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Le management par projet, une forme de démocratie ?

Demain | Aller plus loin avec | publié le : 07.11.2006 | Pauline Rabilloux

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Le management par projet, une forme de démocratie ?

Crédit photo Pauline Rabilloux

Les stratégies managériales se renouvellent en s'opposant à l'organisation bureaucratique du travail de l'entreprise traditionnelle. Mais les enjeux de pouvoir sont pourtant les mêmes : soumettre les salariés aux décisions de la hiérarchie. Le management par projet tente de concilier les formes démocratiques et le pouvoir bureaucratique.

E & C : Pouvez-vous nous rappeler ce qui distingue les organisations bureaucratiques de celles dites entrepreneuriales ?

Aurélien Eminet : L'organisation bureaucratique du travail a pour première finalité l'optimisation de la performance de l'entreprise par une division stricte du travail et une obéissance sans faille des collaborateurs aux directives de la hiérarchie. La nécessité d'innover sans cesse a progressivement relégué au second plan ce mode d'organisation rigide au profit d'autres, apparemment plus consensuelles et plus créatives, fondées sur l'adhésion du salarié aux finalités de l'entreprise plus que sur la sanction. Il s'agit de mettre à profit l'inventivité des salariés, même si c'est au prix de quelques redondances dans l'organisation. Là où les tâches étaient planifiées, on demande aujourd'hui à l'individu de faire preuve d'initiatives et d'un sens aigu de l'adaptation. Là où l'individu était sous contrôle, on lui demande d'être responsable de ses actes et de ses résultats. Là où on lui demandait d'obéir, on lui demande aujourd'hui d'intérioriser les exigences de performance.

L'ordre social ne repose plus sur le respect strict des règles et procédures définies en haut lieu mais sur la loyauté de l'individu supposé adhérer à l'intérêt général de l'entreprise. En théorie, les principes semblent antagonistes mais, dans la réalité, les choses sont largement plus compliquées et toutes les formes hybrides entre les deux modèles sont observables. Cependant, quels que soient les mix inventés, il nous a semblé que le fondement de l'autorité, aujourd'hui, restait bureaucratique dans tous les cas ; la bureaucratie n'étant pas seulement une forme organisationnelle mais, plus radicalement, un ordre social particulier de nature politique, c'est-à-dire impliquant un rapport de pouvoir. La fonction principale de l'hybride est donc plus de renouveler que de révolutionner la légitimation de la gouvernance bureaucratique, même si celle-ci semble apparemment remise en cause.

E & C : Pouvez-vous préciser en quoi, pour vous, le management par projet conserve un fort accent bureaucratique ?

A. E. : Les chefs de projet sont fréquemment présentés comme les nouveaux managers capables de réconcilier les principes contradictoires. Ils ont pour mission de réaliser un consensus en utilisant à la fois le recours à l'autorité et le dialogue. Tout se passe comme s'ils imposaient la discipline requise par la hiérarchie, mais en douceur. Leur marge de manoeuvre est faible puisque le projet est incontournable. Seule la manière de s'y prendre peut varier. Mais, a contrario, ils disposent d'un mécanisme de contrôle nouveau : le contrôle horizontal. En effet, s'ils héritent d'une autorité verticale issue des affiliations hiérarchiques des membres du groupe de projet, ils peuvent aussi profiter de la dynamique d'équipe. Chaque acteur dont l'enrôlement a réussi devient ainsi le garant du projet. Le contrôle par les pairs complète le contrôle par la hiérarchie.

L'hétérogénéité des provenances des personnes impliquées par le projet minore également la dimension de résistance collective que les salariés des organisations bureaucratiques ont régulièrement opposée à l'autorité, en même temps que la proximité du chef de projet avec les membres de l'équipe désamorce les résistances. Mais on se rend compte que la formation d'un pouvoir légitime, autrement dit d'une autorité, constitue le point commun à l'organisation par projet et à l'organisation bureaucratique.

E & C : Peut-on alors dénoncer une dimension d'imposture dans ce management qui masque les enjeux de pouvoir sans les remettre en cause ?

A. E. : Parfois, cela semble évident. Le rôle du chef de projet est alors clairement de faire adopter par les salariés ce qui a été décidé en haut lieu. Le dialogue au sein de l'équipe donne une apparence de recevabilité a posteriori aux décisions de la hiérarchie. Mais, dans tous les cas, le management par projet renouvelle les formes, si ce n'est les principes directeurs du management bureaucratique. Même si elle est toujours au service du contrôle des salariés, la production de légitimité se fait autrement.

Il semble que les valeurs des individus aient changé. L'entreprise, avec retard, s'adapte aux valeurs démocratiques qui ont cours dans la sphère politique. Mais, cette démocratisation va-t-elle au-delà des apparences ? Rien n'est moins sûr. Peu de personnes semblent disposées à payer le prix de la démocratie en entreprise, c'est-à-dire l'expression d'intérêts hétérogènes. Un vrai dialogue pourrait contribuer à l'amélioration et à la création de connaissances nouvelles ainsi qu'à une meilleure cohésion au sein des entreprises. Cela irait évidemment dans le sens de la réactivité et de l'esprit d'innovation. Peut-être manquons-nous encore de recul. Il n'est pas impensable d'imaginer que, dans vingt ans, les choses aient beaucoup bougé. Qui sait si, alors, la démocratie ne sera pas effective, y compris sur le lieu de travail, sans cette dimension manipulatoire qui perce aujourd'hui sous les projets les plus consensuels ?

Power and Organisations, Stewart Clegg, David Courpasson, Nelson Philips, Sage Publications, 2006.

Surveiller et punir, Michel Foucault, Gallimard, 1975.

parcours

Aurélien Eminet, docteur en sciences de gestion, est actuellement chercheur à l'Institut français de gouvernement des entreprises (IFGE-EM Lyon), où il travaille sur la professionnalisation des administrateurs de sociétés et la composition des conseils d'administration en France. Il dispense, par ailleurs, des cours dans le cadre du programme ESC (EM Lyon) sur l'entreprenariat et le gouvernement des entreprises.

Il vient de participer à la rédaction d'un ouvrage collectif intitulé Au nom du client (L'Harmattan).

Auteur

  • Pauline Rabilloux