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Les «working rich», une nouvelle catégorie de salariés

Demain | Aller plus loin avec | publié le : 12.06.2007 | Pauline Rabilloux

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Les «working rich», une nouvelle catégorie de salariés

Crédit photo Pauline Rabilloux

L'apparition d'une nouvelle catégorie de salariés, les «travailleurs riches», qui perçoivent de très hauts salaires, a modifié les contours du capitalisme. Ces nouveaux travailleurs réorganisent à leur profit, dans l'entreprise, les relations entre capital et travail.

E & C : On connaissait les «travailleurs pauvres». Aujourd'hui, vous créez le terme de «travailleurs riches». Pouvez-vous expliquer ce concept ?

Olivier Godechot : On a longtemps cru à la baisse tendancielle des inégalités de revenus. Or, il est évident que celles-ci se creusent nettement dans les pays anglo-saxons : Etats-Unis, Canada et Royaume-Uni.

A l'opposé de la catégorie des «working poor», dont le travail ne suffit pas à payer les besoins, on peut parler d'une catégorie de «working rich». Ces derniers sont riches par leur travail, alors que, traditionnellement, les revenus du capital et des biens immobiliers constituaient la source principale de la richesse.

En France, selon l'Insee, les inégalités restent stables. Mais l'Institut ne les examine pas de manière approfondie au plus haut niveau de la hiérarchie des salaires. Or, tout indique que ces inégalités s'accroissent. Entre 2002 et 2005, les rémunérations des patrons du CAC 40 (hors stock-options) augmentaient de 7 % par an en euros constants. Mais le phénomène concerne également des niveaux hiérarchiques inférieurs, dans les grandes banques notamment. Cette catégorie de «working rich» exprime deux faits : d'une part, certaines personnes (comme les dirigeants salariés des entreprises) disposent de revenus du travail tels qu'ils font partie des classes les plus riches ; d'autre part, les revenus des classes les plus riches sont, aujourd'hui, composés en grande partie de revenus salariaux.

E & C : Comment expliquez-vous cette évolution rapide ?

O. G. : L'explication libérale consiste à dire que cette échappée par le haut de certains salaires serait liée à la qualité et à la rareté des compétences des intéressés. C'est l'explication que se plaisent à fournir les intéressés eux-mêmes. Celle-ci ne permet cependant pas de comprendre le décrochage entre les très hauts salaires et les hauts salaires tout aussi liés que les précédents à des compétences pointues et rares, mais qui, eux, n'ont pas tendance à augmenter. En quoi un ingénieur dans le domaine de la finance, par exemple, serait-il plus compétent, ou plus intelligent, qu'un ingénieur dans le domaine du nucléaire ou de la recherche médicale ?

La figure historique du «salarié riche» est, depuis les années 1980, celle du golden boy. Mais, au-delà de cette catégorie, ce qui est en jeu est la reconfiguration des inégalités dans les sociétés post-fordistes. Le rapport capital-travail y perd de sa centralité en raison de la fragmentation plus grande du salariat et de la montée en puissance des classes supérieures, parfois désignées comme «classes créatives», mais qui sont surtout des classes qui ont su prendre le pouvoir dans l'entreprise. Le monde de la finance représente la partie la plus visible du phénomène. On assiste, toutes proportions gardées, au même phénomène dans le monde de la publicité, du conseil ou des avocats d'affaires.

E & C : Quel est le sens de ce changement ?

O. G. : Il me semble que ce sont les frontières mêmes de la firme qui sont, là, remises en cause. Leur rapport à la clientèle, les intérêts énormes en jeu et leur connaissance pointue des outils permettent à certains salariés de capitaliser, pour eux-mêmes, le fruit d'un investissement multiforme et collectif. Les nouveaux rapports de travail subvertissent alors ceux plus classiques, où la distinction entre moyens de production et forces productives dessinait des frontières claires entre ce qui appartenait aux actionnaires et ce qui était redistribué sous forme de prix du travail. Le salarié devient alors un entrepreneur interne qui joue solo, tout en étant capable d'imposer éventuellement à son patron, à un moment stratégique, la défection d'équipes entières si ses exigences ne sont pas satisfaites.

Par le jeu de mécanismes de pouvoir, une petite frange de salariés est alors non seulement en position de faire main basse sur une partie des bénéfices du capital, mais encore d'imposer aux autres travailleurs un partage de la masse salariale révisé à son profit. Cette subversion du capitalisme ne le détruit pas pour autant, mais le renouvelle à la marge : le golden boy d'hier, qui accède à la fortune comme salarié, est susceptible de devenir le patron capitaliste de l'entreprise qu'il créera le lendemain. Dans l'univers mondialisé de la finance, les clauses de non-concurrence, quand elles existent, s'arrêtent souvent aux frontières des Etats. Libre alors à tout un chacun d'ouvrir boutique ailleurs en emportant avec lui clients, équipes et savoir-faire.

E & C : Quelles évolutions prévoyez-vous ?

O. G. : On pourrait, bien sûr, imaginer une redistribution substantielle par l'impôt de ces sommes énormes. Mais, malgré quelques déclarations sur les «patrons voyous», force est de constater que, depuis plusieurs années, en France comme ailleurs, la tendance est d'accompagner plutôt que de freiner ce retour massif des inégalités. Le discours de type méritocratique est bien rodé : la richesse «récompense» le travail et l'effort et en devient donc la contrepartie légitime, même si l'on préfère, bien sûr, rester discret sur les chiffres de cette contrepartie pour sauvegarder la paix sociale.

Olivier Godechot est agrégé en sciences économiques et sociales et docteur en sociologie. Après avoir été chargé de recherche au Centre d'études de l'emploi (CEE), il est aujourd'hui chercheur au CNRS (Centre Maurice-Halbwachs).

Il est l'auteur d'un essai de sociologie sur les Traders (La Découverte, 2001), son sujet de DEA. Il vient de publier Working Rich (La Découverte), consacré aux rémunérations dans l'industrie financière, secteur qu'il analyse comme un laboratoire des nouvelles relations salariales.

Les hauts revenus en France au XXe siècle, Piketty Thomas, Grasset, 2001.

Le nouvel esprit du capitalisme, Boltanski Luc, Chiapello Eve, Gallimard, 1999.

Selling women short, Gender and money on Wall Street, Roth Louise-Marie, Princeton University Press, 2006.

Auteur

  • Pauline Rabilloux