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Enquête

Vers une entreprise sans tabac

Enquête | publié le : 12.09.2006 | Jean-François Rio

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Vers une entreprise sans tabac

Crédit photo Jean-François Rio

En attendant une future interdiction totale de fumer dans les lieux publics et de travail, les entreprises sont de plus en plus nombreuses à fermer la porte au tabac. Les plus vertueuses d'entre elles proposent des démarches d'accompagnement au sevrage pour leurs salariés fumeurs.

« Il n'y a pas si longtemps, on devait convaincre les entreprises d'aider leurs salariés à arrêter de fumer. Aujourd'hui, nous croulons sous les demandes », lance Edmond Oliva, délégué général de la fédération nationale du Gefluc, le Groupement des entreprises françaises de lutte contre le cancer. L'agglomération de Montpellier (lire p. 31), EDF, Autoroutes du Sud de la France sont quelques-unes des dernières références de cette structure reconnue d'utilité publique. Son de cloche identique à l'OFT, l'Office français de prévention du tabagisme : « Nous constatons, indique Laura Munoz, tabacologue et directrice du projet entreprise, un mouvement croissant d'entreprises qui entendent bannir la cigarette dans leurs locaux, bien souvent à l'occasion d'un déménagement. Pour les plus vertueuses d'entre elles, elles souhaitent accompagner cette interdiction. »

Résurrection du projet de loi

Le mouvement est lancé : le tabagisme s'arrête désormais à la porte de l'entreprise. Si certaines sociétés ont voulu anticiper la future réglementation impulsée par le député UMP du Bas-Rhin Yves Bur - enterrée lors du conflit sur le CPE, sa proposition de loi visant à interdire de fumer dans tous les lieux publics et de travail pourrait renaître de ses cendres sous la forme d'un projet de loi porté par le gouvernement -, d'autres se sont conformées à une décision de la Cour de cassation. Datant du 25 juin 2005, cette jurisprudence a fait l'effet d'un détonateur dans l'esprit de certains employeurs. S'inspirant des décisions prononcées dans le cadre du drame de l'amiante, la Cour de cassation contraint l'employeur à une obligation de résultats vis-à-vis de ses salariés exposés au tabagisme.

Une petite bombe lourde de conséquences ! Car, en théorie, tout salarié peut désormais exiger de travailler dans un environnement sans nicotine. De ce fait, il peut provoquer une rupture de son contrat de travail s'il constate un manquement à cette obligation de sécurité.

Droit de retrait

« La conséquence de cet arrêt, soulève Jacques Perotto, avocat associé au cabinet Alerion et spécialiste du droit social, c'est que le salarié peut faire jouer son droit de retrait, considérant que sa santé physique est en danger. Les panneaux d'interdiction de fumer ne suffisent plus. L'interdiction doit être respectée. »

Toutefois, selon de nombreux experts, les cas de contentieux sont encore rares. Par ignorance et par crainte de procédures fastidieuses, les salariés qui seraient tentés de prendre acte de la rupture de leur contrat hésitent à s'engouffrer dans la brèche.

Reconnue comme maladie professionnelle

« Dans le secteur des HCR, par exemple, les employeurs se doivent d'être très prudents, ajoute Jacques Perotto. Que risque-t-il de se passer ? Que les salariés victimes du tabagisme passif déclarent leur pathologie en maladie professionnelle et attaquent pour faute inexcusable. Grosso modo, le salarié a trois voies de recours - qui peuvent se cumuler - : il fait reconnaître, devant le TAS, le caractère professionnel de sa maladie liée au tabagisme passif ; il rompt son contrat de travail en vertu de l'inertie de son employeur à protéger son personnel, puis il se tourne vers les prud'hommes ; enfin, il intente une action au pénal pour non-respect de la réglementation. » La coupe est pleine !

Pour de nombreuses associations anti-tabac, l'interdiction totale de fumer est attendue comme le Messie. La loi Evin du 10 janvier 1991 (assortie d'un décret d'application paru le 29 mai 1992), texte précurseur en son temps, n'ayant pas produit les effets escomptés.

Interdiction sans exception

« Pour clarifier la loi Evin, nous prônons l'interdiction, sans exception ni dérogation, de fumer dans les lieux publics, plaide Nicolas Villain, directeur adjoint du Comité national contre le tabagisme (CNCT). Il faudra sans doute prévoir un délai d'adaptation, de douze mois, par exemple, le temps que chacun prenne ses dispositions : envoyer des kits d'information aux entreprises, former les corps de contrôle... Chaque salarié a le droit de respirer un air propre. »

Chargé de mission formation à l'Anpaa (Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie), Bertrand Fauquenot dresse un constat similaire : « La future réglementation signifiera l'échec de l'application de la loi Evin. Cette dernière n'a jamais été respectée, comme n'a jamais été respectée la loi Veil de 1976 sur l'interdiction de fumer dans les halls de gare et dans les hôpitaux. Il semble que les entreprises se préparent à cette échéance. Un employeur peut, en effet, décider unilatéralement une interdiction de fumer. Il doit simplement en informer les IRP et modifier son règlement intérieur. »

Soutien des collaborateurs

Même si certains dirigeants doivent encore être convaincus par l'idée de proscrire le tabac - 23 % d'entre eux admettent ne pas interdire la cigarette dans leurs locaux -, ils peuvent toutefois compter sur le soutien de leurs collaborateurs. Selon une étude Ipsos, réalisée en avril 2006 pour le compte du laboratoire pharmaceutique Pfizer, 80 % des salariés français (fumeurs et non fumeurs) se prononcent contre le tabac au bureau. Et, fait relativement nouveau, les organisations syndicales ont sensiblement révisé leur appréciation sur cette question.

Changement de mentalité

« Jusque dans les années 1990, remarque le Dr Charles Brahmy, qui a mené de nombreuses interventions en entreprise sur le tabagisme, les syndicats voyaient d'un mauvais oeil l'employeur soucieux de s'attaquer à la cigarette sur le lieu de travail. Puis, les mentalités ont changé. Ils ont compris qu'ils ne pouvaient pas être en même temps gestionnaires de l'assurance maladie et force d'inertie sur les problèmes de santé publique dans la sphère du travail. »

En outre, le coût du tabac est désormais démontré. Une étude, publiée par le groupement européen The Smoke Free Europe Partnership, estime qu'un salarié fumeur entraîne un surcoût de 2 565 dollars par an pour son employeur. En cause : des arrêts maladie plus fréquents, faisant, entre autres, grimper le coût de la protection sociale ; la multiplication des pauses cigarette, ayant pour conséquences une baisse de productivité chez les fumeurs et un sentiment d'iniquité chez les autres. Des arguments de poids entre les mains des DRH.

L'essentiel

1 Xavier Bertrand, ministre de la Santé, entend mettre en place, avant les élections, l'interdiction du fumer dans les lieux publics.

2 En attendant, les entreprises proscrivent de plus en plus le tabac. Il faut dire que depuis une décision de la Cour de cassation, l'employeur a une obligation de résultats en matière de protection de ses salariés exposés au tabagisme.

3 Pour aider leurs salariés fumeurs à se sevrer, des entreprises font appel à des prestataires spécialisés.

Total : une tour sans tabac

Dans la tour qui abrite le siège social de Total, à La Défense (92), il ne subsiste qu'un petit espace, en sous-sol, loin des regards, pour accueillir les derniers accros à la nicotine. Une sorte d'enclos pour fumeurs, voué à disparaître dès que l'interdiction de fumer dans les lieux publics entrera en vigueur. Dans le reste de la tour, où vivent 7 500 personnes, le tabac est un vice proscrit depuis janvier 2005.

Mesure progressive

Une mesure qui a été progressive. « Le point de départ a été le regroupement des sièges Elf et Total, début 2000. Chez Elf, on pouvait fumer dans les couloirs, pas dans les bureaux collectifs. C'était le contraire chez Total », signale François Carcaud-Macaire, DRH du siège de Total. Première décision et première tentative d'harmonisation entre les deux sociétés : les espaces communs sont déclarés non- fumeurs. Restait à régler le cas des bureaux individuels, où il était possible de griller une cigarette à la condition de fermer sa porte. « On m'a alors reproché de favoriser les cadres. Finalement, cette mesure s'est mise en place sans drame. Précisons qu'il n'y avait pas de contrepartie répressive. »

En 2002, poussé par la médecine du travail et alerté par des salariés non fumeurs râlant de voir leurs collègues fumeurs empester les espaces communs, François Carcaud-Macaire entre en contact avec l'OFT. Une action d'aide au sevrage est proposée aux fumeurs. L'engouement ne sera pas au rendez-vous.

Faute inexcusable

« Quelque temps plus tard, un professeur de l'OFT m'a mis devant mes responsabilités pénales, me rappelant que je pouvais être poursuivi pour faute inexcusable. Là, j'ai décidé de passer à la vitesse supérieure. » Le DRH réalise une enquête interne et obtient 1 500 réponses : sur les 20 % de fumeurs, les deux tiers se déclarent prêts à arrêter. Mais, surtout, 64 % des sondés se prononcent pour l'interdiction de fumer dans l'entreprise. Se sentant soutenu par le personnel, François Carcaud-Macaire décide d'interdire le tabac, en mai 2004, pour une application en janvier 2005.

La DRH informe les IRP et révise son règlement intérieur. Trois courriers types destinés au salarié contrevenant sont modélisés. « Le premier, détaille le DRH, est un simple rappel de la règle ; le second, un rappel des sanctions encourues ; le troisième, une convocation à un entretien pour une éventuelle sanction. A ma grande surprise, aucune lettre n'a été envoyée. »

Une seconde opération d'aide au sevrage sera aussi lancée, cette fois, avec le concours de la société Allen Carr. Près de 350 salariés répondront présents, pour un taux de réussite légèrement supérieur à 50 % au bout de six mois. J.-F. R.

Fumée discriminante

- Tout est parti d'une offre d'emploi d'une société irlandaise interdisant aux fumeurs de postuler. Annonce discriminante ? Non, répond, début août, la Commission européenne, qui se fonde sur les textes communautaires. Emoi à Bruxelles. La Confédération européenne des syndicats (CES) exprime son inquiétude. Tom Jenkins, son ex-président, admet que si la Commission a formellement raison, le fait qu'elle « donne carte blanche à l'employeur est préoccupant ».

- « D'une façon générale, la discrimination n'est jamais acceptable, rétorque Katharina von Schnurbein, porte-parole du commissaire européen à l'Emploi, Vladimir Spidla. C'est un complet contresens de dire que l'Union européenne donne son feu vert pour refuser un job à des fumeurs. » Et la porte-parole de souligner que Bruxelles ne pouvait, en matière de non-discrimination, légiférer que dans certains domaines : l'âge, le handicap, le sexe, l'orientation sexuelle, la religion ou les croyances, l'origine raciale ou ethnique, les autres formes de discrimination relevant des Etats-membres.

- En France, interdire à un fumeur de postuler à une offre d'emploi serait sanctionné en vertu de l'article L 122-45 du Code du travail. Ce serait comme, rapporte un avocat cité par l'AFP, « interdire à un fumeur de prendre l'avion sous prétexte qu'on ne doit pas fumer dans l'avion ».

Auteur

  • Jean-François Rio