Au technocentre de Renault, à Guyancourt (78), dans la «ruche», ou à la centrale nucléaire d'EDF à Chinon, les indicateurs de la souffrance au travail étaient depuis longtemps passés au rouge. Bien avant les suicides récents, les organisations syndicales et les médecins du travail de ces entreprises avaient mis en avant une intensification du travail et un isolement croissant des salariés. Selon le dernier baromètre de l'Anact (Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail), publié à l'occasion de la Semaine de la qualité de vie au travail, 49 % des salariés estiment que la solitude est génératrice de stress.

Si l'autonomie est parfois vécue comme positive, libérant les initiatives individuelles, elle laisse nombre de salariés seuls face aux décisions. Plus grave : les mécanismes de coopération, les stratégies d'entraide, le collègue référent sur lequel on pouvait s'appuyer en cas de coup dur, bref cette fameuse «ambiance» qui constituait le ciment du «boulot» disparaissent des organisations de travail.

« A l'exception de quelques secteurs d'activité comme le BTP, les salariés n'ont plus ce sentiment d'appartenir à une communauté de destins. Les liens sociaux se sont considérablement distendus », lance Pierre Labasse, consultant et président d'honneur de l'Association française de communication interne. « C'est un peu froid. L'ambiance n'est plus comme avant », avait confié Raymond, salarié du technocentre de Renault, à son épouse avant de se donner la mort.

Mais, cela touche désormais toutes les catégories professionnelles. Chez PSA Peugeot Citroën, à Charleville- Mézières et à Mulhouse, ce sont des ouvriers qui ont mis fin à leurs jours.

« L'abondance de données et d'indicateurs, cette tendance à faire de plus en plus de benchmarks, la généralisation du travail par objectifs, le raccourcissement des délais de réponse, la pénétration du professionnel dans la sphère privée sont le terreau de l'intensification des tâches. Regardez ce qui se passe actuellement dans l'administration avec l'application de la Lolf ! », soulève Yves Lasfargues, directeur de l'Observatoire des conditions de travail et de l'ergostressie.

Les outils d'évaluation de la performance, dont certains reposent sur des critères très discutables, peuvent, s'ils ne sont pas expliqués ou mal appliqués, avoir des conséquences dévastatrices sur des personnes fragiles. Surtout lorsqu'ils se combinent avec ce que le sociologue Jean-Pierre Le Goff nomme le « modèle de la performance sans faille » : « C'est le management par la performance sans défaut. Il est entretenu par toute une littérature managériale. Il faut être le meilleur tout le temps. Dans ce modèle, qui relève du fantasme, il peut y avoir une grave blessure narcissique en cas d'échec, car c'est l'ensemble de la personnalité qui est alors remise en cause. »

Pour l'auteur des Illusions du management , « des chefs sont odieux par inadvertance, car ils ont perdu le sens commun. Il faut humaniser le management et faire en sorte que les encadrants retrouvent le chemin du terrain ».

Ce «mal de travailler» a des effets sur la santé psychique des salariés. En Ile-de-France, les consultations hospitalières de pathologie professionnelle liée à la souffrance au travail ont été multipliées au minimum par cinq, au maximum par dix, selon les unités de soins, entre 2000 et 2005. A l'hôpital de Créteil, dans le Val-de-Marne, il faut patienter deux mois pour obtenir un rendez-vous.

Il est aussi frappant de remarquer que les dernières vagues de suicides sont intervenues dans des entreprises vivant une phase de transition. Nouvelle gouvernance et nouveau plan stratégique chez Renault, restructuration massive chez PSA, ouverture à la concurrence pour EDF..., autant de bouleversements qui n'ont peut-être pas été suffisamment accompagnés.

Mise en garde d'Yves Lasfargues : « Des changements tout aussi brutaux sont en train de s'opérer dans certains organismes sociaux et dans l'administration. » Illustration ? Le comité hygiène et sécurité (CHSM) du ministère de l'Agriculture vient d'engager la mise au point d'un guide de traitement et de prévention du stress et du harcèlement. L'enquête, réalisée par le CHSM entre fin 2004 et mi-2005 auprès de 4 900 agents de ce ministère, fait apparaître deux pistes de progrès : l'amélioration du management et celle de l'organisation du travail.