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Les dirigeants se comportent comme des actionnaires

Demain | Aller plus loin avec | publié le : 10.10.2006 | Anne Bariet

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Les dirigeants se comportent comme des actionnaires

Crédit photo Anne Bariet

Dans la société post-industrielle, les intérêts des patrons et ceux des salariés ne sont plus à l'unisson, les usines se vident et les emplois de service sont externalisés. Résultat ? Les grands groupes ne font plus d'intégration sociale et certains engagements «implicites» entre l'entreprise et ses partenaires sont rompus.

E & C : Quand et comment est née la société post-industrielle ?

Daniel Cohen : Plusieurs ruptures ont conduit à la disparition de la société industrielle, calquée sur le modèle fordiste. Les innovations technologiques, la transformation des modes d'organisation, la mondialisation des échanges ont marqué l'avènement de la société post-industrielle. L'un des bouleversements les plus marquants concerne la révolution financière, survenue dans les années 1980. C'est à cette époque que la rémunération des dirigeants a été modifiée pour se rapprocher de celle des actionnaires. Dans les années 1920, le banquier JP Morgan disait qu'il ne voudrait pas prêter à des firmes dont les patrons gagnaient vingt fois plus que leurs salariés ! Aujourd'hui, ce ratio a été multiplié par dix. Mais la vraie rupture est qualitative. Les intérêts des patrons et ceux de leurs salariés ne sont plus à l'unisson. Hier, un patron était soucieux de diversifier ses activités. S'il fabriquait des parapluies, il investissait aussi dans les maillots de bain, pour protéger ses employés et se protéger lui-même des risques industriels. Arraché au salariat, le dirigeant se comporte dorénavant comme un actionnaire. Il n'a plus besoin que son entreprise fabrique à la fois des maillots de bain et des parapluies pour pallier les «creux d'activité». Il lui suffit, aujourd'hui, pour diversifier son risque, de détenir une action de l'une et de l'autre entreprise. Aux salariés de subir les risques, ce qui constitue un renversement copernicien des fondements même du salariat.

E & C : En quoi cette révolution modifie-t-elle le contrat social passé entre dirigeants et salariés ?

D. C. : Hier, l'entreprise industrielle intégrait en son sein tous les étages de la société. Aujourd'hui, la pyramide sociale est débitée en tranches de plus en plus fines. Les firmes se replient sur leurs avantages comparatifs. Les bureaux d'ingénieurs s'autonomisent, la fabrication est externalisée, voire délocalisée. La fabrication n'est plus au coeur des choses. Actuellement, Renault ne fabrique plus que 20 % de ses voitures, contre 80 % dans les années 1950. On assiste à une désintégration verticale de la production. Résultat ? L'entreprise, qui était autrefois un lieu de mixité sociale, ne l'est plus. Hier, on y rencontrait des ouvriers, des contremaîtres, des ingénieurs et des patrons. Chacun mesurait sa dépendance aux autres. Aujourd'hui, les usines deviennent des lieux vides : les emplois sont ailleurs. Par ailleurs, un certain nombre d'engagements «implicites» que l'entreprise avait avec ses partenaires traditionnels sont rompus : ses salariés mieux payés avec l'âge et l'expérience ; le maintien de l'emploi chez ses fournisseurs et ses sous-traitants.

E & C : Sur quel modèle faut-il s'appuyer ? Anglo-saxon ? Scandinave ?

D. C. : La France aime à penser qu'elle est plus proche du modèle scandinave que du modèle libéral. Elle est, en fait, prisonnière d'un autre dilemme. Elle épouse en partie le corporatisme allemand : elle continue à protéger des populations sous statut. Les indemnités de licenciement, l'assurance chômage, par exemple, sont proportionnelles à l'ancienneté des salariés. Mais, à la différence du modèle allemand, elle ne se donne pas les moyens d'intégrer les jeunes avec l'apprentissage. En revanche, elle reste proche du modèle méditerranéen, dans la mesure où elle suppose implicitement qu'un jeu de solidarité familiale prendra en charge les jeunes et les femmes sans emploi. La priorité ? Il est important qu'à l'heure de la mondialisation, chaque nation trouve son propre modèle. Pour la France, l'enjeu étant de recréer le lien social qui existait jusqu'ici entre les différents segments de la société.

E & C : Comment réinventer ce nouveau contrat social ?

D. C. : Tout d'abord, l'université doit jouer, désormais, le rôle tenu, hier, par les usines. Elle doit devenir un lieu d'intégration sociale. Or, aujourd'hui, elle est totalement absente de la formation continue. Elle devrait servir d'école de la deuxième chance. Il faudrait, par exemple, permettre à chaque salarié de prendre une année sabbatique pour retourner sur les bancs de l'école. Cela permettrait de maintenir ou d'élever le niveau. Par ailleurs, il faut réfléchir à protéger les personnes et non les emplois. Je suis assez favorable à la transférabilité des droits sociaux présentée par Alain Supiot. Pourquoi ne pas aller vers une fongibilité des différents fonds de financement des systèmes sociaux, Unedic, Afpa, branches professionnelles, pour créer un guichet unique ?

Sur le plan syndical, il est temps que nos organisations aient un rôle décisionnaire et non uniquement de consultation. Cela suppose, en contrepartie, un syndicalisme fort. En outre, cessons de limiter les droits des entreprises à leur taille, en fonction des seuils sociaux. Les PME sont totalement démunies par rapport aux grands groupes. Il faut renverser la tendance. Pourquoi ne pas provisionner les risques sociaux de ces petites structures grâce à un système d'exonération fiscale ?

Conversations à la cathédrale, Mario Vargas Llosa, Gallimard, 1969.

L'insoutenable légèreté de l'être, Milan Kundera, Gallimard, 1985.

Dora Bruder, Patrick Modiano, Gallimard, 1997.

parcours

Daniel Cohen est professeur de sciences économiques à l'Ecole normale supérieure et directeur du Centre pour la recherche économique et ses applications (Cepremap). Il est également membre du Conseil d'analyse économique auprès du Premier ministre et éditorialiste associé au journal Le Monde.

Il est l'auteur de Trois leçons sur la société post-industrielle (La République des idées, 2006) ; La mondialisation et ses ennemis (Grasset, 2004) ; Nos temps modernes (Flammarion, 2002).

Agrégé de mathématiques, de droit et de sciences économiques, il a été consultant à la Banque mondiale, chargé de recherche au CNRS ou encore conseiller du gouvernement bolivien.

Auteur

  • Anne Bariet