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Quand les cadres ne jouent plus le jeu

Enquête | publié le : 17.04.2007 | Guillaume Le Nagard

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Quand les cadres ne jouent plus le jeu

Crédit photo Guillaume Le Nagard

Ils n'y croient plus : un nombre croissant de cadres se disent désengagés. Les exigences des actionnaires, les réorganisations, les promesses floues d'évolution de carrière et la perte de repères, le déséquilibre perçu entre contribution et rétribution... entretiennent le malaise. Les DRH ont pris la mesure du danger mais hésitent pafois à ouvrir la boîte de Pandore.

Le prototype du cadre à très haut potentiel : un pur produit des grandes écoles - Supélec et HEC -, un parcours sans faute de JPMorgan à la Deutsche Bank en passant par Paribas, la responsabilité d'une équipe de traders sur Londres et Paris, des allers-retours incessants entre les deux capitales. Et, bien sûr, les rémunérations à l'avenant. C'était Gilles Dufour il y a quelques années. « Les choses ont bien marché, dit-il aujourd'hui, mais je n'y trouvais pas mon compte. En définitive, aucun de mes boss ne me donnait envie de lui ressembler. » Il a commencé par prendre un coach pour faire le point. Puis, il s'est accordé deux années sabbatiques : trekking dans les Alpes, l'Himalaya. Au retour, impossible de reprendre cette vie où il faut « travailler comme un fou, faire un peu de sport pour tenir, mais rien d'autre ». Aujourd'hui, à 46 ans, Gilles est lui-même coach et conseille désormais beaucoup de « gens exténués professionnellement ».

Le jeu et la chandelle

François, lui, est resté dans son entreprise de communication. Mais, à 33 ans, il vient de refuser une promotion pour la deuxième fois. « Il est clair que mon avenir professionnel dans cette entreprise est désormais obéré, explique-t-il. Mais les rapports de force politiques, les reportings financiers, l'éloignement du terrain et de la création... ne valaient pas ce que j'aurais dû y investir. »

Gilles et François sont-ils des cas d'espèces ? Des francs-tireurs, statistiquement inévitables au sein des grandes entreprises ? Pas si sûr. Juliette Ghiulamila, chercheuse au Lab'Ho, qui publiera en mai, aux éditions de L'Harmattan, un livre intitulé La tentation du retrait, en a rencontré des dizaines, de ces cadres en rupture de ban comme Gilles Dufour. Tous lassés de la «lutte des places» et des intrigues d'organigramme, de plus en plus indifférents au devenir de leur entreprise, et finalement partis s'investir ailleurs.

Désengagement militant

« Nous avons vu des cadres supérieurs ou dirigeants ne plus jouer le jeu, expliquet-elle. Ils ont eu une très belle carrière jusque-là, mais à quel prix en termes d'épanouissement personnel et de vie de famille, notamment ? Leur parcours leur permet aussi de quitter le monde de l'entreprise dans de bonnes conditions matérielles. » Ils ont ainsi manifesté une forme de désengagement militant, ce qui interroge, au minimum, les entreprises sur leur capacité à fidéliser les salariés et à garder les meilleurs, ce dont elles font une de leurs priorités.

Pas plus que «leur travail»

Mais, alors que l'absentéisme et les conflits sociaux reculent, le désengagement peut aussi prendre l'apparence d'un vaste continent intérieur, dans certaines entreprises. Les salariés n'y prennent pas le risque de la rupture, se contentent de ne pas s'investir dans les nouveaux projets, et se montrent rétifs aux mobilités, soucieux de ne pas faire plus que «leur travail». Bonjour paresse, le livre de Corinne Maier, économiste chez EDF, paru en 2004, qui décrivait cyniquement cette somme de renoncements dans le confort d'une entreprise à statut, traduit-il ce que beaucoup pensent tout bas ? Il s'en est, en tout cas, vendu 200 000 exemplaires, un succès surprenant.

Pour Pascal Gallois, l'un des créateurs de Pactes Conseils, qui travaille depuis plusieurs années sur ce thème, il est grand temps que les entreprises explorent les causes de la démotivation, en particulier chez les cadres. « Lors de notre enquête de 2004, nous avons constaté qu'ils se trouvent dans une situation paradoxale : ils doivent motiver leurs collaborateurs, alors que leur direction ne fait pas l'effort d'exemplarité vis-à-vis d'eux », explique-t-il. Autre distorsion relevée par ce consultant, mais aussi, régulièrement, par le baromètre de la CFE-CGC et les enquêtes de l'Ugict-CGT : la perception d'un écart grandissant entre leur niveau de contribution et leur rétribution.

Point de rupture

« Beaucoup d'organisations atteignent maintenant un point de rupture, considère Pascal Gallois. La sanction est le désengagement des cadres : ils ne feront plus l'effort de motiver les collaborateurs, et ne seront plus porteurs des messages de l'entreprise. » L'association Entreprise & Personnel met, elle aussi, les employeurs en garde sur ce sujet dans sa dernière note de conjoncture sociale, sous la plume de Jean-Marc Le Gall, directeur d'études.

Les autres causes invoquées de cette tentation du retrait sont multiples, mais relativement faciles à sérier. La financiarisation de l'économie revient souvent dans le discours de cadres désenchantés, avec la pression croissante du reporting financier et la perception d'une exigence des actionnaires qui ne correspondrait plus aux intérêts de long terme de l'entreprise et de ses clients (les fameux 15 % - ou plus - de retour sur investissement, notamment). Les objectifs imposés, sans que soient accordés les moyens nécessaires, n'arrangent rien.

Multiplication des fusions

Autre série de facteurs propres à grignoter la confiance et la motivation : la perte de repères. La multiplication des fusions et acquisitions, les grandes réorganisations sectorielles y contribuent, tout comme l'individualisation de la relation de travail et la dissolution des logiques d'appartenance collective. « Pour les plus jeunes, le recul de la loyauté, le caractère plus contractuel de la relation de travail sont aussi une traduction du modèle que l'entreprise a promu depuis plusieurs années, pratiquant une gestion de plus en plus individualisée et demandant des salariés plus mobiles, davantage acteurs de leur propre évolution », remarque Nicolas Flamant, d'Entreprise & Personnel.

La réponse du management reste largement intuitive, car les DRH ont peur d'ouvrir une boîte de Pandore d'où pourraient sortir un certain nombre de contradictions difficiles à résoudre. Néanmoins, ils envisagent, ou mettent en oeuvre des actions spécifiques.

Partage des valeurs

Interrogées par la Cegos en 2006, 23 % d'entre eux considèrent comme leur première mission de « mobiliser le personnel en lui faisant partager les valeurs... de l'entreprise ». Dans ce cas, attention à l'effet boomerang de valeurs proclamées et non respectées. Certains groupes, comme BNP-Paribas notamment, se sont donc attachés à décliner très finement ces valeurs, jusqu'à les traduire sous la forme de critères de l'évaluation annuelle (lire p.28). D'autres travaillent sur la qualité du management, de l'évaluation et de la gestion de carrière, permettant aux collaborateurs de mieux projeter leur évolution au sein de l'entreprise, mais aussi au management de mieux repérer d'éventuels potentiels endormis comme les «sleeping beauties» chez Fives-Lille (lire p.29).

Communautés de métiers

Les sociétés industrielles et techniques peuvent aussi capitaliser sur des communautés de métiers, cimentant un attachement particulier, comme chez Schneider Electric (lire p.28). D'autres, Danone au Bangladesh par exemple, ou SFR, auprès des jeunes des quartiers difficiles notamment, engagent des initiatives humanistes qui semblent bien perçues par les jeunes salariés.

Les DRH veulent, en tout cas, prendre date : interrogés pour le dernier baromètre CSC-Liaisons-E & P, ils identifient l'« amélioration de l'engagement des salariés » comme une de leurs nouvelles priorités. Il reste donc à savoir comment s'y prendre, alors que, dans certains comités directeurs, l'impression que «les gens ne suivent plus», devient persistante.

L'essentiel

1 Alors que les conflits sociaux reculent, c'est sur un terrain plus personnel et moins identifiable que s'exprime l'opposition des salariés aux évolutions de leur entreprise.

2 Les cadres, en particulier, se disent désengagés. Les DRH ont vu le danger et font de cet enjeu de l'engagement l'une des priorités de leur action.

3 Les causes du désengagement sont généralement multiples. Les entreprises qui cherchent à le prévenir travaillent sur les logiques collectives, la clarification des organisations et des parcours, le sens du travail...

Désengagement, démotivation, ou manque d'implication ?

t Dans le discours managérial, la démotivation a largement fait place au désengagement. Et, à l'inverse, l'engagement est recherché plutôt que la motivation. Ce changement sémantique recouvre une évolution dans l'exigence des entreprises vis-à-vis de leurs collaborateurs. Les qualifications autrefois demandées ont désormais fait place aux compétences, qui ne sont plus seulement techniques, mais aussi, largement, de l'ordre des «savoir-être». A l'inverse de la motivation, simple incitation à agir - essentiellement du ressort de l'entreprise -, l'engagement apparaît comme une sorte de contrat implicite, plus intime, qui suppose de la part du collaborateur l'utilisation maximale de ses qualités intellectuelles, morales et physiques, y compris bien au-delà des tâches prescrites.

Auteur

  • Guillaume Le Nagard