profiter dans une situation à venir. Toutefois, il ne faudrait pas se contenter de ce seul bilan : il faut en faire une symbolique forte, créer des espaces de négociation et de contractualisation réguliers avec les salariés, y compris les plus âgés. On peut imaginer, tous les cinq ans, créer un espace de débat réunissant le manager, le DRH ou le gestionnaire de carrière, et le salarié. Ces moments permettront de s'interroger sur les métiers dans lesquels les seniors se trouveront le mieux, en fonction de leur trajectoire et de l'évolution de l'entreprise.

E & C : Pourquoi estimez-vous que des systèmes comme le tutorat ou le knowledge management sont finalement peu efficaces ?

T. T. : Il existe, en effet, cet autre problème : ces systèmes de gestion des âges sont très souvent introduits sans tenir compte des modalités d'apprentissage spécifiques. Par exemple, dans certains métiers d'expert assez complexes, la professionnalisation s'acquiert par l'expérience du travail, sur le tas, parfois même sans arriver à le verbaliser. Si le salarié a appris ainsi son métier, le knowledge management ou le tutorat seront inadaptés pour gérer la transmission des savoirs.

Enfin, il faut aussi tenir compte des valeurs : à tort, le tutorat est souvent perçu par les RH comme une façon de reconnaître les seniors, de valoriser l'importance de leur rôle. Or, cela peut produire l'effet inverse : le senior peut y voir un manque singulier de reconnaissance, parce que transmettre signifie qu'il n'a lui-même plus rien à apprendre, alors que la dynamique d'apprentissage soutenait sa motivation et son engagement !

E & C : Comment aborder la question des seniors ?

T. T. : Les DRH doivent revoir la notion même de professionnalisation. Qu'est-ce qui fait que l'on devient professionnel ? Quels sont les vecteurs, les modalités d'apprentissage et les processus sociaux qui génèrent du professionnalisme ? Tient-il de l'essence du travail, du collectif, de l'organisation ou de la catégorie du salarié ? C'est singulier et propre à chaque métier et à chaque organisation. Mais l'intérêt est qu'en comprenant comment on devient expert dans un métier, on ne se pose plus la question de savoir comment transmettre cette expertise à un autre, mais celle de savoir comment gérer le processus. Aujourd'hui, les DRH s'attachent à gérer la transmission des savoirs au lieu de s'interroger sur les processus qui fabriquent la professionnalisation. C'est une erreur ! Une mauvaise instrumentalisation de la transmission du savoir peut tuer tous les mécanismes qui permettent l'avènement de ce savoir-là. Au lieu d'investir dans des outils RH ultra-rationnels, il faut réinventer une approche empirique. C'est le seul moyen d'analyser et de comprendre l'univers de plus en plus complexe des métiers et des organisations du travail. C'est, finalement, la plus belle époque pour que la fonction ressources humaines se réinvente !

Parcours

• Thomas Troadec est sociologue au Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (Lise) du CNRS. Il est également directeur du Master de politiques et stratégies des RH à l'Institut catholique de Paris.

• Il est intervenu, entre autres, auprès du Conseil économique et social et du Comité d'orientation des retraites. Il apporte, aujourd'hui, son expertise à des entreprises publiques et privées.

• Parmi ses publications, il a coordonné, notamment, La face cachée des générations en entreprise, in Sociologies pratiques n° 12 (PUF, 2006).

Ses lectures

Forgé par l'épreuve : l'individu dans la France contemporaine, Danilo Martuccelli, éd. Armand Collin, 2006.

Les seniors dans l'entreprise, Jean-Marie Peretti, Eléonore Marbot, éd. Village Mondial, 2006.

L'âge de l'emploi. Les sociétés face à l'épreuve du vieillissement, Anne-Marie Guillemard, éd. Armand Colin, 2003.