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Enquête

Le monde du travail en accusation

Enquête | publié le : 12.06.2007 | Jean-François Rio

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Le monde du travail en accusation

Crédit photo Jean-François Rio

Le suicide lié au travail est un phénomène largement méconnu. Quelle est sa réalité ? Pourquoi des salariés en arrivent-ils à ce point de non-retour ? Comment les entreprises doivent-elles gérer ces crises majeures ? Les derniers drames qui ont ébranlé Renault, EDF et PSA Peugeot Citroën contribueront-ils à briser le tabou ? Enquête...

Trois suicides en un mois ! C'est ce que vient de révéler la CGT de l'usine PSA Peugeot Citroën de Mulhouse, évoquant les décès de trois salariés survenus en mai. Ils font suite au suicide d'un ouvrier en mécanique de 51 ans, retrouvé pendu en avril dans un local technique du site alsacien. PSA après Renault, mais aussi EDF, Sodexho, Sanofi ou encore Carrefour, où un cadre a tenté de mettre fin à ses jours après un entretien d'évaluation... La question du suicide lié au travail s'est invitée ces derniers mois dans l'actualité. Une brusque mise en lumière qui s'explique, sans doute, parce que ces actes de désespoir ont impliqué des majors de l'industrie. En tout cas, ils ont suscité un émoi considérable tout en prenant de court les DRH concernées.

Sujet tabou

Acte intime par excellence, complexe à décrypter, le suicide est encore un sujet tabou. Avec environ 12 000 décès enregistrés chaque année, la France est pourtant un des pays industrialisés les plus touchés par ce fléau qui constitue la première cause de mortalité chez les jeunes. Depuis près de quinze ans, il y a plus de décès par suicide que par accident de la route ! Sans compter les tentatives, que certaines études évaluent à 150 000 par an.

Il est encore plus difficile de connaître le nombre de suicides liés au travail, qu'ils se produisent sur le lieu de l'activité professionnelle ou en dehors. Aucune étude officielle ne s'est lancée dans ce type de recherche. Seul Christian Larose (lire l'entretien p. 35), vice-président du Conseil économique et social (CES), ose le chiffre de 400 par an. Une comptabilité purement personnelle, qu'il tient de sa longue expérience de syndicaliste au sein de la fédération CGT du textile et d'une étude qu'il a menée dans le secteur industriel. Selon l'OMS, la France est toutefois le troisième pays, derrière l'Ukraine et les Etats-Unis, où les dépressions liées au travail sont les plus nombreuses.

Epuisement professionnel

Quant à l'association SOS Suicide Phénix, elle signale qu'une personne sur six contacte sa ligne d'écoute pour aborder un problème d'ordre professionnel. Les appelants ? Une majorité de fonctionnaires issus, notamment, de l'Education nationale. « On a de plus en plus de patients en état d'épuisement professionnel, qui viennent consulter tardivement, pour des raisons d'anxiété par rapport à leur travail », complète Olivier Drevon, vice-président de l'Union nationale des cliniques psychiatriques privées (UNCPSY).

Les actifs au coeur du problème

Si un premier pas dans la connaissance du sujet a été franchi, l'an dernier, avec la création, sous l'égide du ministère de la Santé, d'un Comité d'observation et de prévention du suicide, le psychiatre et professeur de médecine Michel Debout veut aller plus loin. Afin de comprendre et d'agir, il milite depuis de nombreuses années pour la mise sur pied d'un observatoire national sur les suicides. « Sachez qu'il y a, chaque année, 6 200 suicides chez les personnes âgées de 30 à 60 ans. Ce chiffre est constant depuis dix ans. En revanche, les cas de suicide ont baissé de 40 % chez les moins de 25 ans et de 15 % chez les plus de 65 ans. C'est à l'évidence la tranche d'âge constituée par les actifs qui est au coeur de la problématique. On ne peut donc pas nier le rapport entre suicide et travail. Seul problème : on ignore tout de ces 6 200 décès. »

Une chose est certaine, le phénomène du suicide au travail n'est pas nouveau. Selon une enquête de 2002, orchestrée par l'Inspection médicale régionale de Basse-Normandie en direction des médecins du travail, 55 d'entre eux (sur 190 sondés) relataient 107 cas de suicide ou tentative de suicide liés au travail au cours de la période 1997-2001.

Des causes évidentes

« Il y a cinq ans déjà, les médecins du travail signalaient qu'ils avaient été, un jour ou l'autre, confrontés à un suicide ou à une tentative de suicide de salarié sur le lieu du travail », confirme Dominique Chouanière, médecin épidémiologiste à l'INRS et responsable du projet transversal «stress». « En 1996, rappelle encore Michel Debout, qui préside aussi l'Union nationale pour la prévention du suicide (UNPS), nous avions organisé une journée de réflexion sur les suicides de policiers. Ce débat, qui avait suscité un large intérêt, s'est rapidement tari. Pourtant, le lien entre suicide et travail apparaît souvent comme une évidence même si la personne rencontre des difficultés personnelles qui jouent également un rôle important (rupture dans un couple, deuil, surendettement...) dans le passage à l'acte. »

Evolution des mentalités

Les plans de prévention élaborés par Renault et EDF (lire p. 27 et p. 30) marquent-ils pour autant la fin des non-dits ? Pour de nombreux experts, les entreprises ont longtemps pratiqué le déni même en cas de suicide sur le lieu de travail. Une attitude qui n'est pas complètement anodine puisque les sociétés ont tout intérêt à nier leur responsabilité pour ne pas avoir à verser des indemnités dues au titre des accidents du travail et maladies professionnelles (lire ci-contre).

« Les mentalités évoluent. Désormais, dans le monde du travail, on ose lever un coin du voile sur cette question. Pourquoi pas avant ? Je pense que, tout simplement, le sujet n'était pas mûr », analyse Philippe Arbouch, avocat spécialiste des addictions, coauteur du livre Les tabous dans l'entreprise.

La santé, priorité majeure

Version moins optimiste pour Eric Albert, directeur de l'Institut français d'action sur le stress (Ifas) ; pour lui, c'est parce que les Français développent un profond malaise au travail que le sujet du suicide au travail suscite soudainement un intérêt, agissant comme une sorte de caisse de résonance.

Autre piste creusée par Eric Albert : la santé au travail est devenue une priorité majeure dans la société : « Les salariés sont prêts à accepter beaucoup de leur employeur, à une seule exception : leur santé. Auparavant, un ouvrier acceptait de se blesser au boulot, aujourd'hui c'est inconcevable. Or, pour 80 % de la population active, la santé au travail relève des questions psychiques, dont la conséquence absolue est l'acte suicidaire. »

« Lorsque quelqu'un se donne la mort sur son lieu de travail, on ne peut considérer cela comme une circonstance fortuite. En faisant cela, il dénonce son environnement professionnel comme une cause majeure de son acte », observe Pierre Labasse, président d'honneur de l'Association française de communication interne (AFCI). Renault et EDF ont eu, à ce titre, le mérite de mettre les pieds dans le plat de leurs dysfonctionnements. Les questions relatives à la souffrance au travail, aux cadences, à l'exigence de productivité, aux modes de management, à l'isolement des salariés figurent en première ligne de leurs plans de prévention.

L'essentiel

1 Si la France enregistre chaque année 12 000 décès par suicide, il y aurait environ 400 suicides par an liés au travail.

2 Les drames récents qui se sont déroulés chez Renault, EDF, Peugeot Citroën ou encore Sodexho ont relancé le débat sur la souffrance au travail.

3 Refusant de nier la part du travail dans le suicide de leurs salariés, Renault et EDF ont annoncé des plans d'action pour éviter de nouveaux drames.

Suicide : un accident du travail ?

La CPAM des Hauts-de-Seine a reconnu comme accident du travail l'un des suicides de salariés du technocentre de Renault, à Guyancourt (78). Le 20 octobre dernier, Antonio, ingénieur en informatique, s'est jeté du 5e étage du bâtiment principal de la «ruche». Pour les avocats du défunt, cette reconnaissance d'un lien avec le travail est tout autant une victoire symbolique que financière puisqu'elle va améliorer l'indemnisation de la famille de la victime. Et faire grimper sensiblement le niveau de cotisation dû par le constructeur à la branche ATMP (accidents du travail et maladies professionnelles).

Faute inexcusable

Seconde étape pour les défenseurs de la famille d'Antonio : tenter de faire reconnaître la faute inexcusable de Renault, arguant du fait que cette entreprise n'a pas respecté son obligation d'assurer la protection de la santé physique et mentale de son collaborateur. Objectif : obtenir une majoration de la rente et la réparation d'autres préjudices.

Autre cas de suicide, autre décision. Toujours chez Renault, le suicide d'un salarié retrouvé noyé aux abords du technocentre n'a pas été reconnu comme accident du travail. Motif : il s'est donné la mort hors de son lieu de travail. En outre, l'heure du décès n'étant pas confirmée, le salarié a pu mettre fin à ses jours en dehors des horaires de travail. Une décision qui peut être encore contestée par la famille via la saisine du tribunal des affaires de sécurité sociale.

Sous l'autorité de l'employeur

« L'accident du travail étant celui qui est survenu par le fait ou à l'occasion du travail, la jurisprudence exige, en principe, qu'il survienne au temps et au lieu du travail, lorsque le salarié est sous l'autorité de l'employeur », rappelle Alice Fages, directrice des affaires sociales de l'ordre des experts-comptables.

Coup de théâtre : dans un arrêt datant du 22 février dernier, la Cour de cassation a admis qu'une tentative de suicide au domicile d'un salarié, pendant une période de suspension du contrat, soit qualifiée d'accident du travail. Une première qui donne des sueurs aux entreprises.

« Lorsque le suicide a lieu sur le lieu de travail, il y a une présomption d'accident du travail que l'employeur peut toutefois contester. Si le suicide ou la tentative de suicide a lieu hors du lieu de travail et que le salarié s'était plaint préalablement auprès de la médecine du travail de souffrance, de stress ou de harcèlement, le lien entre le suicide et l'accident du travail peut également être admis. Je crains une possible dérive en matière de requalification systématique de tentatives de suicide ou de suicides en accidents du travail. Pour l'employeur, il reste très difficile de prouver les déterminants personnels de l'acte suicidaire », souligne Alice Fages.

Au passage, l'arrêt du 22 février 2007 a aussi comme conséquence d'avoir élargi la notion de faute inexcusable à la santé mentale puisque la personne en question souffrait de dépression.

Auteur

  • Jean-François Rio